Forêt du Westweg

Autour du Westweg, dans les entrailles de la Schwarzwald

Temps de lecture : 19 minutes

« La forêt intronise la fuite, sinon le refuge. Elle construit un genre de cabane qui délimite les frontières d’un havre de paix, le mien. Dans la galerie de l’esprit, elle invite au tri. Guetter les cimes, humer l’automne, courir les sentes, écouter les sauvages mélopées. Ses secrets éclairent et rassurent dans la tempête. Au milieu de cet océan de verdure, ils constituent le sémaphore qui guide l’ascète. Dans les bois, je n’ai plus à lutter contre le monde, seulement à me retrouver ».

Schwarzwald

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Voici quelques-uns des premiers mots qui égrènent mon carnet à l’aube d’une itinérance dans l’insondable Schwarzwald. Les escapades estivales s’inscrivent tels de lointains souvenirs et l’envie de retrouver la nature est vigoureuse.

Une visite en famille me pousse à traverser la France, direction l’Alsace. Je dispose par ailleurs d’une quinzaine de jours alors, sur l’Atlas qui traîne à la maison, je glane quelques informations à l’égard de ce massif au nom mystérieux. Forêt-Noire en français, Schwarzwald en allemand, ces montagnes sont analogues aux Vosges que l’on trouve à l’est de l’hexagone. Sur ses reliefs vieux de cinq millions d’années, les vastes étendues d’épicéas, les lacs oniriques ou les riches chaumes apportent une belle diversité de paysage.

Avant mon départ, je fais une halte à Strasbourg pour acheter une carte papier consacrée au Westweg. Alors que j’imaginais un itinéraire aléatoire, je termine par me fier aux losanges rouges du célèbre chemin qui relie Pforzheim en Allemagne à Bâle en Suisse.

📅 12 jours
🥾 206 kilomètres
📍De Pforzheim à Titisee par le Westweg et la Schwarzwald
📸 Fujfilm X100F monté d’une focale fixe de 23 mm
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Brèves de comptoir :

📅 13 octobre

🥾 19,3 kilomètres
📈 580 D+ / 350 D-
📍De Pforzheim à Schwann
☀️ Météo azurée

C’est une belle journée ensoleillée qui caresse Pforzheim lorsque je m’apprête à démarrer mon itinérance. À la sortie de la gare, je fais un tour à l’Office du Tourisme, au marché et à la boulangerie. Puis je trouve à la sortie de la ville la première porte du Westweg et j’écris :

« Je trouve le début du Westweg à la sortie sud de la ville, proche de la Nagold, un petit torrent intrépide comme on en trouve en moyenne montagne. L’office de tourisme m’avait prévenu de la présence d’une porte qui officie l’entrée du sentier. Sur cette arche solide, tapissée d’un bois sombre, des pancartes livrent de nombreuses informations sur le Westweg. Entre autres, Basel se situe à 280 kilomètres de Pforzheim et la prochaine étape, Dobel, à 24 kilomètres. Un tampon y est aussi disponible, permettant de cacheter un document semblable à la crédentiale connue des pèlerins qui se rendent à Saint-Jacques-de-Compostelle. Sur le chemin, onze autres portes permettent de marquer son document, permettant ainsi d’ancrer le souvenir de cette aventure ».

Schwarzwald

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Dans l’après-midi, les températures frôlent les 27 degrés Celsius, un triste record pour un mois d’octobre. Je sue à grandes gouttes mais je prends plaisir à découvrir des sentiers tapis sous l’ombre des larges forêts. Ravi, je poursuis dans mon carnet :

« La première portion du Westweg emprunte des sentiers larges, carrossables mais interdits aux voitures, aux vélos et aux calèches, comme de nombreux panneaux ne cessent de le rappeler. À ma droite, la Nagold continue de descendre dans une cavalcade agréable, sur des rochers limés par les eaux. Ses courbes créent des formes disparates, semblables aux traits de fusain esquissant un corps nu. À ma gauche, une forêt insondable pousse sur des sols pentus. Les arbres sont densément obscurs. Leur profondeur est infinie, elle dilue les sens dans une nouvelle force, consciencieuse. Graduellement, les habitudes du sédentaire s’évanouissent. Je m’arrête sous le chapeau d’un arbre où j’entends un pic creuser son nid. Le humus dégage une odeur fraîche et envoûtante. La nature, ses odeurs et ses sons, impose et régale, prépare doucement à ce joli périple à venir ».

