Septembre 2024. Franck et Simon sillonnent les routes du Royaume-Uni pour rencontrer les hommes et les femmes qui, jadis, donnaient vie aux lieux emblématiques de régions industrielles désormais désuètes. Du Kent au Yorkshire en passant par le pays de Galles, la focale et la plume s’entretiennent avec des personnalités qui racontent leur histoire et témoignent d’un passé lourd de sens.
Dans cet extrait tiré de Memories of Coal, Franck et Simon se promènent sur les vestiges de la cokerie d’Orgreave dans le Yorkshire, théâtre de sanglants affrontements entre mineurs en grève et forces de l’ordre.
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🖋 Le texte a été rédigé par Simon.
📸 Les photographies ont été capturées à l’argentique par Franck ↗︎.
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Memories of coal
Ce billet est extrait d’un long travail d’enquête qui donne naissance à, en 2025, à l’édition d’un reportage écrit et photographié : Memories of Coal.
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Midi passe et le soleil lutte hardiment contre les averses et les nuages. Bientôt le ciel se dégage, comme s’il courait sur les bandes interminables de l’arc-en-ciel né de la dernière pluie. Franck et moi roulons trente minutes à peine depuis Cortonwood et, à l’approche
d’Orgreave, nos yeux détaillent le paysage à la recherche d’un vestige minier. « C’est comme à Cortonwood, il n’y a plus rien, en fait », soupiré-je à Franck.
Nous sommes fatigués des tours de voiture que nous nous infligeons pour ne pas trouver un mémorial qui ferait écho aux mines, aux grèves et aux violences policières. Nous préférons nous garer en marge d’un lotissement aux maisons trop neuves, trop droites et trop propres pour être vraies. Hors de la voiture, les idées s’éclairciront. Orgreave, davantage que le théâtre de violents affrontements, est devenu la vitrine de promoteurs immobiliers. Un projet que les cols blancs renomment Waverley et qui, peut-être, indique la crainte éprouvée face à leurs propres ambitions : en anglais, waver signifie « vaciller ».
Je viens d’abandonner Franck aux lueurs du ciel qui subliment ses clichés. En solitaire, je progresse d’un pas paresseux vers le parc et les étangs qui jouxtent le lotissement et remplacent les installations minières disparues. Plantés au milieu de cette Angleterre industrielle, les plans d’eau sont aussi plats et sombres que deux taches d’huile sur un pantalon beige.
Mon regard balaie les blés sauvages qui poussent ici et là. La terre se couvre d’une généreuse chevelure blonde dont les pointes dansent au vent. Plus haut, au pays des arcs-en-ciel, des oies cendrées volent en direction du sud et chorégraphient un « V » qu’elles seules maîtrisent à merveille. Des enfants courent sur le chemin, suivis de leurs parents et de leurs chiens.
Le décor est champêtre et nul n’aurait songé qu’une mince poignée de décennies en arrière, le charbon meurtrissait ce lieu bucolique d’une cacophonie minière. Moi-même, malgré mes recherches, bien que mon regard scande avidement chaque courbure du paysage, je peine à lire l’histoire qui chamboula cette minuscule localité.
Pour prendre de la hauteur, je grimpe sur une colline au sommet de laquelle se dresse le mémorial que Franck et moi cherchions plus tôt. Il s’agit d’un bloc de pierre massif dans lequel un certain Andrew Vickers a grossièrement taillé la figure d’un mineur chapeauté de son casque. Une plaque explique que le monument est dédié aux travailleurs de la mine d’Orgreave, ouverte de 1851 à 1981. À côté, une pile de tranches de pain de mie abandonnées en pagaille par des promeneurs rassit avec le temps.
« Voilà ce qu’il reste d’Orgreave, de son charbon, de ses hommes et de ses batailles », soliloqué-je pour m’assurer que je ne suis pas en train de rêver. Face à moi, le vaste chantier de constructions résidentielles du projet Waverley poursuit son œuvre : 3 000 maisons écologiques dressées sous un tsunami de toits, ou sous un raz-de-marée d’ardoises – je ne sais pas quelle métaphore est la plus pertinente. Plus loin s’étirent des zones commerciales et industrielles. Des employeurs de renom y trouvent leur place : Boeing, Rolls-Royce, l’université de Sheffield ou encore l’hôtelier Marriott. Pareils à Cortonwood, les grands élans de modernité absorbent avec eux la mémoire de l’un des affrontements les plus violents de l’industrie anglaise. Derechef, une manière peu reluisante de taire les erreurs de l’histoire.
