Je rentre d’un séjour de trois mois sur les frontières du Ponant. Pareil à chaque retour, je traverse l’inévitable mélancolie, celle qui rappelle que le voyage était une chouette aventure, et que le retour soulève d’éternelles angoisses.
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📸 Les photographies publiées dans ce billet ont été capturées à l’argentique par le regard de Franck, qui m’a rejoint sur une partie de mon périple breton.
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Le voyage, véritablement, comprend trois étapes. La première consiste à déplier une carte et à pointer du doigt les noms exotiques qui éveillent la curiosité. La deuxième invoque la notion même de voyage, autrement écrit, le déplacement, la mouvance, l’aventure, la tribulation, la pérégrination, la campagne — ses appellations sont pléthoriques. En bref, on quitte la maison, on saute dans le train, on se rend à destination. La troisième et dernière, plus redoutée que les deux premières, intervient lors de l’inévitable retour. C’est peut-être celle-ci, plus que les autres, qui façonne le voyageur.
Voyage, voyage :
De retour à la maison, un processus s’installe. Le voyageur expérimenté goûte, sur le pas de sa porte, une saveur ponctuée d’amertume. Le temps d’une respiration, il lorgne les jours passés, les galères endurées, les rencontres formidables, les interminables introspections, et invoque derechef l’un de ses mentors. « Qu’est-ce que je fais ici » ? Nonobstant, l’écrivain-voyageur Anglais ne théorise ici nulle idée d’un choix déraisonné. Plutôt, son interrogation cultive une mélancolie profonde.
La bascule entre vie nomade et frugale et vie sédentaire et confortable s’effectue au prix d’un brusque mouvement de balancier. Passer des nuits légères sous un toit de nylon aux soirées souriantes ponctuées d’un sommeil de plomb est une épreuve. Tout est question d’acclimatation.
Les premières journées, le voyageur élude son sac à dos, sa boîte à souvenirs. Celui-ci aurait la peste, allégorie de l’incurable bougeotte. Pour ne pas avoir à se soigner : éviter de tomber malade. Plutôt, le voyageur préfère mettre son corps à l’épreuve. Il alterne éthanol et psychotrope, se fourvoyant ainsi dans des voyages qualifiés d’intérieur et immobile. Il profite de ces états d’ébriété pour narrer, tel un grand-père instruit au fond de son rocking-chair, ses péripéties. La voie parfumée de nostalgie, il raconte ses exploits, fruits d’expériences singulières et de réflexions téméraires. En fait, raconter lui permet surtout de continuer à voyager.
Accueilli en Gaulois à l’heure du banquet final, éclairé par un feu symbolisé par l’amour que ses proches lui apportent, il déraille pourtant. Il pense naïvement que les kilomètres sont derrière lui, avalés par l’ombre de l’oubli. Mais les idées se bousculent comme les wagons en perdition. La locomotive fonce, déchire la plaine et perce les montagnes, sans se préoccuper de son lest.
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Il s’égare. L’œil rêveur se promène sur le paysage. Les mésanges picorent, de l’autre côté de la fenêtre, le nectar de jolies fleurs. Les nuages filent vers l’est, soufflés par une tempête dantesque. Quand donc ces bougres cesseront-ils d’exhiber leur liberté ?
Il sourit dans la salle de bains. Face au miroir, il lit un visage émacié, martelé par le soleil, parcouru de poils hirsutes et navrés. Le regard est fatigué, luisant des souvenirs qu’il a rapportés. Il se rappelle cette pas si lointaine incartade, dans un supermarché où un gosse le pointait du doigt, demandant à son père si « le monsieur sur le banc vit dans la jungle ». Le voyageur ressemblait à un clodo, mais l’idée le séduisait. Son front était ridé comme une carte topographique. Il y pullulait du vécu, de l’expérience.
