📅 Jour 2
🗺 105 kilomètres
📍 De Tavers (45) à Blandy (91)
🖊 Lire la première partie ou le récit complet en PDF et ePub
Une nouvelle journée
Le soleil se lève et une nouvelle journée commence. À travers la canopée des arbres qui dansent vers le ciel, les feuilles filtrent une poussière dorée, chaude et réconfortante, bienvenue après la nuit froide. La bécane, toujours scintillante, n’a pas bougé. Elle repose contre son arbre, dans l’attente de la prochaine étape, de nouveaux kilomètres à avaler. À la descente du hamac, je suis surpris de la légèreté de mes jambes. La position en V que pousse le tissu suspendu à adopter, ainsi que les litres d’eau avec lesquels je noyais mon gosier la veille, me donne force et vigueur. Je plie mon camp et enfin, je m’installe sur ma selle. Je mangerai mon petit-déjeuner à Beaugency.
— César et Firmin sont les noms de vos enfants ?
— On me pose souvent la question, mais pas du tout. César est le nom de la tour en face du café, Firmin est le nom de la place en haut de la rue.
La patronne du café César et Firmin est une femme entre deux âges, aux fortes épaules, à la chevelure et aux yeux clairs comme le ciel. Elle m’installe sur sa terrasse à demi ensoleillée. Je lui commande un scone, un cookie, ainsi qu’un café : grand, noir, sans lait ni sucre, comme je les aime. Nous conversons et quand je lui précise mon trajet, une tique s’échappe de mon crâne. « C’est le problème du hamac en forêt », ricané-je.
Brèves de comptoir :
Sur un sentier goudronné, jonché sur la droite d’une forêt de coquelicots et occupé sur la gauche par la flèche de l’église de Meung-sur-Loire, je suis escorté par Jean et Babeth, deux retraités férus de cyclisme. Plus de place pour la solitude, je me retrouve malgré moi coincé dans ce qui aurait tout l’air d’une échappée : trois coureurs défiant les vents et les pentes, digérant un revêtement qui colle aux pneus, pour le plaisir de franchir une ligne d’arrivée qu’aucun ne serait capable de visualiser. Surement, le développement s’améliore. En groupe, la vélocité s’accélère. Plus, l’aspiration permet au groupe de s’élever. D’atteindre des vitesses que, seul, aucun ne pourrait maintenir dans la durée. Ainsi, les coups de pédales demeurent les mêmes, mais le dérailleur est réglé différemment. Ensemble, on va plus vite, on va plus loin. Ensemble, on devient plus fort.
Orléans, ancienne capitale du royaume de France
Aux portes d’Orléans, actuelle préfecture du Loiret et ancienne capitale du royaume de France à l’époque où Clovis était roi des Francs, je retrouve les murmures des grandes citées, ce bourdonnement frénétique, bercé d’un dédale incessant au rythme assourdissant. Les piétons côtoient les vélos qui côtoient les voitures qui côtoient les camions qui côtoient les transports en commun, bus et tramway.
Je traverse à nouveau la Loire par le pont Maréchal Joffre. Nous sommes un 14 mai et le niveau de l’eau est incroyablement bas. « -0,84 mètres par rapport au niveau zéro », lirai-je plus tard sur un panneau installé à l’entrée du pont George V. Dans ce monde assailli par la sécheresse, les eaux limpides flirtent avec le lit du fleuve. Elles dévalent comme si la Terre était penchée vers les immenses étendues océaniques. Quelque poisson aux écailles baignées des langoureux rayons solaires remonte à la surface. Malgré les moteurs qui ronronnent sur le pont, je perçois la fraîcheur du clapotis de ses nageoires, un son fracassant, fendant les eaux comme un mineur creuserait la terre.
Dans cet univers urbanisé, jonché de ferraille, de pierres, de béton et de bitume, la nature demeure belle, puissante. L’Homme l’assèche, il pompe ses rivières pour arroser ses cultures et donner la vie. Mais toujours, elle se tient debout et n’oserait pas attendre notre prise de conscience pour continuer son chemin. En fait, elle n’a pas attendu l’Homme pour exister. Et l’Homme ne l’attendra pas pour disparaître.
Sur les quais de Loire, je pose pied à terre pour traverser un marché. Sur la longueur du quai qui d’ordinaire sert de piste cyclable, je trouve en ce samedi ensoleillé une succession d’étales. J’achète une pomme, rouge, généreuse et bien sucrée. J’achète aussi une saucisse sèche, dont le boucher-charcutier prend soin de couper trois tranches parce que « il va bien la goûter la saucisse le Monsieur avant de retourner rouler » ? Enfin, même avec un estomac perverti par le gras délicieux de la saucisse, j’abandonne l’idée du poulet rôti. Les demi-poulets fermiers sont énormes et la logistique du transport d’un tel mets apparaît bien trop compliquée pour le cavalier solitaire que je fais.