Dans la soirée, je trouve au milieu d’un bois dense « deux arbres, magnifiques conifères à la cime haute comme celle d’un petit immeuble ». J’y tire mon hamac avant de plonger dans les bas de Morphée.

📅 14 octobre

🥾 9 kilomètres
📈 250 D+ / 60 D-
📍De Schwann à Dobel
🌧️ Météo diluvienne

Finie la canicule, l’automne est enfin arrivé. L’eau qui tombe en cataracte remplace désormais les gouttes de sueurs qui ruisselaient hier encore le long de mon front. Cette deuxième journée constitue une véritable épreuve que je peine à surmonter. Après trois heures de marche pluvieuse, mes chaussures sont des pédiluves, la condensation provoquée par ma tenue de pluie m’imbibe d’humidité. Je continue toutefois d’apprécier cette escapade et j’écris :

« Les sentiers sont plus forestiers que la veille. Au détour de certains d’entre eux, je campe devant des arbres gigantesques, fortement élancés, aux flèches tellement hautes qu’elles me rappellent les séquoias géants, de magnifiques arbres qui peuplaient certaines forêts australiennes parmi lesquelles je caracolais il y a une dizaine d’années. Ici, il s’agit plutôt d’épicéas communs, que l’on reconnaît à leur tête pyramidale, à leur écorce écailleuse brun rougeâtre, et aux nombreuses épines vertes et piquantes qui poussent sur leurs rameaux. Les plus vieux, âgés de 600 ans, peuvent mesurer jusqu’à 40 mètres. Dans le vent hurlant, contre la pluie, ils dansent comme les corps musclés qui écument les grands opéras. Leurs mouvements souples et verdoyants sont autant de langueurs dans ce décor pénétré par la grisaille.

La progression est harassante. Je subis de plein fouet l’abominable ruée du ciel. La pluie laboure le cerveau et empêche d’apprécier le chemin. Mon genou droit grince comme une vieille personne secouée par la vie, qui peine à sortir de son lit. Les tendons mal rodés provoquent une douleur lancinante. Le ciel, puissant, ne cesse de pleurer. Des portions de chemins se muent en ruisseau. L’eau limoneuse y transporte les feuilles dorées de l’automne ».

En début d’après-midi, je gagne Dobel, une petite bourgade noyée dans la brume. J’y trouve un petit hôtel et j’abdique. J’éprouve un irrémédiable besoin de sécher.

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📅 15 octobre

🥾 24,6 kilomètres
📈 550 D+ / 870 D-
📍De Dobel à Forbach
🌦️ Météo brumeuse dans la matinée, découverte dans l’après-midi

Je me réveille tranquillement, dans le matelas douillet de la petite chambre d’hôtel que j’investis la veille. Dehors, la pluie a enfin cessé, abandonnant sur son passage un paysage nouveau, aux allures dantesques. À l’issue des premiers kilomètres, je décris cette ambiance nouvelle :

« Les sentiers nagent dans une brume épaisse. Pressé par la lourdeur du ciel, le soleil n’est plus. L’astre se dérobe au sud sans doute, avec les nuages qui lui courent après. Là-bas, l’azur doit produire de jolies cartes postales, comme celles que l’on aime envoyer lorsque l’on se rend à l’autre bout du monde. Ici, il n’est que l’esquisse d’une brève mémoire, poussiéreuse à l’image des vieilles revues qui dorment sur les derniers étages des bibliothèques.

Dans ce climat, plusieurs écureuils se décident malgré tout à me barrer la route. Ces petites créatures agiles constituent le seul rayon de vie dans ce décor funeste. Les arbres, immobiles telles d’immenses statues figées dans le temps, patientent d’une saison à l’autre. Ils guettent certains jours des randonneurs égarés comme je fais, d’autres des biches, des sangliers ou peut-être des grands tétras comme on en croise ici. Et si rien ne passe, ils grandissent solennellement d’un centimètre ou plus, lorsque le cadran des saisons, justement, achève un tour complet.

