J’ai roulé jusque Paris 1/3

Temps de lecture : 7 minutes

« Le Tour de France est notre tour d’ivoire. Durant trois semaines, il nous soustrait au train commun du monde. Il nous confisque nos soucis. Je ne connais guère de milieu ni d’endroit où l’on se sente plus protégé contre les agressions les plus insidieuses venues de l’extérieur, si ce n’est dans les toilettes quand le verrou est mis », relatait Antoine Blondin dans Tours de France (1979). 

À bien plus petite échelle et sans compagnon de course, j’ai décidé de rallier la capitale à l’usage de roues et de pédales. En trois jours, 287 kilomètres et deux bivouacs, un bout de Loire à Vélo et une traversée de la Beauce, j’ai changé mes chaussures de randonnée pour des chaussures automatiques. Une manière différente d’apprécier le monde, et comme le souligne le romancier journaliste, de s’enfermer dans une bulle où plus rien ne nous atteint. Je vous livre ici une partie de ce récit. 

📅 Jour 1
🗺 104 kilomètres
📍 De Tours (37) à Tavers (45)
🖊 Le récit complet en PDF et ePub

En route par la Loire à Vélo

Je donne un premier coup de pédale, puis un second, puis un troisième. Pour les heures et les journées à venir, je sais que la musique sera rythmée par le développement de la jambe — hanche, cuisse, genou, mollet, cheville, pied. Deux cent quatre-vingt-sept kilomètres séparent Tours de Paris. Une distance pareille à un dur labeur diront les pragmatiques. Un moment propice au plaisir et aux songes diront les rêveurs. 

Les sacoches sont harnachées à l’avant de ma bécane d’acier. Une banane est accrochée autour de ma taille. J’emporte peu d’équipement pour cette brève épopée. Comme le marcheur, le cycliste ne désire pas s’alourdir. Jadis, les chevaliers emportaient-ils sur leur monture un poids dont ils auraient pu se délester ? 

Un duvet, un hamac, une tenue de rechange, un nécessaire de cuisine, une poignée de barres de céréales, deux gourdes remplies d’eau citronnée, le livre Petit Éloge de la Bicyclette (2007) d’Éric Fottorino, une plume et enfin, un Moleskine sur lequel je couche ces lignes. 

Brèves de comptoir :

À la première piste cyclable, je songe aux souvenirs des uns et des autres. Quelques aventures et mésaventures de voyageurs à vélo. Il y a ces hardeurs, ultra bikepackers à l’Américaine, qui battent la poussière comme des Mustangs libres dans les vastes plaines de l’ouest. Il y a les pépères, qui profitent du bon temps et qui s’arrêtent à chaque guinguette pour se délecter d’une bière fraîche. Il y a ces familles, dont les convois qui longent les sentiers de la Loire à Vélo prennent l’allure des caravanes que l’on observait naguère à la sortie des caravansérails. Il y a ces groupes de cyclistes, aux bicyclettes profilées et au Lycra ajusté. Il y a ces solitaires, aux yeux rivés sur leur carte, à s’enivrer de l’orographie comme un artiste s’enivrerait de la poésie. Il y en a d’autres, presqu’autant qu’il existe de cycliste. Mais tous possèdent un point commun : un premier coup de pédale, puis un second, puis un troisième. 

La Loire est de velours. Ses berges caressent la terre de vaguelettes ondulées par le courant. Tout au long de son cheminement, des bras d’eau lui rendront visite, gonfleront son entrain, sa course, son courant. Bientôt, elle se jettera dans les gouffres les plus profonds des océans, cachés sous la platitude d’un horizon sans fin. Les oiseaux chantent, la végétation est aussi verte qu’elle est dense. Dans un ciel immaculé, l’orbe solaire lance des rayons épais. Il darde le monde comme la guêpe pique le corps. Une bise, légère comme une présence fantomatique, souffle du nord. 

