À la découverte des Saamis

Temps de lecture : 8 minutes

Nous sommes au mois de juillet 2022. Je foule la Kungsleden, un sentier pédestre suédois qui s’étale de part et d’autre du cercle polaire sur les terres des Saamis. Dans le refuge d’Alesjaure, je trouve le gardien Anders, qui prend le temps de répondre à mes interrogations.

📸 Les photographies ont été capturées à l’argentique au cours de ce trek de 15 jours chez les Saamis. La lumière n’étant pas suffisamment bonne lors de notre entretien, je ne dispose pas de cliché d’Anders.

👨🏻‍🦳 Les propos d’Anders ont été enregistrés en anglais mais traduits pour faciliter la retranscription de notre entretien.

Au-delà du cercle polaire, le soleil ne se couche jamais. L’inclinaison de la Terre face à l’astre des astres est telle, qu’au cœur de l’été, la lumière de dix-sept heures est la même que celle de trois heures. Dehors, les nuages oppressent montagnes et vallées dégoulinantes d’humidité. Les paysages sames, vastes espaces déroulés dans le grand nord suédois, sont irrigués d’une pluie dantesque. 

Face à moi, le refuge d’Alesjaure surplombe les eaux placides du lac d’Alisjávri. Ce pittoresque accueil pour randonneurs est un ensemble de cabanes pigmentées au falun, cette roche sédimentaire teintée d’ocre qui permet au bois de vaincre la rigueur des hivers polaires. Je pénètre dans l’une d’entre elles pour commander un café, considéré sur ces terres où rien n’abonde, comme un véritable or noir.

À l’intérieur, je suis accueilli par l’odeur envoûtante de la résine des maisonnées de montagne. L’odeur suave humée au détour des voyages en altitude invite à l’inertie : s’installer sur l’un des bancs installés là, contempler la bibliothèque remplie de littérature suédoise, ou s’enivrer du singulier paysage scandinave déballé derrière la baie vitrée.

De l’autre côté d’un comptoir, Anders me tend une tasse vide que je dois me charger de remplir (à volonté) auprès du percolateur. Au-dessus de son visage espiègle et allongé, des cheveux gris comme l’argent tombent sur son front frappé de rides. Derrière sa barbe naissante, le vieil homme abrite d’épaisses lèvres qui esquissent un sourire décontenancé, surtout lorsque je viens à me plaindre des moustiques et des mauvaises conditions météorologiques.

Malgré les années qui nous séparent, le courant est électrique. Les échanges sont fluides. Je regorge de questions à lui poser. Nous nous installons à une table pour bavarder.

Brèves de comptoir :

Qui es-tu Anders ?

« Je vis avec ma femme à une centaine de kilomètres à l’ouest de Stockholm. Tous les étés, depuis vingt-trois ans, nous venons accueillir les marcheurs qui s’arrêtent au refuge. Nous ne sommes pas Saamis mais, comme tu peux le comprendre, nous entretenons aussi un puissant rapport avec la nature.

Pour nous, comme pour beaucoup des voyageurs qui passent au refuge, on cherche à revenir aux basiques. Nous n’avons ni eau courante, ni électricité. Nous avons la radio mais nous ne l’écoutons pas. On nous livre seulement les journaux, nous ne pensons même pas à la télévision. On veut une vie simple, sans artifice ».

Tu n’es pas un local alors, mais nous sommes bien en terres same ?

« Tu as raison. Le seul lien qui nous unit avec les Saamis est la sensibilisation que l’on peut faire auprès de marcheurs comme toi. Au refuge, nous avons exposé cartographies et objets traditionnels pour que les gens comprennent plus exactement où ils marchent. Ici, il n’y a pas que des rivières et des montagnes. Depuis plusieurs siècles, il y a des gens qui vivent et travaillent. C’est important de le rappeler et d’expliquer ».

Contre l’un des murs de bois, à côté de la bibliothèque, Anders pointe plusieurs étagères qui pourraient occuper tout un pan de musée. Entre cartes, panneaux descriptifs, photographies et objets artisanaux, je lis brièvement que les communautés Saamis (sii’dâ) du comté de Norrbotten vivent comme beaucoup d’autres d’une activité généralisée depuis la fin du XVIe siècle : l’élevage de rennes.

