Des louanges à Kotor

Temps de lecture : 5 minutes

Je suis rentré de mon Odyssée Argentique depuis de longs mois. Le temps s’écoule autant que les interrogations subsistent. Souvent, on me coince et je n’ai d’autres issues que de (re)présenter mon projet. Lorsque l’on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds : « j’écris ». Lorsque l’on me demande ce que j’écris, je réponds : « des récits de voyage ». Lorsque l’on continue de me questionner, je précise la publication en septembre dernier de Ceci n’est pas un récit de voyage. Puis je conclus d’une manière succincte et automatisée les 4 900 kilomètres qui ont rythmé mes neuf mois de marche.

On me couvre de louanges. « C’est courageux », me confient certains. « C’est un beau geste », me livrent d’autres. Je ne m’en plains pas, je n’ose pas. À l’image des explorateurs qui m’inspirent, qu’ils soient géographes ou littéraires, ou même les deux, je me suis contenté d’une plume et d’un carnet pour simplement raconter la fresque qui défilait sous mes yeux. Les louanges attisent mon égo, mais je n’ai jamais cherché plus. Même si la prétention d’un écrivain s’affirme dans le désir de reconnaissance absolue — comprenez par là : se faire lire et relire du grand public — je ne pense pas encore que l’alignement de mes mots puisse égaler la poésie des grands récits de ce monde.

En revanche, j’aime garder les pieds au sol. La marche au long cours m’a injecté une dose bienvenue d’humilité. Rien n’est jamais gagné d’avance et ton prochain vaudra sûrement toujours mieux que toi. Dans mon récit, après un passage à Kotor au Monténégro, je couchais un texte galvaudé pour critiquer le malaise que j’éprouvais à l’égard d’un étalage de louanges qui m’était destiné.

📓🖋 Extrait du 11 novembre, à Cetinje, Monténégro

« Au moment où j’exposai mon projet — cinq mille deux cents kilomètres en Tours et Athènes — les yeux s’écarquillèrent et les regards s’illuminèrent.

— I can’t believe it ! It’s incredible !

On n’a cessé de me répéter à la fréquence d’un trente-trois tour que mon dessein était incroyable. Courage, audace, détermination, et j’en passe. Je croulais sous une tempête de compliments. Bien entendu, mon cœur acceptait sans condition les éloges qui berçaient mes oreilles : il est toujours agréable de se faire encenser. Toujours, comme un vinyle tournant en boucle, je n’arguais rien d’incroyable. Je pratique l’activité, l’une des premières, que nous avons tous apprise lors de notre enfance : se lever, trouver l’équilibre, poser un pied devant l’autre et avancer.

Certes, j’ajoute désormais à cette activité la recherche d’une destination quelconque, géographique pour sûr, spirituelle sans doute. Je cherche la découverte d’un nouveau monde, la rencontre, l’expérience, et plus tard le souvenir. Plaines, montagnes, villes, campagnards, citadins, voyageurs, sédentaires, bivouacs, hôtels, photographie, rédaction. La recherche d’un record ne m’intéresse guère. Je cherche à vivre, à me transcender à travers cette activité qu’est la marche, l’itinérance. Pour reprendre les termes de Jean-Paul Sartre, j’existe en tant qu’être humain. Comme mes pairs, je suis muni d’un corps, de deux jambes, de deux bras, d’une tête, d’une bouche, d’une paire d’yeux et d’oreilles. Mon essence, elle, se développe à travers cette personne que je suis en train de façonner. Je désire vivre mon projet, sans subir l’influence grandissante d’une société de laquelle je cherche finalement à m’émanciper. Comme l’explique le philosophe à travers sa doctrine existentialiste, je me condamne à la liberté, à l’entreprise d’une histoire qui m’appartient, et que je ne laisserai quiconque censurer.