Alors que la mine d’Orgreave ferme son dernier puits en 1981, l’usine de cokéfaction adjacente poursuit ses activités. Cette dernière se charge de transformer, par un savant processus de pyrolyse, le charbon en coke – minerai indispensable au fonctionnement des fours à très haute température installés dans les aciéries de la région. Sur les vieilles photographies du site, d’immenses cheminées s’extirpent d’un imbroglio de tuyaux, de conduites et de tubes. Elles exhalent, comme de vieux fumeurs fatigués, des volutes sombres et poisseuses.
En 1984, la grève éclate et Arthur Scargill, chef de file de la National Union of Mineworkers (NUM), suggère qu’un blocage de la cokerie d’Orgreave ouvrirait un tournant stratégique dans les négociations du syndicat avec le gouvernement de Thatcher. En d’autres termes, sans coke pour maintenir l’activité des fourneaux, la métallurgie entame malgré elle une période de chômage technique et paralyse une facette de l’économie du pays.
À partir du 22 mai de cette même année, des piquets commencent à entraver l’entrée de la cokerie. Les manifestants s’organisent minutieusement. Ils arrivent à bord de petits vans, séjournent à l’entrée du complexe industriel durant plusieurs jours, attendant le roulement établi avec des mineurs dépêchés du pays tout entier. Face à cette force ouvrière, la police s’organise à son tour. Le gouvernement craint les débordements et réclame ordre et fermeté. Les contrôles se rigidifient et les relations avec les manifestants se dégradent.
Un mois plus tard, le 18 juin, à 8 h 10, l’air s’électrise. Selon les témoignages, l’aube de cette matinée fatidique est secouée par une vague de chaleur inédite. Sur les photographies, 8 000 manifestants sont réunis pour tenir un piquet qui sera le plus violent de l’histoire d’Orgreave. Ce matin-là, 35 camions doivent charrier du coke jusqu’aux aciéries voisines. Pour les manifestants, l’opération consiste à bloquer le convoi.
Face à eux, les rangs des policiers comptent 6 000 hommes organisés en cordons imperméables. Ils sont équipés de boucliers antiémeutes, de matraques, de chevaux et de chiens. Des « snatch squads », des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre des conflits à caractère d’émeute, seront déployés pour arrêter les grévistes « les plus virulents ».
À 8 h 20, un premier assaut est donné. La police s’approche, dérobée derrière son mur de boucliers. Face à eux, des grévistes simplement armés de leurs voix et de leurs convictions, travailleurs désolés et pères de famille, enfants des mines d’ici et d’ailleurs, habillés de tee-shirts et de shorts, le regard courroucé face à l’injustice qui les malmène.
Comme une pluie éparse de missiles, de premières pierres tombent du ciel, projetées de l’arrière du convoi. Des hommes fulminent : « Arrêtez les pierres, elles retombent sur les nôtres et ne font qu’exciter les policiers. » Dans les convois du genre, de rares trublions désespérés préfèrent le geste à la parole. En réponse aux projectiles, les coups se succèdent, les premières gouttes de sang coulent sur le sol.
Quinze minutes plus tard, à 8 h 35, les forces de l’ordre ne se dérobent plus. La police envoie ses redoutables snatch squads. Le combat devient féroce. La panique s’empare de tous. La scène se peuple de cris d’horreur, de hurlements de terreur. Des hommes pris de panique courent tous azimuts, le regard vide, la gueule en sang, comme s’ils avaient déjà perdu le mince espoir qui les animait.
Le gouvernement Thatcher emploie ce théâtre pour démontrer son caractère paternaliste, fort et autoritaire, clairement répressif. Il ne lésine pas sur les moyens à mettre en œuvre pour enrayer l’ambition des syndicats, exsangues face aux saignées incombant à cette violence gratuite.
Les grévistes sont tirés par les cheveux, traînés au sol, roués de coups. Derrière leurs uniformes, les représentants de l’ordre sont devenus des bêtes sauvages et sanguinaires, pour qui la mort vaut autant que la vie. Les chevaux se cambrent, piétinent la foule innocente et impuissante. Personne ne peut prétendre lutter contre ces hommes armés comme des militaires envoyés sur un front dévasté par la haine.
