Sur les frontières du Ponant


Au retour de mon périple sur les frontières du Ponant, j’écris un article pour Carnets d’Aventures. Je reviens sur les trois mois qui ont marqué le dernier hiver, durant lesquels j’ai marché près de 1 600 kilomètres jusqu’aux confins de la Bretagne.

📸 Les photographies publiées dans ce billet ont été capturées à l’argentique par le regard de Franck, qui m’a rejoint sur une partie du périple sur les frontières du Ponant.

🔗 Retrouvez l’article original sur Carnets d’Aventures.

Brèves de comptoir :

Les voyages fascinent puisqu’ils ne s’achèvent jamais. Parti à la découverte d’un coin du monde, on pense déjà à en visiter un autre. La fuite vers l’aventure s’installe tranquillement dans l’ordre établi, la sédentarité devient un concept obsolète. Les interrogations, elles, franchissent les générations. Bruce Chatwin avant moi et les autres se demandait déjà « ce qu’il faisait ici », prévoyant un inévitable prochain départ.

L’été réchauffe la Bretagne cependant que je chevauche ma monture d’acier. Je roule du Conquet, port échoué aux frontières du Finistère, vers une destination encore floue. En bordure de route, un chemin grimpe le long d’abruptes falaises, descend au creux de criques esseulées. Des marcheurs courbés sous le poids de leur sac à dos regardent l’océan. Ils sont équipés pour plusieurs jours, sinon semaines. Ils se promènent le long de ce sentier jadis fréquenté des douaniers.

Plus loin, faisant halte à Brest, je déplie une carte et tire un calendrier. Le sentier des douaniers existe bel et bien, balisé par les célèbres bandes rouges et blanches du GR34. Il quitte Saint-Nazaire et trace son chemin jusqu’au Mont-Saint-Michel. Les guides évoquent 2000 km et autant de souvenirs impérissables. Soit.

L’agrément de l’excursion

Je pratique l’itinérance depuis plusieurs années désormais. Profondément touché par les « villages ambulants » qui égrenaient les chemins de Compostelle, je me jurai, lors de cette première grande tribulation, de faire de ces balades sans fins ma « légende personnelle », puisque « c’est justement la possibilité de réaliser un rêve qui rend la vie intéressante » (Paulo Coelho dans L’Alchimiste).

Dans le cosmos insondable de la randonnée, j’appartiens aux extravertis. Sur mon dos, je porte une chemise en coton épais qui prend trois jours à sécher et dans mon sac, je transporte une machine argentique lourde comme un âne mort.

Pour découvrir la Bretagne, je préfère m’échapper lors d’une période peu commune, plutôt froide et humide, coincée entre l’automne et le printemps. Sur le calendrier, je sélectionne deux dates : le 22 décembre, premier jour de l’hiver, et le 20 mars, premier jour du printemps.

Soyons honnêtes, cette période est motivée par deux arguments. En premier lieu, l’hiver breton attire les touristes comme la pluie en été. En d’autres termes, je soigne mon agoraphobie naissante en m’offrant le privilège d’arpenter des chemins baignés d’une relative solitude. En second, je considère l’hiver comme une épreuve à relever. La rudesse d’un climat perclus d’alertes météorologiques accule la méditation dans de houleux retranchements.

Pour une rare fois, je ne me préoccupe guère de la géographie. Je sais d’où je pars (je vis à Rougé, champêtre bourgade sise aux portes de la Bretagne), mais je ne sais pas où je m’arrêterai. Quand est la seule conjonction qui vaille.

En guise de frugale préparation, j’implore la sérendipité. Sur la carte, j’esquisse un vague trait qui descend la Vilaine, rattrape le Morbihan, poursuit en direction du Pen ar Bed (comprenez le Bout du Monde), rattrape le Mont-Saint-Michel avant de rentrer à Rougé. En route, je m’abandonne aux loisirs du hasard.

À lire dans l’Agora :

Les premières caresses du voyage

Sur la montre attachée au poignet, les chiffres digitaux indiquent le 22 décembre, les aiguilles 15 heures. Je viens de hisser mon sac à dos plein du matériel du bipède en itinérance pédestre, auquel j’ai ajouté des livres, des carnets d’écriture et mon appareil photo argentique.