La progression est facile. Les chemins sont essentiellement des pistes carrossables, lisses et agréables. Sous le couvert des bois, je croise des cyclistes et des promeneurs de chiens. L’Allemand ne se laisse pas décourager par la météo et n’hésite pas à percer la brume pour consumer son congé dominical. On se salue sans se connaître, à grands coups de « Guten Morgen ». C’est courtois, mais suffisant pour ne pas se sentir esseulé ».

À midi, je déjeune à l’abri, dans les locaux de l’infozentrum de Kaltenbronn. Dans l’après-midi, le ciel se dégage. J’en profite pour explorer la Kaiser-Wilhelm-Turm avant de gagner l’orée de Forbach, plus bas dans la vallée. La météo changeante cogne mon moral, l’uppercut est puissant. Trois jours de marche, même ponctués d’une nuit à l’hôtel, suffisent à me dégager des normes et à tâter la marginalité. Je le constate en fin de journée, lorsque températures frôlent zéro degrés et que l’on m’indique un lieu ou tirer mon hamac :

« Peu avant l’entrée de Forbach, dans la vallée de la Kauersbach, derrière de verdoyantes prairies coiffées de bucoliques cabanes à usage agricole, je trouvai un autre kiosque, plus grand cette fois-ci. Un homme, propre sur lui et au volant d’une grosse Mercedes rutilante, s’arrêta à mon niveau. De brefs échanges, nous en tirâmes la conclusion qu’il m’était possible de m’installer ici. Il remonta la vitre teintée de son intérieur cuir, bien chauffé. Dans le reflet, j’aperçus ma dégaine peu appréciable, celle du type qui vient d’enregistrer une marche de 25 kilomètres en montée, en descente, dans la brume, sous la grêle, au soleil, à déjeuner comme un clandestin dans une salle de musée, à ne pas savoir où dormir. Lorsque je disparus dans le gaz d’échappement de son diesel, je pensai au titre du Goncourt de 2019 : Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon ».

À lire dans l’Agora :

📅 16 octobre

🥾 23,9 kilomètres
📈 1 150 D+ / 450 D-
📍De Forbach au Kleine Grinde
☁️ Météo froide, essentiellement couverte

Cette quatrième journée est l’une des plus harassante du voyage. Sans vraie pause, je progresse dans une météo sombre, peu agréable. Je ne sors pas mon carnet de la journée, à l’exception du soir même où je trouve refuge sous un bâtiment de béton qui jouxte l’immense tour radio du Kleine Grinde. J’inscris alors les lignes suivantes :

« Ce matin, depuis mon hamac, je guettai le jour, timide. Les lumières étaient froides et fades, fantastiques et harmonieuses. Des fantômes dansaient au loin, dérobés à l’entrée des forêts. Je posai le pied sur un plan d’herbe recouvert d’une fine couche de gel. Mes pas crissaient, l’hiver était arrivé. La beauté du réveil se transcende par instants dans les enchaînements de mouvements précipités qui poussent l’homme à affronter le grand froid. Face à la nature, il n’est plus rien sinon une proie, incontestablement vulnérable. Il travaille ses parades, remue ses doigts, double ses couches, fourvoie son corps dans une danse macabre qui tourne autour de son sac. Dans mon cas, je ne visai qu’un seul objectif : gagner une Bäckerei dans le centre de Forbach.

[…]

Les jours ne se ressemblent pas mais il planait ce matin comme une sensation de déjà-vu. En direction des lacs de Schwarzenbach-Talsperre et de Herrenwieser, les chemins étaient larges et forestiers, facilement praticables. Sur un gros épicéa, des écureuils menaient une rude bataille dans une farandole de cris stridulants. Dans le ciel, l’azur chassait les nuages et le froid, malgré mon ascension, diminuait. Je m’étonnais du nombre de cabanes privées qui essaiment les bois, rendues inaccessibles à cause de portes et volets verrouillés par de multiples points et tours.