Durant cette période, l’arrivée des armes à feu réduit le monde sauvage à l’état d’extinction. Le commerce de peau, qui plus est en forte concurrence avec l’Amérique du Nord et la Sibérie, se meurt. Par ailleurs, l’influence des Norvégiens sur les mers du nord ébranle le bon déroulement des activités halieutiques. Ainsi, la seule solution de survie de ce peuple aux portes de la perdition s’affirme dans l’élevage. Ceux que l’on connaissait jadis comme nomades cessent ainsi leurs grands déplacements pour se réserver à des territoires plus limités, où l’élevage de rennes est plus facilement praticable.

Les Saamis alors, comment vivent-ils ?

« Comme toi et moi. Dans la région, et dans beaucoup d’autres, ils vivent de l’élevage de rennes. Avant la motorisation, ils s’occupaient de leurs troupeaux à pied ou en ski. Ils vivaient de manière assez rude. Aujourd’hui, seule une poignée d’éleveurs vit encore en tente et souvent uniquement le temps des estives. Tous les autres, avec leurs familles, vivent dans des maisons. Ils mangent des hamburgers et boivent du Cola. Et durant les transhumances, ils dirigent le bétail au moyen de motoneiges, de 4×4, de motos et d’hélicoptères ».

Sur une autre étagère, des documents évoquent l’habitat. Traditionnellement, les Saamis disposaient de tentes de formes coniques, pyramidales ou hémisphériques. Au milieu de leur base ronde, un brasier laissait échapper une fumée par le trou percé au sommet de la construction. On trouvait généralement deux types de tentes. La première (lavvo), légère et recouverte de toile tissée à l’aide de peau de rennes était destinée aux chasseurs. La seconde (baal’lje), plus robuste, construite d’une couverture d’écorce de bouleaux et isolée du froid par des couches de tourbe, était destinée à la famille. Souvent, cette dernière était traversée d’une barre faîtière sur laquelle étaient suspendus les ustensiles de cuisine.

« Plus personne ne s’habille de manière traditionnelle désormais. Dans la région, les éleveurs ont de bonnes chaussures de randonnée et des vêtements techniques dernier cri. Tu ne pourrais pas les différencier des randonneurs qui s’arrêtent au refuge. En revanche, si tu as la chance de participer à une fête traditionnelle, tu pourras assister à un authentique défilé ».

À côté des outils, je remarque des vêtements dits « traditionnels », colorés comme ceux représentés par nos revues encyclopédiques. Faits de bure (une grosse étoffe de laine), ils ne ressemblent pas aux vêtements plus anciens, entièrement taillés et cousus dans la peau des bêtes qui rôdaient dans la région. Ceux exposés sont des grandes blouses (gak’te) aux couleurs vives et chatoyantes, parées de teintes bleues Klein et rouges carmin. Leur col, très droit, est orné de divers artefacts, changeant selon les régions, les religions ou plus simplement la mode. Sous les blouses, une chemise épaisse et solide comme un plastron (rad’de laep’pe), est richement décorée de fils d’étain et de perles blanches. Une large ceinture (boagan) est, quant à elle, garnie de bijoux et de plaques rutilantes. Surtout, elle tient un fourreau dans lequel un couteau, entièrement façonné à partir d’ossements de rennes, est rangé.

Autour du lac, comment est l’élevage ?

« À Alisjávri, le village en contrebas du refuge, les Saamis surveillent tout un troupeau. Mardi dernier, ils ont marqué le bétail et ont compté 6 500 rennes. Jusqu’à l’hiver, les bêtes courent d’une montagne à l’autre, dans un espace naturel et préservé ».

Sur un autre panneau qui figure l’organisation de l’élevage de rennes, il n’est pas évoqué les hélicoptères auxquels Anders faisait référence. En revanche, il est indiqué que les chefs des communautés Saamis (sii’dâ-ised) sont responsables du dénombrement des rennes. À l’aide d’un couteau, il pointe d’une forme particulière chaque renne de leur troupeau. Une telle technique permet à la communauté de reconnaître facilement ses bêtes, et d’éviter vol et confusions avec les rennes des communautés voisines.

« Lorsqu’il fait chaud, les rennes aiment l’altitude, aller chercher la fraîcheur dans les neiges éternelles et surtout, éviter les attaques incessantes des moustiques. Si, comme aujourd’hui, la météo est scabreuse, les rennes préfèrent descendre en vallée pour se nourrir, essentiellement d’herbes, d’arbrisseaux et de champignons ».

Des rennes, on peut en croiser régulièrement alors ?