À la nuit tombée, il sombre dans ce seul et même lit qui devient à nouveau sien. À ses côtés, il trouve le velours des bras de celle qu’il aime. Les neurones du cervelet s’agitent. Les paupières se ferment. Il panique. Il secoue la géographie confuse de son esprit. Demain sera-t-il la répétition de cette journée ?
À lire dans l’Agora :
Les réflexions promptes invitent aux turpitudes. Lors des conversations sérieuses, celles qui traitent de sa condition, le voyageur bafouille un malaise fantasmagorique, purement égocentrique. Il triture le temps, se projette déjà dans le futur alors qu’il peine à déguster le présent. Il accule les possibilités, bouscule les siens au travers de frontières imperméables. Il est égoïste. Il tend une embuscade sur des sentiments engagés dans une impasse. On lui demande pourquoi, il répond qu’il ne sait pas. Il répète que c’est une passade, que ça ira mieux plus tard. On l’invite à reprendre le voyage, il présume qu’on ne l’aime pas, qu’on veut se détacher de lui. Il se justifie en arrachant de sa bouche des idées grandiloquentes, dépouillées de bon sens. Il en devient mégalomane.
Pour chasser le spleen, le voyageur martèle le clavier de son ordinateur à la recherche d’exotisme. Il suit les conseils qu’on lui a donné et essaie de nouveau l’idée du départ. Il choisit la facilité de la fuite. Tanger, Casablanca, Fès, font des destinations chaudes, enviables en cette saison perturbée par les précipitations. Sur les latitudes opposées, l’île de Skye et les vertes bosses écossaises ressemblent à un jardin d’Eden. Voilà une furtive critique du progrès : il rapproche les peuples mais provoque une inexorable fuite.
Les journées passent, défilent comme les avions marquent l’azur à la craie. Rapides. Éphémères. L’acclimatation est une équation qui doit accepter, en guise d’inconnue, le temps. Des jours ou des semaines, la patience récompense. Il adopte le comportement de l’explorateur enseveli dans des sables meurtriers. Il patiente et se détend, il attend que le présent le régurgite, sain et sauf. C’était donc juste, la mélancolie n’était que passade.
Le sac à dos, lui, n’est plus si pestilentiel. Le voyageur l’ouvre comme un trésor dans lequel sommeillent de vieilles reliques. L’âcre odeur de transpiration remonte aux narines. Le renfermé du duvet barre la respiration. L’humidité de la tente colle aux doigts. Trois mois de cuisine au fond de la popote abandonnent une crasse improbable. Les images assènent l’esprit et époussettent le souvenir. Est-ce donc ça la magie qui donne envie de repartir ?
Brèves de comptoir :
De l’aube des matins suivants jaillissent autant de belles couleurs. Le voyageur creuse derrière les vitres une plénitude analogue à celle des chants ensoleillés. Au crépuscule, les chevreuils qui courent dans les lumières récitent la poésie champêtre qui rythmait ses pas. Doucement, le voyage s’immobilise.
Le voyageur retrouve son visage dans la salle de bains. Sa barbe est taillée et les marques du soleil, malheureuses, blanchissent comme le savon qu’il utilise désormais quotidiennement pour se laver. Son sac est enfin vide, à l’image de la besace des journaliers pour qui les lendemains n’ont jamais compté. Ses vieilles habitudes le rattrapent, puisqu’il n’a jamais oublié le lieu et les personnes qu’il avait un jour quittées. Le soir venu, le cervelet sort de la cabine de dépressurisation. La gravité regagne ses standards. La panique est contenue, les paupières du voyageur se ferment sereinement, en parallèle d’un sourire reposé.
La tempête est passée et, inévitablement, il songe à repartir. L’idée demeure fixée telle la moule sur son rocher. Le voyage est une passion, un génome de son ADN, un fragment de son identité. L’idée de mouvement comme manière de vivre s’ingère en condition inébranlable. L’amertume du retour sera le risque à endurer, mais que vaut-il face à la saveur gourmande qui accompagne chaque départ ?
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