Je me tiens dans le chambranle de la porte, ému de quitter les miens pour trois mois, ravi de partir explorer les frontières qui composent le Ponant. Je fantasmais ce départ depuis l’été précédent. Pourtant, au moment de poser le premier pas, une vague de panique me secoue. Dans mes carnets, j’écris :

« En infatigables marcheurs, on s’excite de transporter nos carcasses sur la route, de retrouver une vie d’ascète, d’embrasser les méandres des chemins. En revanche, on peine à dire au revoir. S’arracher aux siens est l’étape la plus difficile d’une aventure au long cours ».

Même à serpenter proche de la maison, l’effroi embrasse nos émotions. Je me remémore toujours l’annotation d’une carte postale exposée dans un musée de Ljubljana en Slovénie : « I went to look : the bread seller was the same, the woman in the bank too. What about me ? » Voilà une curieuse problématique à l’égard de cette crainte : qui de celui qui voyage ou de celui qui demeure change le plus ?

Le ciel est plombé par de lourds nuages, guère pluvieux, fâcheusement venteux. Je remonte les voies vertes en direction de la Vilaine. J’entame mes premiers bivouacs dans les bocages froids et déserts de l’hiver. La Bretagne est grisonnante. Ses maisons de granit miroitent un sentiment d’abandon. Bientôt, l’Atlantique apparaît sous un jet de lumières. J’écris lors de cette journée :

« L’approche de la côte est inondée d’un soleil d’or pur, brillant à souhait. Le souffle du vent chasse au loin l’épaisse couverture nuageuse qui cachait jusqu’alors le drap d’azur. Entre mer et terre, des falaises se dressent vers le ciel. La végétation, imbroglio de touffes disparates, s’en empare avec soin. De timides rouleaux se laissent choir à leurs pieds dans une mélodie qu’aurait admirablement jouée une horde de percussionnistes feutrée. Sur les hauteurs, une muraille de pins s’érige face aux vents. Je m’assois contre l’un de ces géants, à guetter l’horizon. La plate ligne resplendit de lumières s’échappant dans l’embrun de l’hiver, pareil aux innombrables songes envolés vers d’autres univers. »

Le voyage est une caresse pour les esprits angoissés. Promptement, je me lie au chemin qui défile à la vitesse de mes pas. L’esprit se siphonne par lui-même, invite au tri. Je sermonne alors que nous finirons tous par changer : ce voyage dans ma définition du monde ; leurs entreprises dans leurs rapports au quotidien.

Pour me rassurer, je pense aux miens, même s’ils ne me manquent pas. Sauf Elle et ses yeux d’argent, qui me rejoindra à deux reprises au cours du périple.

Poésie aux frontières du Ponant

La Bretagne, sans surprise, essuie une déferlante de tempêtes. Je ne prends plus le temps d’enregistrer les journées sans soleil, seulement j’avance à travers routes et chemins, à tenter de m’enivrer de chaque instant, à faire du Ponant une poésie vivante.

Je découvre dans le théâtre de l’hiver une région méconnue, révoltée, farouche, romantique à souhait. Je découvre aussi le double visage d’une économie balayée par les résidences secondaires. Le journaliste Benjamin Keltz titrait son dernier ouvrage avec justesse : Bretagne secondaire — Aux pays des volets fermés.

J’adapte mon itinéraire pour éviter les pluies ou me protéger des vents. Parfois, je fuis la côte pour explorer les terres. Après Vannes, je traverse landes et forêts ésotériques, parsemées de monolithes millénaires et de chapelles séculaires.

Depuis Lorient, un bateau (unique exception motorisée de ces trois mois) me débarque sur un joyau que l’on appelle Groix. Je rêvasse le long des plages infinies, bercé par la houle qui frappe le rivage.

À Concarneau, on me présente une brasserie coopérative. Je goûte une bière excellente et je comprends qu’il existe encore des irréductibles face au capitalisme exacerbé.

À la pointe du Raz, je gribouille ces notes :

« Je poursuis mon escalade entre les rochers. Au contact de la peau grêlée du granit, j’écarquille les yeux. La lumière nuance deux couleurs : l’ardoise miroitante de l’océan et l’étain revêtu par le récif. Dans un jeu funambule, je longe des blocs saillants que la marée ondoyante engloutie délicatement. Je barbote dans quelques flaques avant de me dresser en éperon face au ciel mêlé à l’infini. Je suis esseulé, au Penn ar Bed. Je viens de gagner une pointe qui appelle au retour, le Raz étant la longitude la plus occidentale de cette aventure sur les frontières du Ponant. Autour de moi, le bleu est synonyme de néant, le gris de murailles infranchissables. Au-delà du minuscule rocher de Gorlebella (« la roche la plus éloignée » en français) et de son phare, Sein est le tremplin pour les terres inconnues de mon imaginaire. Des forêts insondables, des montagnes charnues, des villes grouillantes, des cultures méconnues : tous nourrissent le gamin qui ne cesse jamais de grandir. Mais je fais un piètre nageur et nulle barque ne m’invite à la navigation. Alors je demeure coincé, prisonnier de ma propre liberté. Et pourtant, je me couvre d’un profond sentiment de satisfaction. Je me sens bien ».

