Rue d'Alexandrie

À Alexandrie, tous les détails comptent

Temps de lecture : 8 minutes

Chez Gaby, Alexandrie, Égypte, le 15 février 2022. Je suis à deux jours d’achever un voyage d’un mois à travers l’Égypte, moderne, antique, urbaine, rurale, fertile, désertique. Au Caire, même pas vingt-quatre heures après mon arrivée, je n’aurais jamais osé penser qu’un pickpocket accaparerait mon smartphone. Par dégoût peut-être, par envie de vivre une nouvelle expérience sans doute, j’avais entrepris la suite du voyage sans remplacer l’objet négligemment perdu. Je vous livre le fruit de mon expérience.

Les photographies glissées dans ce billet ne correspondent pas à mes propos, mais proviennent toutes de mon séjour à Alexandrie, courant février 2022. Toutes ont été capturées à l’argentique.

La découverte

On découvre un monde qui avait disparu. On s’extasie des sons, on s’imprègne des couleurs, on s’inspire des expressions, on s’enivre des odeurs, on s’enchante du toucher. Sorti des ténèbres, éclairé par d’innombrables lumières, le théâtre de la vie se précipite. À peine prend-il le temps de commencer qu’il se remplit d’un nombre infini d’émotions et de sentiments. L’œil se vivifie et roule côté cour, côté jardin. Il se balade et guette la Terre, d’une manière nouvelle, inexplorée. Inconsciemment, l’Homme devient le phénix qui renaît de ses cendres.

On devient attentif à des détails qui jadis nous auraient échappé, pareils au soufflement d’une invisible bise d’été. Les souvenirs éphémères prennent du relief. Ils s’élèvent face à nous comme l’on a bâti des gratte-ciel. La plus banale broutille, le plus négligé détail, la plus insignifiante vétille, affichée au grand jour ou cachée dans l’ombre, devient dans son ensemble une histoire nouvelle, sans précédent ni équivoque.

Je m’égare dans la petite rue El Horryaau, en plein cœur d’Alexandrie, en Basse-Égypte. Il s’agit d’une petite rue grouillante, au pavé meurtri par le temps et aux murs caressés par la poussière. Au numéro vingt-deux, un écriteau en bois indique le nom d’un bistrot : « Chez Gaby ». Le restaurant est une pièce profonde, à la décoration teintée de rouge et de vert et aux fenêtres calfeutrées derrière d’épais rideaux. Des lanternes fixées aux murs filtrent une lumière jaune, épaisse et chaleureuse. Il y a aussi quelques tableaux et chandeliers. Au plafond, un parquer soigneusement lustré protège du ciel. La salle est comble, éprise d’une chorégraphie gracieuse, fruit de murmures discontinus et de va-et-vient ininterrompus. Le comptoir est une large dalle d’un marbre luisant, derrière laquelle les serveurs mènent la danse.

À ma gauche, un homme au regard hagard et globuleux, caché derrière de petites lunettes rondes à bords noirs, déguste une Heineken. À ma droite, une femme au visage couvert d’un hijab auburn, aux formes généreuses, aux doigts boudinés et terminés d’ongles méticuleusement vernis, satisfait son féroce appétit à l’aide des deux mezzés — fouls et falafels — disposés devant elle. Les détails comptent. Tous, posent les prémices d’une histoire intemporelle qui ne durera qu’un soir.

Depuis trois semaines, je nage dans l’immense marmite du monde ultra-connecté sans l’usage du Graal technologique, prolongement de vie électronique. En d’autres termes, celui qui sert à rassurer parents et amis. Aussi, celui qui connaît le taux d’humidité de La Havane pour les sept jours à venir ; celui qui propose l’itinéraire le plus court, ou le moins long, avec ou sans péage, pour rallier un village aux confins de la Corrèze à une mégalopole nippone ; celui qui assouvit notre inépuisable satiété égocentrique, sans cesse nourrie de selfies, stories ou autres hashtags ; celui qui joue sans limite musiques et vidéos, sans que l’on ne prenne le respect d’identifier l’auteur du contenu parce que « mince c’est allé trop vite, je n’ai pas eu le temps de noter le nom de l’artiste ».