Le long du canal d’Orléans
Je finis par quitter les axes touristiques pour m’enfoncer sur des chemins plus secrets, ceux que Sylvain Tesson qualifie de Chemins Noirs. La Loire à Vélo est désormais un souvenir passé et je poursuis au nord du fleuve, aux abords du canal d’Orléans. Je retrouve les pistes rectilignes et monotones que j’explorais le long d’autres canaux qu’un jour, j’arpentais à pied ou à vélo : le canal de Berry, le canal de Nivernais, le canal de Rompsay, ou les canaux parisiens de Saint-Martin ou de l’Ourcq ; plutôt, la somme de ce que certains géographes désignaient comme autoroutes fluviales du temps où le moteur à explosion n’était qu’un vague projet.
Sous un soleil qui prend la direction du zénith, la gomme transforme les chemins de falun en un nuage nébuleux, épais comme le brouillard et sec comme le désert. La tête dans le guidon, le regard vissé vers l’horizon, les jambes réglées sur un mode automatique, je prends un plaisir incongru à manger kilomètres et poussière. Quand je baisse les yeux, je remarque mes jambes blanchies d’un léger dépôt sédimentaire, tourbillon du chemin de fumée. Il en est de même de mes pneumatiques, de ma fourche, et de la partie avant de mon cadre. La bête qui scintillait ce matin d’un noir de jais est recouverte aujourd’hui par la sécheresse des sols. La chaîne se met à grincer. La poussière devient la meilleure ennemie de toute mécanique, même abstraite.
Plus tard, à Mardié, je trouve l’Escale, un bar-tabac-restaurant où une bande d’habitués mélangée aux visiteurs d’un jour siffle verres de kir et demi de bière. La montre affiche onze heures passées de cinquante-cinq minutes et le patron m’indique que le restaurant ouvre à midi. Un menu, unique, simple, efficace et sans fioriture, pour la modique somme de quinze euros et quatre-vingt-dix centimes : salade de crudités, tagliatelles à la crème et au saumon, tranche de Brie, yoghourt à la fraise et café. « C’est possible de changer le quart de vin pour un demi de bière » ?
On m’installe dans la grande salle, probablement refaite à neuf il y a peu au regard des murs impeccables, peints d’un blanc d’ivoire et mansardés de poutres au bois vernis. Au fond de la salle, un grand écran plat diffuse BFMTV. Quand on ne vante pas les bons résultats du plan anti-rodéo porté par notre ministre de l’Intérieur, les chroniqueurs s’interrogent sur lequel, d’entre Le Pen et Zemmour, écumera le plus de marché au cours du week-end.
Entre ces informations à la pertinence mesurée, on diffuse une éclectique réalisation d’images de guerre. Quatre-vingts jours. Pas loin de quatre mille tués et presque autant de blessé selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, qui précise par ailleurs que les chiffres réels pourraient être plus élevés. Des photographies de bâtiments en ruine, de soldats morts, agonisants ou blessés, de la fracture d’un pays ruiné par les frasques d’un dirigeant assoiffé de pouvoir.
Le repas n’en finit pas. Entre chaque bouchée, je sens mon estomac gonfler. Bientôt, il prendra la forme d’un ballon de baudruche rempli d’air. À la table voisine, un homme, dont le ventre proéminent trahit sa fréquentation régulière du bistrot et de ses plats grassement cuisinés, se délecte d’une grande Affligem pression. Cinquante centilitres d’un malt d’orge à la robe dorée, fermenté à 6,8 % d’alcool, aux bulles qui s’échappent comme des prisonniers en cavale, où la condensation fait pleuvoir en cascade d’épaisses gouttes d’humidité le long du verre à la forme d’une cloche renversée.
Aussi, je songe à ma bicyclette qui m’attend patiemment à l’extérieur. Avec la gargantuesque quantité de calories que je suis en train d’ingérer, je me demande si le cycliste fugace que j’étais ce matin ne deviendra pas un promeneur paresseux cet après-midi. Dans Petit Éloge de la Bicyclette, Éric Fottorino relate les conseils nutritifs que lui assénaient ses compagnons de pédale, sinon ses directeurs et entraineurs sportifs. Manger et boire sans arrêt. Se nourrir comme un puits sans fond. Fournir à la machine le carburant nécessaire à sa bonne conduite.
Quand on me dépose la tranche de Brie sur un coin de la table, je l’engouffre comme un conducteur de train jetterait du charbon dans la gueule hurlante de sa locomotive. Mais le four est déjà plein, je suis proche de l’explosion stomacale. En réalité, je peine à étaler le bout de fromage sur une tranche de pain. Pis, je me demande encore comme je vais pouvoir l’avaler. « Manger et boire sans arrêt signifient sans doute équilibrer son alimentation sur la durée de l’effort, et non se goinfrer comme si chaque bouchée était la dernière. Quel bougre puis-je faire ».