« Le massif est gigantesque et ils galopent tout autour. Mais rien n’est impossible. Si tu as la chance d’en apercevoir, accroupis-toi, sois silencieux, et bouge tout doucement. S’ils ne te voient pas, ils passeront peut-être très proche.

Mais surtout, n’oublie pas une chose : ne surtout pas s’agiter. Crier ou remuer les bras est une ignominie. Si tu agis de la sorte, tu les effraies et ils s’éparpillent dans les montagnes. Ça demande un effort considérable pour les éleveurs de les retrouver. Certains nécessitent deux à trois semaines de labeur supplémentaires à cause de touristes effrontés. D’autant plus que dans cette communauté same, l’élevage s’opère au pied du plus haut sommet de Suède, le Kebnekaise et ses 2 096 mètres, qui ne facilite pas la tâche.

Pour résumer : si tu les effraies, tu stresses les animaux mais aussi les éleveurs ».

Tu parles de communauté, comment ça fonctionne ?

« Les Saamis sont organisés en communautés qu’ils appellent des sii’dâ. Elles sont composées de plusieurs familles, plus ou moins apparentées, et qui le plus souvent coopèrent dans l’élevage de rennes.

Au sein des sii’dâ, les décisions sont toujours discutées mais c’est un sii’dâ-ised, genre de chef de communauté, qui sert de porte-parole. Il n’est pas élu, il est choisi. Souvent, ce sont ses talents d’éleveur qui lui permettent d’accéder à ce rang. S’il endosse cette responsabilité, il est alors chargé de faire respecter la loi, de gérer les achats de gros destinés à l’élevage, de remplir les dossiers de subvention auprès du gouvernement, ou encore de compter les rennes de la communauté ».

Les sii’dâ sont autonomes sur leur territoire alors ?

« En Suède, elles dépendent de l’autorité suédoise. Mais le rapport entre la terre et la propriété a changé avec le temps. Avant que l’occident ne bouscule leur mode de vie, les Saamis n’avaient pas vraiment la notion de propriété privée. Les élevages appartenaient à la communauté. Pour chacune des opérations menées par un éleveur de la communauté, l’ensemble des hommes en âge de travailler était appelé. Lorsque des bêtes étaient vendues ou abattues, le fruit de leur travail revenait à tous, sans distinction ni discrimination ».

Les sii’dâ sont autonomes sur leur territoire alors ?

« Plus loin dans le sud du pays, j’ai entendu que certaines communautés avaient rencontré des problèmes avec des touristes ou des randonneurs. Mais ici, jamais. Les randonneurs ne sont pas des touristes, ils sont plus respectueux de l’environnement dans lequel ils marchent.

En hiver, en revanche, c’est différent. L’héliski est une activité autorisée ici. Lorsque les hélicoptères ou les skieurs descendent les vallées, les rennes sont pris de panique. Parfois, ils se précipitent vers des crevasses ou des falaises où ils chutent et meurent. Beaucoup plus de rennes meurent en hiver qu’en été à cause des héliskieurs.

Je ne comprends pas que ce soit encore autorisé. Bien sûr, l’espace est bien plus grand que dans les Alpes, mais je ne trouve pas que c’est une excuse ».

Anders prend une pause. Ses yeux lorgnent la fenêtre. Au loin, les sommets mouchetés de neige mêlés aux nuages bordés de pluie absorbent l’horizon. Dans la vallée, une large bande de chlorophylle composée de mousses, de lichens, ou d’arbrisseaux, s’ouvre comme si un prophète avait écarté les montagnes. De bout en bout, elle est ramifiée par l’Aliseatnu, une rivière d’apparence calme et sinueuse.

« Je dois retourner au travail maintenant. Il y a du rangement à faire dans la boutique. Je veux surtout que tu te rappelles une chose importante : tu es en terre same ici, ce n’est pas le « wilderness ». Ça peut sembler être un magnifique terrain de jeu, mais des gens y travaillent, durement et toute l’année. Il faut respecter cette situation et ne pas créer de tension inutile ».

À l’issue de ces dernières paroles, Anders se lève dans un mouvement lent et flegmatique. Son vieil âge ne lui permet probablement plus la fougue de sa tendre jeunesse. Doucement, il se dirige vers son comptoir et, alors que je me noie dans le café noir, je l’entends engager une nouvelle conversation avec des randonneurs fraîchement débarqués.


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