Aux abords de Montlouis-sur-Loire, j’emprunte le pont de pierre qui, plusieurs fois par jour, supporte le passage de monstres de fer. Lorsqu’au milieu du pont je pose pied à terre pour lorgner sur le fleuve qui court vers l’océan, l’un des monstres se met à rugir. Au loin, elle arrive. Doucement, le pont se met en branle. On aurait l’impression que les pierres posées pour son bon maintien pourraient s’effondrer. Puis, dans un tintement saccadé, une enfilade de wagons défile à une allure démesurée. Derrière les vitres, les visages sont flous, aspirés par la vitesse, noyés dans un temps qui se presse. Le bruit est incessant, mon corps frissonne. Au loin, la bête finit par disparaître. Les oiseaux se remettent à chanter. Je regarde ma bicyclette. Je l’admets. Face à cette démonstration de vitesse, elle est une ode à la lenteur. 

La Loire, bassin royal

La Loire à Vélo est un axe fréquenté. En été, on s’amuse parfois à raconter que l’axe cyclable n’a rien à envier à l’autoroute du soleil. Tous les jours, des vacanciers par centaines viennent profiter des sentiers bucoliques qui serpentent entre fleuves, châteaux, villes, campagnes et forêts. On y parle anglais, allemand, néerlandais. Parfois, d’autres langues plus exotiques remuent le sentier. Aujourd’hui, l’ambiance est reposée. Aux portes de l’été, les touristes n’ont toujours pas pris le large. Le métro-boulot-dodo les enferme dans une prison dorée. Une sortie sera autorisée à partir du mois de juin pour les plus chanceux, au mois de septembre peut-être pour les plus malheureux. 

Les châteaux d’Amboise et de Chaumont-sur-Loire offrent tous les deux cette même agréable sensation de sérénité. Depuis la rive droite de la Loire, on guette l’architecture gothique des grandes constructions de tuffeau surplomber le paysage. D’une époque que l’on peine parfois à se rappeler, les châteaux constituaient des places fortifiées, hôtes des grands décideurs de ce monde. Charles VIII, Louis XII ou encore François Ier vivaient à Amboise ; Catherine de Médicis ou Diane de Poitiers vivaient à Chaumont-sur-Loire. Désormais, les salles et jardins décorent et fleurissent la gloire d’un passé révolu. Loin derrière l’organisation royale, seule demeure une architectonique somptueuse, dont le seul dessein se transcende dans la passion que lui vouent les visiteurs d’un jour. 

Château de Chaumont sur Loire sur la Loire à Vélo - Daniel Jolivet
Château de Chaumont sur Loire – © Daniel Jolivet

À Blois, je change de rive et je m’installe sur la grande terrasse de la guinguette qui borde la Loire à Vélo, Pause en Loire. Le patron, un homme au crâne rasé, aux mains calleuses et à la voix rocailleuse, prend les commandes. Derrière son bar, un long cabanon de bois dont l’ouverture donne sur l’église Saint-Nicolas, le château Royal, la cathédrale Saint-Louis ou le couvent des Capucins pour n’en citer que quelques-uns, le patron s’affaire au service de bières pression, de limonades et glaces maisons. À chacun des habitués qui le saluent allègrement, il répète en boucle que ce soir, « on va se faire défoncer ». Quand la Covid n’est plus, le bistrotier sert jusque cent vingt couverts. « Dimanche, on était sous l’eau. Sous l’eau, je te dis ».

L’itinérance ne consiste plus à rallier un point A à un point B. Il ne s’agit plus de suivre un itinéraire. Encore moins de foncer la tête dans le guidon. À bicyclette comme à pied, le plaisir se trouve aussi dans ces pauses fortuites, dans ces conversations auxquelles nous ne sommes pas conviés. Écouter l’agora raconter la pluie et le beau temps devient un plaisir sans pareil. Il permet de comprendre les gens, de comprendre le monde. Il aiguise l’esprit critique et invite à apprendre. 

Une terre de songes

Je poursuis la route, les pieds fixés sur les pédales, les fesses vissées sur la selle, les mains suspendues au guidon. La Loire à Vélo défile et l’esprit s’exile. Sur un ruban agréable que mes pneumatiques caressent comme l’on caresserait une peau de bébé, on se demande pourquoi une telle pratique. Où trouver l’intérêt d’une pratique qui lacère les jambes ? Où trouver l’intérêt d’une pratique dont les chaussures prédisposées aux pédales automatiques étreignent les pieds ? Où trouver l’intérêt d’une pratique qui, malgré l’épaisseur d’une peau de chamois, martèle le fessier ?