Bienvenue en Beauce
Lorsqu’à pieds j’empruntais les sentiers qui mènent jusque Saint-Jacques-de-Compostelle, on me répétait avec ferveur que la traversée des Landes était une marche vers les enfers : d’interminables veines de sables brûlées par le soleil, déchirant les forêts artificielles de pins maritimes jadis propulsées par Napoléon III.
Des heures durant, il fallait progresser sur des pistes cuisantes. Le sable qui recouvrait les sols était pénétrant, irritant. À chaque pas, la menace qu’une cheville vrille était le prix à payer. À chaque pause, au creux de l’ombre d’une cabane forestière ou d’un entassement de troncs identiquement découpés, nous retirions chaussures et chaussettes pour un dépoussiérage forcé. Mais les grains de sable, si fins et si mesquins, n’étaient rien comparés à l’angoisse que provoquait la monotonie de cette fresque forestière dépourvue de nuances. Rien à faire, rien à voir. Au milieu du vert et de ses odeurs envoûtantes, un arbre n’a jamais autant ressemblé à un autre.
Quand je pénètre la forêt domaniale d’Orléans, je recouvre cette ingrate sensation. Dans ce massif forestier, le bitume remplace le sable et le terrain devient de facto moins irritant. Nonobstant, l’étreinte de ses épaisses forêts demeure oppressante. Les routes sont longues et droites. Elles paraissent interminables. Malgré toute la nourriture avalée à Mardié, et qui devrait m’apporter l’énergie nécessaire à un développement soutenu et continu, je ralentis. Je baisse les yeux vers le compteur qui peine à passer la barre des vingt kilomètres par heure. Le temps devient long et disparate. Ici, les unités de mesure ne sont plus les mêmes. La forêt se transforme en un trou noir dans lequel l’horloge n’est plus.
Je continue de donner des coups de pédales, mais à quoi bon ? En outre, le vent qui souffle du nord me fouette le corps et use ma progression. J’ai l’impression de ne plus avancer, comme si mes roues étaient enlisées dans un bitume devenu visqueux parce que frappé de chaleur. Je pédale sur un vélo d’appartement, paramétré sur son mode le plus ardu. Alors, comme toujours dans ces situations harassantes, je me demande ce que je fais là. Je me demande pourquoi je n’ai pas usé de notre Société Nationale des Chemins de fer Français pour gagner la ville lumière. Puis je pense aux autres. Mes parents au Portugal, ma sœur en Italie, mes amis à Tours. Le temps est long.
Le plat pays, où plutôt la Beauce et l’ennui
Enfin, à l’issue d’une énième ligne droite, je quitte le dense espace vert. L’étreinte se dérobe et l’horizon se dévoile. À l’image d’un plongeur au bout de son plongeoir, je m’élance dans une grande piscine. C’est un nouveau décor, un nouveau paysage. Des cultures s’étalent à perte de vue. Je pénètre dans le grenier de la France. Le calme et le plat semblent être des notions corrélées. La vie est partout, mais l’Homme est nulle part. Parfois, le tintement de rares clochés rappelle que les gens n’ont pas succombé. Je viens de pénétrer en Beauce et je commence déjà à regretter la forêt.
Ce n’est pas la première fois que je foule les terres beauceronnes. En train, en voiture, je ne m’amuse plus de les compter. À cheval sur ma monture d’acier, il s’agit de la seconde fois. Beaucoup de cyclistes évoquent la Belgique lorsqu’ils mentionnent le plat pays. Par instants, ils devraient songer à évoquer la Beauce. Malgré ses rares collines, le grenier du pays qui culmine en moyenne à 140 mètres du niveau de la mer est un gigantesque territoire jauni par des cultures qui ne cesseront jamais de pousser. Sur près de six mille kilomètres carrés que se séparent cinq départements — Eure-et-Loir, Loir-et-Cher, Loiret, Essonne et Yvelines — on y exploite principalement des céréales, blés, orges et autres maïs.
Ainsi dit, rouler en Beauce, c’est se frotter de près au travail de la terre, dur labeur que moult citadins auxquels j’appartiens parfois oublient. Pour ce faire, la machine est reine. De ses griffes épaisses, elle triture les sols, laboure la terre, remue la vie. Sur les vastes et vides étendues, son ventre hurlant se fait entendre à des centaines de mètres. Quand le temps se veut sec et la terre aride, elle dégueule des nuées poussiéreuses qui balaient les airs.
