Nous sommes au sud du Monténégro lorsque je rencontre pour la première fois Senghor. À vélo et accompagné de ses trois amis, il s’arrête à mes côtés pour comprendre ce qu’un type chargé comme un mulet fait à pied sur la route qui mène à l’Albanie. Depuis, nous avons gardé contact. Chacun de nos échanges invite à nous rappeler ces anecdotes de voyage, celles qui font de nos aventures des histoires uniques. Aujourd’hui, Senghor se confie sur la rencontre surprenante de joyeux lurons, aficionados de grimpe, férus de parois verticales. Bonne lecture !
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📸 Le compte Instagram de Senghor
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Nous sommes sur le point de franchir la frontière austro-allemande. Et nous nous rendons compte au dernier moment qu’il nous reste des couronnes tchèques. Il est dix-huit heures, la fin de la journée est proche.
Comme par hasard il y a ce restaurant, juste à côté de l’Elbe — fleuve à côté duquel nous avons pédalé toute la journée — qui a l’air de nous appeler. Pourquoi pas au fond ? Un moment qui s’annonce être une source de plaisir, la perspective de ne pas avoir à sortir le réchaud, de pouvoir goûter un mets local… Nous sommes assez rapidement séduits par le projet.
Nous prenons notre temps, envahissons comme à notre habitude les quelques prises qui se montrent disponibles pour y brancher notre multiprise et nos dizaines d’appareils électroniques qui nécessitent un plein après ces quelques jours d’autonomie. Nous nous délectons du wifi et des chaises longues environnantes. Nous ne nous pressons pas pour commander. Il est encore tôt, nous avons tout notre temps et nous comptons bien profiter de l’endroit.
C’est un restaurant de bord de piste cyclable, donc peuplé par quelques voyageurs à moto et à vélo en ce début du mois de juin. Essentiellement des locaux. La cuisine est traditionnelle, simple, et au prix abordable. Le lieu est composé d’une salle en intérieur, petite et assez sombre, et d’une salle extérieure/terrasse assez spacieuse, qui bénéficie de lumière naturelle. Elle offre une vue sur l’Elbe, qui à cette heure dorée n’est pas loin de scintiller. Une mini-chute d’eau passe à proximité, offrant un bercement pour qui serait installé dans la chaise longue à proximité.
Voyage, voyage :
Nous ne cherchons pas forcément à sociabiliser avec les autres clients, personne n’attire notre attention ou ne se montre curieux de notre accoutrement et du bazar que nous ne tardons pas à déployer. Le repas se déroule bien, nous ne laissons pas une miette des soupes et des plats que comprend la formule pour laquelle nous avons opté.
Puis gentiment, à mesure que la nuit tombe et que nous commençons à songer aux tentes qu’il faudra bientôt monter dans la nuit, une idée — pas si insolite — germe dans notre esprit : « Et si on dormait là ? ».
Nous demandons au propriétaire, qui accepte que nous déployons matelas et duvets sur sa terrasse une fois les clients rentrés chez eux. L’endroit est chouette, alors ça ne nous pose pas de problème d’attendre. Il nous indique cependant que nous devrons être partis le lendemain matin à sept heures et demie.
Le réveil sonne : il est l’heure de démarrer la journée. À cette heure où le soleil est encore timide, il n’est pas facile de sortir de son duvet et d’entamer les préparatifs routiniers. Alors que je suis encore tout engourdi et peine à me réveiller, quelqu’un attire mon attention lorsque je me dirige pour récupérer mes affaires près de mon vélo laissé à l’extérieur du lieu. Il est installé sur une chaise de camping, et dégage par son confort et sa sérénité l’impression d’y être depuis une durée indéterminée. Les quelques rayons de soleil de cette heure prématurée viennent se poser avec précision sur son visage et sur ses lunettes de soleil posées sur son nez. Ses cheveux longs sont attachés en arrière. Un sourire sincère illumine son visage. Une tasse de café dans la main, une cigarette dans l’autre : il n’y a pas de doute, cet homme sait commencer une journée.
Une enceinte à côté de lui diffuse une musique qui se mêle avec perfection à cette ambiance. Il ne m’a pas encore remarqué. Je finis de m’habiller et de boucler mes affaires, et je le rejoins. Les trois autres ne tardent pas à me rejoindre pour démarrer notre petit-déjeuner au bord de l’Elbe, sous le soleil qui commence à se lever.
L’individu est à côté et vient naturellement se joindre à nous. La conversation démarre très naturellement, comme si nous ne pouvions pas nous contenter d’un simple hochement de tête ou d’un « hello », dans cette ambiance et dans ce lieu si particulier. Je lui propose quelques-uns de nos biscuits, il surenchérit en nous proposant de généreuses tranches de gouda de Hollande.
Brèves de comptoir :
Il n’est pas seul. Il est accompagné d’un homme à l’énergie tout aussi impressionnante que lui. Ils sont torse nu, et commencent leur échauffement physique, à base de corde à sauter et de pompes sautées pendant qu’on s’attelle à la préparation de nos flocons d’avoine.
Ils sont venus participer à un stage d’escalade dans le coin, ce qui fait écho avec les nombreuses falaises que nous avons pu constater tout le long de la journée d’hier, et où nous avons même évoqué les possibilités de grimpe que cela devait représenter. Ils s’échauffent donc, sous nos yeux encore gonflés. On comprend que le premier individu est l’élève, et que c’est son professeur à côté. On comprend le respect qu’il lui voue en décrivant son niveau d’escalade, que ses avants bras saillants ne peuvent que confirmer.
Ils forment un duo de choc qui, à huit heures du matin, semble déjà au maximum de leur journée.
Très rapidement, une fois les présentations effectuées et alors que nous buvons notre thé à petites gorgées, ils nous proposent du LSD comme on proposerait du sucre à quelqu’un buvant son café. Ils nous proposent ensuite de les rejoindre et de venir grimper avec eux pour la journée. Pour la semaine même si le cœur nous en dit.
Ils sont en fait tout un groupe qui arrive au compte-goutte pour participer à ce petit-déjeuner improvisé. La piste cyclable est progressivement envahie, l’espace devient le nôtre. Nous hésitons. Ils ont l’air plein d’énergie, complètement fous et la possibilité de vivre des moments nouveaux et insolites nous chatouille gentiment.
Le genre de rencontres atypiques qu’il faut savoir apprécier. Nous avons peu d’impératifs normalement mais pas de chance pour nous, aujourd’hui nous en avons un : rejoindre Émilien, qui s’est tout juste remis de son intoxication alimentaire et que l’on est censé retrouver à Dresden.
Nous hésitons, essayons de voir comment on pourrait concilier tout ça. Finalement, le petit-déjeuner a assez duré, il est neuf heures largement passé. Nous remercions nos collègues pour ce moment intense partagé, les « au revoir » traditionnels sont avec eux des « à bientôt », et nous remontons sur nos montures d’acier.
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📸 Photographies capturées à l’argentique par Senghor
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