Au printemps 2024, Léo et moi nous rendons au nord du royaume Chérifien pour deux semaines de péripéties. Dès Tanger, les psychotropes nous poussent rapidement vers l’objectif suivant : explorer en toute oisiveté jusqu’à Nador la région du Rif et son cannabis qui, parfois, parfume notre tabac.
À l’issue de ce périple, je m’enferme dans la chambre d’un hôtel de la ville côtière de Nador et je m’entiche de mon clavier pour raconter notre voyage. Ce que vous vous apprêtez à lire est l’épilogue de ce récit que je nomme L’autoroute du kif. Il ne s’agit certainement pas d’un spoil, mais plutôt de la mise en lumière du contexte dans lequel les mots de cette histoire sont apparus sur mon écran.
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📸 Fujfilm X100F monté d’une focale fixe de 23 mm
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L’autoroute du kif
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Je suis enfermé depuis plusieurs jours. Deux, trois ou quatre. Peut-être. Je ne compte plus vraiment. Un numéro 7 est frappé sur la porte de la chambre, que je n’ouvre guère plus de quatre fois par jour.
Les fenêtres filtrent une lumière poussiéreuse. Dehors, les bus de la gare de Nador s’agitent sur le parking comme autant de monstres de ferraille rendus dans une arène. Les moteurs agonisent, aspirent malgré eux le ricanement des goélands.
La décoration de la chambre est frugale, décatie. Les murs sont rouges, semblables à un vin noyé dans l’eau. Des rosaces beiges ornent la peinture dans un alignement disparate, incohérent. Le mobilier se compose de deux lits aux matelas durs comme pierre, deux tables au plateau octogonal, deux chaises au tissu élimé, une pauvre télévision dont les câbles s’emmêlent comme les pensées étriquées de mon cerveau coincé ici.
Dans la salle de bains au sol et aux murs carrelés, la toilette fuit, aucune eau chaude ne coule de la douche et le robinet du lavabo est branlant. Un minuscule vasistas permet l’aération de la pièce, moisie par les odeurs fétides d’un système d’égout encrassé. Au début, je n’osais pas y entrer pieds nus par crainte d’en sortir plus sale que je n’y entrais.
De l’autre côté de la fenêtre, Nador murmure. Les bruits sont confus. L’hôtel repose dans un quartier où les commerces spécialisés dans la réparation de produits électroménagers priment. En journée, lorsque des lave-linges éventrés se superposent à des réfrigérateurs désossés, des sons aigus accompagnent la mélodie de la ville. La nuit, les commerces ferment. Des prostituées patientent sur les trottoirs. Les chambres de l’hôtel se muent en vase clos où les plus farouches plaisirs sexuels s’exécutent.
Deux heures du matin, je me réveille la tête lourde, les songes mêlés à la réalité. Je sue, j’ai l’impression de ne plus savoir où je me trouve. Dans la chambre supérieure, le lit grince comme une vieille horloge. Le mec hurle de plaisir. Dégueulasse. J’allume un joint pour ignorer.




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Je suis enfermé depuis plusieurs jours. Deux, trois ou quatre. Peut-être. Je ne compte plus vraiment. Une belle volute de fumée embaume la chambre. Sur la table, un cendrier accueille un fatras de cendre et de mégots, symbole d’une créativité qui consume une partie de ses propres idées avant d’en balancer les déchets. L’ordinateur est ouvert et mes doigts mitraillent le clavier.
Il y avait un rêve, celui entretenu par des figures de la Beat generation. À Tanger, Burroughs, Kerouac ou Bowles se nourrissaient de drogues et de liberté, rédigeant dans l’ombre de l’euphorie des textes qui deviendraient des chefs-d’œuvre. Ou pas.
À Nador, sur la table de ma chambre, une grossière boulette de haschich rapportée du Rif demeure. Je copie mes modèles. Mon alimentation devient essentiellement spirituelle. Je transporte dans mes veines des songes influencés par la douceur exquise du psychotrope. J’écris sans limite ni raison. Tant que les mots s’alignent et forment des idées, je poursuis.
À me troubler volontairement l’esprit, j’ouvre des portes qu’aucun autre état n’aurait permis d’ouvrir. À chaque joint que j’allume, entre six et sept par jour, je gravis les sommets pour respirer une immense bouffée d’air. Je trépigne à l’idée de noter tous ces réminiscences qui traversent l’esprit. Chaque souvenir est une flèche qui perce le cœur de la cible.
Je veux écrire, alors j’écris. Je ne peux pas me permettre de tout faire à la fois. Lorsque mon corps faiblit, je m’allonge sur le lit et fixe le plafond comme un aliéné qui se serait égaré dans une forêt d’hallucinations. Lorsque le courage me revient, je me rue vers l’extérieur.




Le matin, je quitte la chambre pour 200 mètres à peine. J’entretiens un rituel qui m’assure que je n’ai pas encore totalement perdu la raison. La terrasse du café Pourquoi Pas fait une excellente cantine. Carcan du trafic, vendeurs à la sauvette, appel à la prière. Aux alentours de midi, les mêmes habitués y sont toujours installés. Ils guettent la circulation et imaginent un avenir plus glorieux. Un thé, une omelette et un yaourt coûtent 20 dirhams, soit deux euros. Le serveur me reconnaît, je n’ai même plus à lui demander ce que je désire. Il sait. Souvent, le cireur de chaussures s’arrête devant moi. Mes « Docs » racontent la poussière du voyage et révèlent un état pitoyable. Mais je n’éprouve pas l’envie d’asservir un mec qui, en l’échange d’une poignée de centimes, s’agenouillera devant moi pour me caresser les pieds. L’empire colonial appartient à un passé qui n’est pas le mien.
Le soir, je quitte à nouveau la chambre. J’effectue de plus longues errances à travers la ville. Le brouhaha, contre toute attente, siphonne l’esprit, clarifie les idées. Je cherche une petite gargote dans laquelle je n’ai jamais mangé. Je ne me fie pas aux normes d’hygiène. Chaque soirée alimente un nouveau pari avec la tourista. J’avale un sandwich, une brochette ou un msemmen. Au marché, j’achète une pelle d’amandes et de noix. Chez les épiciers, je fais le plein d’eau propre, de Camel et de gâteaux industriels qui, à cause de leurs compositions douteuses, me provoqueront probablement un cancer au cours des prochaines décennies.
Je conclus chacune de mes promenades par l’inexorable retour à la chambre. L’écriture est l’exutoire. J’expie mes idées sur des pages blanches. L’encre coule comme le torrent d’une montagne. En attendant que la lune se couche, j’éprouve un implacable plaisir à reproduire les comportements cahoteux des écrivains du siècle précédent. Je me sens ivre de liberté, libéré de toutes contraintes. La drogue m’offre une concentration sans pareil. Les quatre murs de la chambre y contribuent. Le tout constitue une joie immense, celle de se consacrer tout entier à l’art de l’écriture et du récit.
En presque une semaine, je ne rédige pas loin d’une cinquantaine de pages. Je raconte un périple marocain, « L’autoroute du kif » me suis-je amusé à l’appeler.
Demain, je saute dans un train en direction de Fès. Tout sera bientôt terminé.
L’autoroute du kif
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