Pour se déplacer d’un hameau à l’autre, on utilise son véhicule. Luxueux quand ils sont immatriculés 75, plus modestes quand ils sont immatriculés 45 ou 91. Même si l’enrobé des longues traces de bitume qui dessinent une géographie carrée rend aux cyclistes une tenue de route des plus souples, je n’observe pas l’ombre d’un confrère. Ou du moins, seule la mienne qui, à l’approche du couchant, danse sur le bas-côté au rythme de mes coups de pédales.
Je progresse et je lève la tête. Devant, à gauche, à droite, rien n’a changé depuis la forêt. Encore et toujours, l’horizon croule sous ces immensités céréalières. Les cultures s’étalent à perte de vue et le tintement de rares clochés rappelle que les gens n’ont pas succombé. Triste et monotone, apparaît la vie de celui qui nous nourrit.
Une bière à 16 % s’il vous plaît
À Dadonville, je fais halte dans une épicerie qui borde la D 921, genre d’axe routier que j’imagine en semaine empruntée par de monstrueux convois de poids lourds effarouchés. Aujourd’hui, samedi, la route est calme, trempée de rayons solaires. L’épicerie est un lieu aux rayons bien achalandés, véritable récompense pour l’estomac constamment affamé que je transporte en mon sein.
Derrière le pas de la porte, il fait frais et la lumière sombre contraste fortement avec le soleil qui brûle le ciel. J’attrape deux paquets de biscuits fourrés à la gélatine de fraise. Une préparation industrielle à l’allure plutôt mauvaise, mais qu’importe tant que j’ingurgite du sucre et que je comble cette panse creusée par l’effort. Après le rayon biscuit, je ralentis au niveau des trois réfrigérateurs à la porte vitrée. On y trouve une large sélection de sodas. Pendant que je pioche une bouteille de cinquante centilitres d’Ice Tea saveur pêche, je remarque une boisson qui n’a jamais été connue de mon bataillon. J’esquisse un rire et je me retourne vers le gérant, un petit homme à lunettes et aux cheveux frisés, à l’accent prononcé et parqué dans l’ombre de son comptoir.
— Quel genre de fou achète de la Méga Démon, cette bière à seize degrés ?
— Ils ne sont pas fous quand ils l’achètent. Ils le deviennent après.
Parce que l’absurdité de cette boisson fermenté nous fait sourire, une certaine complicité s’instaure entre nous. Nous en arrivons à évoquer la pluie et le beau temps, la pluie qui manque aux cultures surtout. « Stress hydrique », répétons-nous à plusieurs reprises. Par instants, nous sommes coupés par un client qui vient réclamer ses quatre euros de gains d’un jeu à gratter ; par une cliente, à qui il manque visiblement deux carottes et une petite boite de haricots rouges pour la préparation de je ne sais quel dîner.
Je déguste mes biscuits et un souffle chaud pénètre avec nonchalance la porte d’entrée de la boutique. Je ne sais pas si je trouverai à nouveau le courage de pédaler. Mais à quoi bon chevaucher une bicyclette si ce n’est pour s’esquinter ?
Après Pithiviers, la Beauce absorbe. Elle devient une terre inévitable. Les longues routes droites d’un bitume devenu déchiré ne s’arrêtent plus. Elles traversent l’espace et le temps comme les grands navires fendent de plats océans. Toujours ce même constat : devant, à gauche, à droite, rien. Un amas de culture que la terre rendra, si chérie par la main rageuse du travailleur des champs, nourrissante.
Je songe à l’ennui que peuvent éprouver les cyclistes aventuriers qui s’enfoncent aux confins des vastes territoires d’Orient. Des plaines longues comme la vie, ennuyante comme la mort, belles et indestructibles comme l’âme, dépourvues d’animation, sinon fébrilement entretenues par des populations qui résistent et survivent. L’Internet pullule de récits du genre, où les explorateurs à deux-roues racontent la transfiguration de la solitude à laquelle ils sont confrontés. Je n’essaie pas de rallier Noursoultan, mais je m’ennuie. Alors, dans une vague échappatoire, je m’amuse à m’identifier à ces braves aventuriers.
À Blandy, au pied de l’église Saint-Maurice, un édifice érigé entre les douzième et treizième siècles, s’élève vers le ciel un bataillon de tilleuls. Ses feuilles, vertes comme la plus pure des chlorophylles, se courbent dans un vent chaud qui tournoie autour des branches. Une dame à la mâchoire serrée qui laisserait présumer que sa dernière consommation de crack remonte à plus de vingt-quatre heures passe par-là.
— Vous pensez que je peux monter mon hamac ici ?
— J’en sais rien moi. J’habite là, mais j’en sais rien. Je peux pas vous renseigner.
Le temps de lorgner sur ces arbres majestueux et la dame disparaît à l’arrière d’une cossue maison de pierres. Sous le regard aguerris des pigeons qui occupent le toit de l’église, je me décide. Je monte mon camp. Je passerai la nuit ici.
Laisser un commentaire