[…]

Peu avant de trouver refuge sous ma casquette bétonnée, je gagnai les 1 135 mètres d’altitude du Kleine Grinde, une crête coiffée d’installations radio et météo. L’heure était tardive et le soleil partait se coucher. La scène était presque tragique, comme si le ciel officiait une scène sur laquelle on s’apprêtait à assassiner le soleil. Pour commencer, il empruntait des nuances fauves et disparates. Les nuages, emmêlés entre eux, absorbaient les couleurs chaudes de l’astre qui prenaient alors l’apparence de boules de coton maculées de sang. Pour terminer, les premières étoiles apparaissaient dans une nappe mauve, tiédies des dernières lueurs de la vie. Ce spectacle était peut-être trop pour ma solitude. Une larme, miroir d’exaltation, humidifia ma joue.

[…]

Le vent hurlant me poussa à l’abri, comme une feuille soufflée contre un parapet. Il était 19 heures passées de 30 minutes et je commençai à écrire ces lignes ».

📅 17 octobre

🥾 18,3 kilomètres
📈 550 D+ / 970 D-
📍Du Kleine Grinde à Saint Ursula
🌥️ Météo froide, essentiellement couverte

Je me réveille le corps endolori d’une nuit passée sur le béton. Mon sac sur le dos, je reprends rapidement la route. En direction d’Ottenhöfen, le Mummelsee constitue une première pause. C’est un lac mystérieux analogue dans son paysage au lac Pavin, mais qui cultive de nombreuses légendes. Je rapporte à son sujet :

« Le Mummelsee nourrit depuis plusieurs siècles l’imaginaire des habitants qui le fréquentent. Beaucoup parlent d’ondines, ces créatures marines endémiques des mythologies nordiques, qui dans les légendes locales s’appliquent au bien-être des personnes qui les rencontrent.

Un conte relate que les ondines du Mummelsee, une fois hors de l’eau, devaient absolument retrouver le lac avant une heure donnée, sous peine de trouver une mort lente et insoutenable. Or, un jour que l’on croyait beau, un homme tellement épris de sentiments pour ces divines créatures décida de reculer les aiguilles du temps pour profiter encore de leur compagnie. Leurrées, elles gagnèrent le Mummelsee trop tard et périrent dans les eaux obscures du lac ».

Schwarzwald

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Pour le déjeuner, j’ai quitté l’itinéraire du Westweg et me retrouve dans la petite bourgade d’Ottenhöfen. Je profite de ce brin de civilisation pour quelques courses et une mise à jour de mon itinéraire. « Je repère un chemin qui remonte une enfilade de cascades et traverse un peu plus loin un genre de complexe ecclésiastique ». Je retrouverai le balisage rouge du Westweg qu’une poignée de jours plus tard

En soirée, la fatigue m’assaille. Je suis désespérée de ne pas trouver de cabane à mon goût, comme on en trouve dans les Vosges. Avant que le vent ne souffle avec véhémence sur mon camp, je noircis mon carnet d’un léger coup de gueule :

« Un goût amer se mêle à mon dîner, celui de la déception. Je crois peiner à trouver mon bonheur dans cette forêt. Le sentiment de voguer de déceptions en déceptions grandit d’un bivouac au suivant. Genou cassé, météo houleuse, surprise de ne pas trouver un massif aussi accueillant que les Vosges peut-être ? Camille me répète régulièrement qu’il n’est d’aucune nécessité de comparer les uns et les autres. Je tombai néanmoins à nouveau dans ce piège, à m’assurer que la Schwarzwald reflétait une rigoureuse symétrie de son massif voisin, dressé de l’autre côté du Rhin.

[…]

Ce soir, j’ai monté mon camp à la lisière intérieure de la forêt, à mi-chemin d’un abri fait de trois murs et d’autant d’ouvertures sans fenêtre, et du complexe ecclésiastique auquel je faisais référence plus haut. En contrebas de mon hamac, sur une robe de bitume lissée par la nuit, des camions se succèdent, chargés des carrières ou scieries de la région, partis pour des trajets infinis. Leur ronronnement est puissant, trop pour apprécier cette soirée. Mon lit est suspendu mais je suis affalé sur mon matelas, à même le sol. La flamme de mon réchaud éclaire les bois plongés dans l’obscurité. Ils bougent et craquent. Les bêtes curieuses sont, elles aussi, venues assister au défilé lumineux qui prend place sur la grande route ».