Je ne cherche pas à éradiquer la faim, à soigner la maladie, à gommer les inégalités, à effacer la haine et à apaiser le monde. Simplement, je prends le temps de marcher, entre vingt et trente kilomètres par jour, entre cinq et dix heures en fonction du temps, de mon envie, de ma fatigue, et d’autres facteurs que je ne prendrais pas le temps d’énumérer puisque ici n’est pas le sujet. Je prends le temps d’observer, de bavarder, de photographier, de raconter.

Parce que mon passeport arbore fièrement la mention « République Française », parce que j’ai une belle gueule — entendons par là que je suis un homme blanc cisgenre, hétérosexuel, sans handicap, sans préférence religieuse et qu’en conséquence j’appartiens à la majorité privilégiée — et que j’inscris plusieurs milliers de kilomètres dans mon carnet de bord, on me traite comme un héros, comme un élu, comme un prophète ou une légende parfois. Par exemple, il m’est arrivé de passer dans des bistrots et auberges où l’on avait bavardé à mon égard et où, on m’accueillait sur le pas-de-porte avec la même reconnaissance qu’un soldat revenu du front. Encore une fois, je m’en complais. Puisqu’il est toujours agréable de se faire encenser.

Mais admettons que je sois afghan. Pis, que je sois réfugié et illégalement présent sur les territoires que j’ai eu la chance d’arpenter jusque-là. Admettons que je possède un dixième de l’équipement qui compose mon Karrimor. Admettons qu’il me faille traverser les frontières par des chemins de traverses, dans des canyons, dans des profondes forêts, des montagnes enneigées, puisque je me dois d’être à l’abri de toute forme d’autorité. Admettons qu’il me faille risquer ma vie à la traversée de la Méditerranée, sur un bateau de fortune, au prix des économies de toute une vie, pour espérer gagner une terre promise.

Nulle louange on me soufflerait. Au contraire, on me bousculerait, on me dénoncerait, on me tabasserait, on m’humilierait. Et comme au Monopoly, on me renverrait sans foi ni loi à la case départ, et pourquoi pas en passant par la case prison.

Voilà pourquoi je peine parfois à éprouver ce sentiment de légitimité. Parce que je suis privilégié et qu’en comparaison des quêtes que mènent ces infortunés, mes actions n’ont rien de valeureuses, encore moins d’extraordinaires, ou d’ « amazing » comme le soulignent si souvent les Américains. »

Cette Odyssée Argentique a été le fruit d’une enfilade de choix qui ne m’ont jamais été imposés. L’entreprise d’une itinérance le dos plié par un sac à dos de vingt kilogrammes a toujours relevé d’une entreprise voulue. Certes, j’ai pesté à bien des reprises, lors des météos scabreuses, des rencontres indélicates, des épreuves physiques, de la solitude parfois contraignante, de la santé chancelante, et que sais-je encore. Néanmoins, j’ai toujours assumé mes responsabilités. J’étais préparé. J’avais connaissance de ces embûches endémiques des longs chemins. Jamais au cours de ce périple je ne m’en suis voulu.

Loin de Kotor, me dressant face aux pierres antiques du Parthénon, je n’attendais finalement rien, ni d’eux ni des autres. Naturellement, j’admettais que ma vie continuerait ainsi, parce que je l’avais choisie. En aucun cas, je me comparais à cet afghan que j’esquissais dans mon extrait, ni même à quelque ouvrier cantonné aux monotones trois-huit, à quelque infirmier éreinté dans un service hospitalier délaissé, à quelque chef de rang dans une salle de restaurant surmenée, à quelque banquier sous des objectifs gargantuesques, à quelque dépressif drogué aux antidépresseurs et autres anxiolytiques, à quelque personne issue d’une minorité écrasée par la majorité. Non, je ne m’assimilais qu’en drôle de rêveur, nourri de marche et d’eau fraîche, en quête inavouée de liberté.

Comme le chantait très bien Balavoine, je ne suis pas un héros. Eux, le sont bien plus que moi.


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