L’itinérant n’est pas une machine

Je suis rendu à la moitié de la saison. La carte dépliée sur la terrasse d’un café, je trace un trait par-dessus l’ancien pour m’assurer de gagner le Mont-Saint-Michel avant le 20 mars. Je m’épargne la presqu’île de Crozon et le Léon pour couper en travers des terres par les montagnes sombres de l’Himalaya breton.

L’itinéraire est extrêmement humide. La photographie est difficile. Les pellicules noir et blanc produisent des couleurs mornes, cernées d’ennui. Depuis la vague de froid qui voilait le Ponant début janvier, une mousson arrose dédaigneusement les terres bientôt submergées. Les sentiers sont détrempés, les maraîchers font pâles figures et sur les marchés, l’abondance des précipitations cristallise toutes les conversations.

Je suis sous tension, le corps rincé par la pluie, le crâne lacéré par une céphalée, l’esprit définitivement mis à l’épreuve. Dans mon carnet, j’inscris :

« Au Faou, une première averse m’arrose lamentablement. D’autres suivront, trop nombreuses à mon goût. “Celui qui parle de l’avenir est un coquin, c’est l’actuel qui compte. Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots”, écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. Sous les pluies diluviennes, je ne cesse pourtant de penser aux lendemains que j’espère meilleurs. Le présent se borne à une vaine lecture cartographique où je me plais à imaginer quelques raccourcis. Les yeux rivés sur le futur, j’en oublie le présent. Je me contente de suggérer que le gain d’une poignée de kilomètres avant Morlaix signifie une économie de pas sous la pluie. Autrement écrit : moins de temps à subir l’oppression de ce fichu ciel, victime malheureuse de sa propre perdition. Pourtant, des éclaircies changent derechef les plans et finissent à plaidoyer en faveur de Céline. Personne ne maîtrise l’avenir. Penser qu’il pleuvra jusqu’au bout de la nuit se veut, en effet, un discours aux asticots. La seule action qui vaille s’inscrit dans l’instant, marque le présent. »

Et le prochain ?

De retour sur le sentier des douaniers, je m’émerveille des formes incongrues de la Côte de granit rose, plus loin des caps d’Erquy et Fréhel. Je rencontre des personnalités singulières qui partageront un café, un repas, un lit, un toit, quelques kilomètres voire plusieurs jours de marche.

Je touche des yeux Saint-Malo lorsque l’odeur du printemps entiche mon espoir. Les ciels azurés se multiplient. Enfin. Une journée, je me permets de marcher sans ma chemise cotonnée. Dans un supermarché, un enfant me pointe du doigt en demandant à son père : « Il vit dans la jungle le monsieur ? ».

Désormais, le 20 mars apparaît si proche, comme une date ressurgit des abysses du temps. Le 15 mars, depuis la pointe du Grouin, le Mont-Saint-Michel surgit dans la brume comme un fantôme hantant les couloirs de la forteresse du rêve. L’émotion est palpable.

Je m’offre l’un de mes derniers bivouacs sous la casquette bétonnée de l’un des milliers de bunkers du mur de l’Atlantique avant de séjourner sur la huitième Merveille du monde. Cinq jours plus tard, je pose le pied à Rennes. À l’image du sac à dos, de mes carnets et de l’appareil photo. Puis je retrouve la maison, les miens, ses yeux d’argent.

Une vague panique me surprend, m’enlace sans que je donne mon consentement : quand donc débutera le prochain voyage ?

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Commentaires
  1. Avatar de Pierre Godest
    Pierre Godest

    Salut Simon,
    J’espère que tu vas bien,
    Je t’écris pour savoir si tu pouvais me dire comme tu as créer ton site internet ? Il a la classe et je cherche à en créer un aussi en ce moment pour donner à voir mon travail !

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