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📅 18 octobre

🥾 17 kilomètres
📈 560 D+ / 490 D-
📍De Saint Ursula au Schäfersfeld
🌧️ Météo froide, essentiellement couverte avec averses

Je poursuis mon itinéraire hors du Westweg. Je découvre l’abbaye d’Allerheiligen dans laquelle je m’attarde peu, déçu par cette « magnifique ruine, échouée au milieu de constructions dites modernes mais déjà flétries par les secousses intarissables des saisons ».

Malgré les vallées bucoliques et le soleil présent par ondées, le moral se dérobe dans mon ombre. Je gagne Oppenau ou je trouve un café associatif qui veut bien accueillir mon esprit esseulé. Le sourire à nouveau pendu aux lèvres, j’écris :

« Au Tourist Information, une dénommée Anna m’indique qu’un café associatif est ouvert et que je devrais pouvoir y trouver refuge. Sur la rue principale, la devanture ressemble à ces locaux abandonnés typiques des centres-villes inanimés. Une grande baie vitrée floquée d’autocollants bigarrés donne sur une salle blanche éclairée de néon à la luminosité exsangue. Des personnes âgées assises autour d’une table racontent le monde. Peut-être propose-t-on une nouvelle recette d’Apfelkuchen ; peut-être prend-on des nouvelles du petit-fils de la voisine. Une dame, indéniablement plus jeune, me fait signe de contourner le bâtiment pour entrer. La porte d’entrée est effectivement condamnée par un grand tableau aux nuances abstraites qui suggèrent les denses paysages de la Schwarzwald.

Je rentre et, sans juger mon expression désespérée, on m’invite à m’installer. Je me rappelle cette parole du Christ rapportée par Matthieu (Évangile selon Matthieu, 5.45) : « [Dieu] fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et les injustes ». Dans cette paroisse, on traite chacun sans jugement liminaire. L’apparence n’est pas un critère d’admission, on y pénètre comme celui qui cherche le réconfort, seulement.

Je parle peu puisqu’on ne s’exprime ni dans la langue de Molière, ni dans celle de Shakespeare. Un homme, membre de l’organisation au regard de son jeune âge supposé-je, s’exprime toutefois dans un anglais volubile. Il m’explique qu’il s’agit d’un lieu d’accueil inconditionnel dans lequel les activités proposées tiennent à nourrir la vie sociale d’Oppenau. Des repas financés par les dons des bénéficiaires sont proposés plusieurs fois par semaine. Des expositions sont tenues, comme l’illustrent les tableaux naturalistes qui décorent les murs. Des réunions sont régulièrement organisées, à l’instar de celles traitant des violences conjugales. L’homme me tend un tract qui verbalise les ambitions de cette association populaire. On y appuie ses propos, précise les coordonnées et les horaires d’ouverture. Quand je le remercie, il me demande si une soupe chaude me conviendrait ».

Cette ambiance me réconforte. Dans les vallées désolées par l’exode rural, une flamme demeure. Je reprends la route, chargé de motivation, pour trouver une jolie cabane perchée au sommet d’une piste de parapentistes. Je conclus :

« La cabane proche du col de Schäfersfeld ouvre sur une piste de décollage pour parapentistes. De fait, le terrain dénudé dévoile un panorama spectaculaire sur la vallée de Rench. Lorsque les larmes du ciel s’estompent pour de bon, des nuages éparpillés démarrent de farouches batailles entre les montagnes. Je suis seul au cœur d’un monde pourtant gigantesque. En vagabond grimé à la limite du respectable, je suis reclus dans ma cahute. J’observe inlassablement au travers de la porte d’entrée la vie qui scintille au fond de la vallée, comme peut-être le faisaient les brigands et autres truands dérobés dans les grottes et forêts ».