Oppressés par la peur et la panique, les grévistes battent en retraite jusqu’au village d’Orgreave. La police les traque encore quelques heures dans un jeu du chat et de la souris. Au total, 120 personnes, grévistes et policiers, sont blessées durant les affrontements. Au total, 95 grévistes sont arrêtés, dont 55 sont accusés « d’émeute », fait passible d’enfermement à perpétuité à cette époque. Les 40 autres sont prévenus de « rassemblement illégal » et sommés de régler une amende. À l’inverse, aucune enquête n’a été menée au sein des forces de police. Aucun de ses membres n’a fait l’objet de poursuite disciplinaire ou pénale.
Pour couvrir l’événement, les médias nationaux donnent raison à la police qui endosse le rôle de victime face aux grévistes. Ces derniers auraient démarré la bataille, poussant les policiers à user de la force dans un cadre très strict de légitime défense. Un officier de police du nom de P. C. Martin est vu à la télévision nationale alors qu’il chevauche un gréviste. Matraque au bout du bras, l’officier accable le mineur sans défense. Deux jours plus tard, P. C. Martin, suivi par des milliers de téléspectateurs, justifie l’animosité de son geste en invoquant que « ses supérieurs l’encourageaient à de telles exactions. »
Plus tard, les policiers ayant pris part aux affrontements libèrent leurs paroles et reviennent sur leurs témoignages. De la même manière que
P. C. Martin, ils se confient sur les pressions subies par leur hiérarchie pour tenter, à la barre, de discriminer l’action des syndicalistes. Certains d’entre eux ajoutent avoir été incités à soumettre des déclarations faussées.
En 1991, la South Yorkshire Police est tenue de verser un total de 425 000 livres sterling – 408 000 euros actuels – de dommages et intérêts à 39 mineurs qui ont intenté une action en justice pour agression, arrestation illégale et poursuites malveillantes. Inconditionnellement, la police nie les fautes dont elle est accusée.
Je verbalise difficilement cette fatigue éprouvée à l’égard d’une histoire qui, sans cesse, se répète. Les gouvernements, toujours, continuent de mépriser les petites gens qui ne s’associent pas à leurs politiques. À ce jour, trop de mineurs ont perdu la foi qu’ils prêtaient aux forces de l’ordre et, par ricochet, à leur gouvernement. Parmi ceux qui se souviennent, nombre de mineurs souffrent de troubles physiques et psychiques. Hier les mineurs et aujourd’hui d’innombrables classes marginalisées et stigmatisées. Coincés dans un interminable tourbillon, figurons-nous, citoyens de supposées démocraties, les cancres d’une histoire incapable de mémoriser les leçons tirées du passé ?
Je déplore que des sites importants, à l’image de Cortonwood ou d’Orgreave, enfouissent leurs souvenirs sous la construction d’un centre commercial pour l’un, et d’une zone résidentielle pour l’autre. Certes, l’avenir des mines se vouait à une certaine fatalité. Lorsque le filon s’épuise, les mineurs ne peuvent inventer le charbon comme le magicien sort une colombe de son chapeau. Aujourd’hui, dans les foyers anglais, le charbon a bel et bien disparu. Les radiateurs remplacent les poêles. Cortonwood se transforme en centre commercial et Orgreave en Waverley.
Mais je retiens des violences d’Orgreave la manière dont un gouvernement a méprisé tout un pan de sa population en organisant l’extinction d’une rébellion motivée par un sentiment d’abandon. Cette rébellion, composée d’hommes et de femmes résignés, gonfle pourtant ses rangs d’honnêtes citoyens. Ils règlent leurs taxes, leurs impôts, leurs traites. Ils mettent tout en œuvre pour éduquer leurs enfants et se rendent aux bureaux de vote lorsqu’ils y sont appelés. Par quels droits leur existence est-elle bafouée ?
Plonger ces avilissants événements dans l’oubli entraîne une inévitable perte. Nous laisser aveugler par des projets à l’essence indifférente du passé enclenche une étape supplémentaire vers la stérilisation de nos idées. Nos convictions, nos histoires, nos cultures marchent à l’unisson au point d’oublier qui nous sommes et d’où nous venons. Alors je me demande : ce triste phénomène finira-t-il par priver notre liberté d’agir et de penser ?
Lorsque Franck me rejoint, mon esprit bouillonne. Nous cherchons un terrain plat pour bivouaquer. Avant que le parc ne se transforme entièrement en lotissement, nous suggérons qu’une nuit sur ce terrain riche en histoire(s) est une belle manière de se souvenir.
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Memories of Coal
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