Il y a trois semaines, des doigts malicieux se glissaient dans l’un de mes poches, et dérobaient dans la plus grande discrétion ce que j’avais osé considéré comme indispensable au voyageur.

L’homme à ma gauche vient de couper, au moyen d’un couteau de table en acier comme on en trouve dans tous les restaurants, ses spaghettis. L’italien que je ne suis pas frôle l’arrêt cardiaque. Tous les détails comptent.

L’émancipation

On apprend ou on réapprend la vie. On se munit de ce vieil objet, que certains dénommeraient sans ambiguïté grimoire ou codex, que d’autres, plus modernes, appelleraient simplement cahier.

En somme, un artefact fourni de feuilles de précieux bouts de papier, pliables, fragiles, friables, inflammables, sur lesquelles fleurit du bout d’une plume une palanquée de lettres qui, mises bout à bout, donnent naissance à des mots, des phrases, des paragraphes, des idées.

On y note nos journées, nos rencontres, nos émotions. On y parle de la pluie et du beau temps, de notre rapport au monde. Le cahier devient notre ami, celui à qui on ose raconter, à qui on ose se confier. Mon cahier enregistrait les premières impressions de visites historiques comme Philæ, Abou Simbel, Efdou, Hatchepsout ou encore la vallée des Rois. Il illustrait aussi des moments singuliers, à l’image du quart de final de la Coupe d’Afrique des Nations 2022, un match opposant l’Égypte au Maroc. Enfin, il recevait des sentiments, amour, peur, colère, tristesse, honte, joie. Des choses que l’on brûle d’envie de partager, des choses parfois difficiles à avouer.

Aussi, sur quelques-unes des pages de cette précieuse matière, les mots ne forment pas toujours des phrases. Ils sont rédigés de manière horizontale certes, mais par instants verticale, oblique, incurvée. Ils illustrent de petites ruelles et de grands boulevards, de minuscules régions et d’immenses contrées, des mers indomptées et des rivières domestiquées, des plaines agricoles et des montagnes chevronnées. Ils indiquent un musée, une gare, un café.

Cette science, savamment orchestrée, devient le bonheur de nos doigts qui parcourent cette représentation du monde, insolemment figé sur le papier. D’une manière surprenante, la carte devient une véritable alliée, rassurante puisqu’elle permet de nous situer, délivrante puisqu’elle permet de nous évader.

Mes cartes, je les ai lues, décryptées, pliées, déchirées, crayonnées. En Égypte, à Alexandrie ou ailleurs, elles demeuraient de fidèles alliées. Elles devenaient des manières abstraites de retenir des lieux, des recommandations, des idées.

Dans le brouhaha du restaurant, les enceintes soufflent Nights in White Satin des Moody Blues. J’aime cette musique, sa poésie, son rythme.

L’homme qui coupait ses spaghettis au couteau vent de régler l’addition. Il a rincé le service d’un pourboire d’un billet de cinquante livres égyptiennes, environ deux euros et cinquante centimes.

Un nouvel homme le remplace. Il est plus âgé. Son crâne dégarni et ses verres grossissants n’abandonnent aucun voile à sa peau blanche et suante. Sans même échanger quelque signe avec les serveurs, on lui tend un verre. Le temps d’une cigarette, et il y renverse deux doigts de whisky Johnny Walker Black Label qu’il arrose allègrement de Dasani, la Cristaline égyptienne. Il ne pose pas énormément de questions. Simplement, ses yeux roulent de long en large. Enfin, il s’adresse à Roxanne, la patronne du troquet. Leur rire est complice. Ils se connaissent. Il est un habitué. Tous les détails comptent.

Redécouvrir la vie d’Alexandrie

À lire dans l’Agora :

« C’est effroyable », m’a-t-on répété. « C’est incroyable », m’a-t-on confié. L’apparente complexité de cette situation devient un jeu d’enfants. On imagine les habitudes des anciens, ceux qui, des générations durant, ont usé de la magnificence de la nature pour exister.