J’approche le quatre-vingt-dixième kilomètre et je souffre. Mon être grince de douleurs. À l’image de ma chaîne poussiéreuse, je manque d’huile. À l’orée d’un bois contourné d’un étroit chemin de falun, c’est la fringale. Le corps ne peut plus, le corps ne veut plus. La vitesse diminue et les paysage court de moins en moins vite. Dans les airs, le pollen que souffle le vent rend aux terres agricoles voisines des poussières à l’élégance neigeuse. Toujours, l’orbe solaire roule dans l’azur immaculé. Il me surveille alors que je me saisis d’une barre de céréales nappée de chocolat. Le cycliste est en manque, il cherche sa dose. 

Au passage de Saint-Laurent-des-Eaux, je découvre un château d’un genre nouveau. Le béton a remplacé le tuffeau et de grosses cheminées, plus communément appelées tours de réfrigération, évaporent d’épaisses masses d’une ouate compacte. C’est un amoncellement de matériaux modernes, ingénieusement installé dans l’unique objet de produire une électricité peu onéreuse et moins carbonée. Deux réacteurs d’un modèle dit CP-2 génèrent pour l’un neuf cent quinze méga watts, pour l’autre hui cent quatre-vingt. Annuellement, les deux réacteurs créent douze mille giga watts, le besoin annuel estimé pour presque trois millions d’habitants. Autrement dit, une prouesse technologique. Je m’interroge sur le nombre de coups de pédales nécessaires à la production d’une telle quantité d’électricité. Aucune idée.

Centrale nucléaire de Saint-Laurent des Eaux
Centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux © Andrea Kirkby

Dans un parc du village de Tavers, le hamac est suspendu entre deux arbres et la lune, presque pleine, pique la Terre de nuances pâles. Dans la nuit ainsi tamisée, j’entends le murmure d’une vie reposée. Le vent siffle langoureusement. Il se faufile entre les feuilles et transportent avec lui la douce musique des oiseaux cachés entre les arbres. Au-dessus de ma tête, à dix mètres au plus du hamac, un pic martèle le bois mort. Au loin, les trains de marchandises empruntent la voie ferroviaire qui relie Tours et Orléans.

Je bascule la tête en dehors de mon cocon pour observer mon fidèle destrier. Une belle bécane peinte de noir, tout en acier, à la forme droite, au guidon courbé et aux pneumatiques épais. Sous les lueurs de l’astre de la nuit, sa peinture scintille comme l’éclair. Magnifique. J’ai l’impression de développer pour cette bécane la même affection que jadis les cow-boys entretenaient avec leurs montures. Alors, je m’identifie et je rêve de quitter la Loire à Vélo pour partir à la conquête de nouvelles contrées, dorées par un soleil rougeoyant. Et doucement, mes paupières se referment. Je me perds dans mes pensées et je me noie dans mon être. Mes jambes lourdes disparaissent, au profit d’un sommeil fleuri de songes aventuriers. 


Commentaires

3 réponses à “J’ai roulé jusque Paris 1/3”
  1. Avatar de Berthier Liliane
    Berthier Liliane

    Je suis ravie d être associée à tes nouvelles découvertes de ce monde dans une paix appréciée ici en France.
    Une nouvelle expérience pour ta résistance physique : la bicyclette …
    Tes récits sont très attractifs, ta prose est de qualité. Des images dans mon esprit se forment lors de ma lecture puisque pour l instant je connais ces lieux et c est agréable.
    Merci et à bientôt pour le partage.
    Liliane de St Cyr en Val.

    1. Avatar de Swic
      Swic

      Merci Liliane pour ton retour. J’espère que les prochains récits te plairont alors 🙂

  2. Avatar de judas
    judas

    tout est si bien décrit je suis émue que tu prennes autant de plaisir à apprécier ces doux moments d’une journée, et je partage non sans rire la souffrance d’être à vélo, j’ai connu et ça fait mal; je suis ravie que tu décrives aussi bien les contrées françaises après ce que tu as déjà connu

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