📅 19 octobre

🥾 15,4 kilomètres
📈 450 D+ / 450 D-
📍Du Schäfersfeld à la Kreuzsattelhütte
🌧️ Météo pluvieuse

Cette journée est pluvieuse à souhait. De fait, je marche peu et avance en saut de puce, d’une cabane à la suivante. Le soir seulement, je trouve l’énergie suffisante à consigner mon carnet :

« Peu à raconter à l’égard de cette journée nébuleuse. Mon genou semble mieux se porter mais la fatigue, désormais, me rattrape. Je continue d’apprécier le romantisme de cette insondable forêt, malgré la pluie qui fouette les sentiers détrempés.

Dans l’après-midi, je m’arrêtai face à une ouverture spectaculaire, endémique de ces épisodes pitoyablement humides. Dans les vallées aux mouvements houleux qui semblent ne jamais vouloir s’arrêter, une brume cocasse s’attachait aux nuances sauvages des forêts. Des jeux d’ombres couraient sur les massifs, cultivant avec mystère la profondeur inexplorée de cette densité. Sur mon chemin, la tête relevée vers l’horizon, j’étais pareil au Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, perché sur son éperon rocheux. Face à l’immensité romantique, j’admirais avec fougue l’esthétisme de notre monde, petite perle luisante au royaume de beauté

PS. J’ai rattrapé le Westweg ce jour ».

📅 20 octobre

🥾 13,2 kilomètres
📈 250 D+ / 750 D-
📍De la Kreuzsattelhütte à Hausach
🌧️ Météo pluvieuse

La pluie a ralenti mais le vent souffle effroyablement sur les cimes élevées de la Schwarzwald. Après une semaine sans douche, je décide de m’arrêter à Hausach pour trouver un hôtel. J’y arrive un vendredi et après une belle promenade en nature, je crains le tumulte de l’urbanisation. Je rapporte ainsi :

« J’atteins Hausach en début d’après-midi, après un déjeuner ô combien venteux au sommet du Spitzfelsen (570 m). La ville est une longue traînée de béton dans laquelle s’engouffre une dense circulation. Les rues sont bruyantes et respirent le gazole. À l’approche du bourg, les murs abandonnent leurs styles industriels et impersonnels pour revêtir une architecture gothique, au moins certainement germanique, tristes et peu accueillants.

Tout va très vite, comme la bobine d’un film qu’on aurait décidé de projeter à 60 images par seconde. Dans le brouhaha de la circulation, les gens ne se regardent pas, ou alors au travers du téléphone qui les distrait. Nous sommes un vendredi, ils s’impatientent de trouver le chemin du week-end. Même son de cloche aux arrêts de bus où les yeux fatigués roulent sur la grisaille des trottoirs. Dans ce décor morne et sans nuance, je marche en terra incognita, hostile à l’égard de ma vertu ».

📅 21 octobre

🥾 10,5 kilomètres
📈 780 D+ / 200 D-
📍De Hausach à Prechtaler Schanze
☀️ Météo azurée

La météo rythme ma progression. À la sortie de Hasauch, je me réjouis du retour du soleil et inscris plus tard :

« Le sentier reprend vie ce matin. Dardée des rayons flamboyants qui parviennent à se frayer un chemin dans l’épais talus nuageux, la Schwarzwald s’illumine. Les couleurs sont vives, les impressions extraordinaires. La montée qui sépare Hausach du Farrenkopf (789 m) ne présente rien d’herculéen. Hercule lui-même s’en serait régalé. Une légère brise stridule entre les rameaux qui se déshabillent. Les feuilles planent dans de larges mouvements, souples et délicats, jusqu’à l’atterrissage maîtrisé sur le sol rendu fauve. L’automne subjugue le paysage, enrobé de couleurs tièdes et sensuelles. Où se planquent donc les peintres romantiques qui, mieux que personne, transmettent avec ingéniosité l’émotion procurée par cette nature au crépuscule de l’année ?