Pas plus tard que dans la matinée, je m’installai en terrasse d’un estaminet des rues sombres et poussiéreuses de la ville. Quel bel exercice a été le maniement du stylo sur le cahier, s’inspirant du barista qui voulait m’extorquer vingt livres égyptiennes pour un café qui en valait dix ; de ces hommes usés, aux mouvements lourds, qui agitaient des poignées de dominos ; de cette jolie blonde, « allemande ou hollandaise », commençais-je à m’interroger avant qu’elle ne saute dans un taxi ; de ce gamin à vélo, transportant sur ses frêles épaules des tiges de fer filetées de plusieurs mètres ; de ces policiers préoccupés au dévissage d’une ampoule trop haut perchée, qui selon eux ne méritait pas de briller à une heure si lumineuse de la journée.

Sur le chemin du retour, je me posais la question : « ces gens-là, y aurais-je seulement prêté attention si j’avais eu les yeux rivés sur une dalle lumineuse » ?

Et sur ce même chemin, il a fallu m’orienter. Le soleil, rutilante boule de feu qui traversait nonchalamment l’azur d’Alexandrie, « ne se lève-t-il pas à l’est pour se coucher à l’ouest ? », m’interrogeais-je à l’observation du ciel.

Admettant la fatalité de ce marathon solaire, ajouté à l’usage d’une carte papier, ne devenait-il pas aisé de repérer le nord et le sud, de finalement positionner l’ensemble des points cardinaux, et donc de tracer son itinéraire ? Il me fallait remonter, en direction du nord, la rue empruntée par un tramway et qui longe l’enceinte de la Colonne de Pompée. Ensuite, au carrefour, il me fallait tourner vers l’est en direction de la Gare centrale. Je continuerai de suivre les lignes du tramway et j’y abandonnerai une mosquée, dont le nom inscrit en arabe m’échappait. Mais je ne pourrai pas me tromper. À la gare, il me fallait prendre en direction du nord, en direction de la côte, à proximité de la cathédrale Saint-Marc, où se trouvait mon auberge. Tout apparaissait comme une évidence.

À Alexandrie ou ailleurs, osons

En fait, aux personnes qui me soutiennent que la perte d’un smartphone est une situation effroyable ou incroyable, je leur réponds qu’il s’agit aussi d’accepter l’essence même du voyage. Savoir se perdre pour se retrouver. Ne pas sentir la crainte d’abandonner le monde, pour mieux le comprendre et l’observer. Inscrire l’ennui au registre des vertus, prendre le temps d’apprécier.

Lorsque je décide de m’avachir sur l’un des douillets tabourets de cuir qui ceinturent le bar, la femme à ma droite échange sa place avec celle de son mari, alors à sa droite. Dans les pays musulmans, un inconnu ne peut pas s’installer aux côtés d’une femme mariée, sans le consentement de son époux. Tous les détails comptent.

L’affranchissement de la boîte de Pandore, n’est pas seulement un plaisir littéraire, ni géographique. Il est un plaisir entier, complet. Pensons-nous à ces baroudeurs d’autrefois qui quittaient familles, amis, foyers, habitudes, routines, terres natales, avec comme frugal moyen de communication un mystérieux cybercafé, une désuète ligne téléphonique, un simple télégramme, un aléatoire courrier, ou bien pire, un malheureux pigeon voyageur ? Abandonner la futilité de ce si pratique objet, c’est s’abandonner au temps. C’est accepter la perte, la déambulation, l’erreur. C’est vivre dans une autre dimension, toute aussi réelle, mais à des années-lumière d’une crise sanitaire, d’une révolution afghane, d’une crise politique russe, d’un réchauffement climatique, et que sais-je encore ? C’est se déconnecter du monde, vivre l’instant. C’est éprouver le début d’une pérégrination sans concession, simple, subtile, à l’anxiété évaporée dans les somptueux nuages de la connaissance.

Alors, pour un prochain séjour, une future découverte, aventure, exploration, tentons de nous détacher de cette terrible et esclavagiste machine. Ouvrons iris, tympans et narines. Gouttons de ce nouvel univers. Osons.

Le bar s’est vidé et deux femmes, blondes et tatouées, visiblement d’un ancien satellite d’ex-URSS à entendre leur accent de l’est européen, demeurent. Alors qu’une cascade de vin rouge arrose leurs verres secs comme le désert, des sourires s’échangent et des regards s’élancent. Je lorgne l’étiquette et y découvre un dessin semblable à un hiéroglyphe. Peut-être le raisin est égyptien. Tous les détails comptent.


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