J’arrive suant au sommet, auprès d’une belle cabane robuste et ouverte. Je loue à l’extérieur de cet emplacement panoramique quelques centimètres d’un banc orienté vers le midi. Sa peau est chaude, luisante, érotique presque. Je me déchausse, une première depuis longtemps. Mes chaussettes humides sèchent tandis que mes orteils saluent l’astre solaire. Sous l’effet de la chaleur, je prends le temps d’organiser un déjeuner royal. Je tranche avec attention de menues portions de pain et de fromage. J’y ajoute un peu de charcuterie et une belle bolée de graines. En dessert, je me satisfais d’un kiwi et de biscuits fourrés au chocolat. Le thé vert m’achève, et je ferme les paupières face au soleil qui me martèle de son pouvoir assommant. Mon visage écarlate s’enorgueillit du paysage. La lumière, après l’eau, est la seconde source de vie, la bénédiction de tout être en errance, en quête secrète mais indéniable de chaleur ».

Dans la soirée, je tire mon hamac entre les arbres d’une forêt aspergée des lumières étincelantes du couchant. À nouveau, je trouve une poignée de champignons (des coulemelles) que je cuisine en bouillon. Puis le vent, ce suppôt de la météo, vient hurler, encore et toujours. Je finis toutefois par trouver sommeil, bercé par son chant laconique.

📅 22 octobre

🥾 22,8 kilomètres
📈 420 D+ / 730 D-
📍De Prechtaler Schanze à Brend
☀️ Météo azurée

Je me réveille d’une nuit venteuse, presque frigorifié. Je remballe mes affaires rapidement avant d’aller trouver refuge dans un luxueux hôtel, le temps d’un café allongé. Puis je retourne sur les chemins, et constate que le visage sud du Westweg n’est pas symétrique à celui du nord. J’écris :

« L’orographie du sud du Westweg ne partage pas les mêmes reliefs qu’au nord. Les vallées sont nettement plus larges, formant parfois de grands bassins au fond desquels villages et campagnes se côtoient. La courbe de niveau s’étiole régulièrement au-delà des mille mètres, où de nombreuses chaumes peuplées de fermes semblent avoir dévoré la Schwarzwald. Les pentes ne sont plus aussi raides qu’aux premiers jours. Sur les hauts sommets, le terrain s’aplatit comme s’il était oppressé par les nuages qui cavalent en régiment ici et là. Les teintures du paysage demeurent analogues, quoique plus disparates. Les nuances de vert se comptent en centaine, en millier peut-être. Les forêts moins denses filtrent plus de lumière et retirent un peu du caractère impénétrable de la Schwarzwald. Sous l’effet du soleil, les décors empruntent des allures clairement bucoliques. La carte postale de la belle ferme allemande au milieu de ses riches pâtures est fréquente. Les éoliennes, à mon grand désarroi, sont plus nombreuses. À l’orée de certains bois, la rotation de leurs pales déchiquette les vents dans un son énergique et feutré à la fois. Les animaux sauvages peinent à s’affirmer, à la différence des vaches dodues qui ruminent sans arrêt sur les chaumes, à un rythme calibré par le tintement de leurs cloches appelant aisément le souvenir des estives alpines ».

Schwarzwald

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Dans la soirée, je fais une première halte à Brend, au sommet de sa grande tour de pierre. Des sommets des Alpes, culminant à plus de 4 000 mètres, me tendent les bras. En revanche, le vent continue de souffler, alors je pars trouver refuge dans le creux d’une forêt.

📅 23 octobre

🥾 24 kilomètres
📈 600 D+ / 510 D-
📍De Brend à Weißtannenhöhe
🌧️ Météo couverte avec averses

C’est une journée pluvieuse et les chemins longent une grande route empruntée de nombreux véhicules. Je progresse sans effort, ni grande motivation à vrai dire. Dans mon carnet, j’inscris :

« Les paysages se dévoilent comme de grandes nappes que l’on secourait sur une table apprêtée pour un immense banquet. Entre les rondes collines, les pâturages sont nombreux et verdoyants. Les forêts, touffues, jaillissent dans l’ombre des fermes cossues où les vaches en promenade ruminent machinalement. Les chemins forment des plis infinis qui rallient chacun de ces lieux, dessinant dans les recoins des cartes des courbes imprécises.

Je progresse sans effort particulier, malgré le ciel qui me tient à nouveau en joug. J’avance comme ces soldats inconnus jadis envoyés sur le front. Je marche pour le conditionnement de ma propre liberté. Sorti de ma tranchée, je lutte contre la pluie qui scellera en temps voulu mon existence à un misérable sort.

Au niveau de Neueck, le Westweg colle une vilaine Hauptstraße, numéroté 500 sur les gros panneaux jaunes qui la fleurissent. Cette langue de bitume sabre mon bucolique terrain de jeu. Pour transporter des hommes, des marchandises et des idées, la modernité avale plaines et forêts. Elle strie le paysage et trace de nouvelles frontières. Elle donne l’impression d’affranchir alors qu’elle emprisonne. Les solides remparts de la Schwarzwald s’effondrent en un tas de poussières, Dame Nature abdique. La reine dépossédée de son royaume subit les affres d’une révolution qui la rend sujette à un diktat sans pitié ».

Après une belle et longue pause à Thurner, je trouve refuge sous un abri qui me permet de tendre mon hamac. Les prévisions météo pour les jours à venir sont houleuses. Il s’agit de ma dernière nuit sur le Westweg.

📅 24 octobre

🥾 7,6 kilomètres
📈 20 D+ / 350 D-
📍De Weißtannenhöhe à Titisee
🌧️ Météo pluvieuse

Les prévisions sont unanimes. La Schwarzwald, le Westweg et les régions à l’entour se couvrent pour les jours à venir de précipitations par dizaines. Une longue descente me sépare de Titisee où une gare dessert Freiburg. C’est décidé, je rentre.

En attendant le train, je trouve le confort d’un luxueux hôtel où j’écris ces ultimes lignes :

« Mon exploration de la Schwarzwald s’achève ainsi, dans le velours confortable d’un luxueux hôtel qui regarde les eaux du Titisee. Cette grande bâtisse revêt d’innombrables petites tuiles de bois brun, percée par endroits réguliers de volets verts comme la Schwarzwald. Dans la salle de restaurant, on respire un luxe mesuré, presque pudique. Une baie vitrée panoramique filtre une lumière tremblante, secouée par les pluies. Dans les recoins, de petites lampes scintillent. Leurs lueurs chétives lèchent un bois très dur, justement lustré. Les ornements y sont multiples, fins et détaillés, comme s’ils avaient toujours été. Derrière les fenêtres, l’air est dense. La surface du lac, martelée de pluie, endosse une apparence capitonnée.

Dans la brume indistincte, le Feldberg (1 493 m), n’est plus un objectif que je désire atteindre. Le toit de la Schwarzwald, situé sur le Westweg, dessine le songe, tout simplement ; sinon la liberté de tracer son propre chemin, de se nourrir des soubresauts du terrain, la paresse de partir à l’assaut d’une météo que les prévisions annoncent dantesques.

Affalé dans mon fauteuil, bercé par le murmure étouffé des serveurs qui s’agitent proche de la cuisine, je me régale de la chaleur de l’hôtel et du paysage figé dans la brume. Sur le coin de la table s’empile une poignée de cartes postales aux clichés flamboyants, représentations de lacs azurés et de forêts illuminées. « Drôle de contraste avec la réalité », souris-je. Peut-être se figure-t-il dans cette scène l’essence même du voyage : il ne s’agit ni de gagner une destination, ni de profiter d’un chemin ; il s’agit d’apprendre à discerner le faux du vrai, le mensonge de la vérité, l’artifice de la réalité ».

Schwarzwald

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Commentaires

2 réponses à “Autour du Westweg, dans les entrailles de la Schwarzwald”
  1. Avatar de BEAUPERIN

    Merci pour ce voyage Simon, humide mais rafraîchissant à plus d’un sens !
    Mention spéciale pour les photos dont j’adore la lumière et la composition souvent pudique, bravo 🙂

    1. Avatar de Simon

      Merci Loïc pour ton retour. Photographier au numérique apporte des couleurs différentes, je le concède. Au plaisir d’en partager de nouvelles.

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