Manifeste d’une mort par intelligence artificielle

Capture d'écran du film Her. Théodore est en proie à l'intelligence artificielle.

L’envie de rédiger un tel papier me prend alors que mon corps disparaît sous la couette. Au milieu des quatre murs entre lesquels j’équilibre mon temps avec sommeil et écriture, la nuit noire plonge le décor dans une pénombre incertaine. L’extérieur muet renvoie l’existence ésotérique des chimères qui brillent comme une lune pleine. L’intérieur remue doucement au rythme de ma carcasse affalée sur le lit, à côté de l’ordinateur allumé qui projette sur son écran scintillant le film Her, réalisé par Spike Jonze en 2013. Les images mettent en scène un Joaquin Phoenix romantique en proie aux plus fantasmagoriques idées qu’un humain peut bâtir de l’intelligence artificielle à l’heure de Chat GPT.

J’appartiens à cette catégorie de personnes qui pense que « 50% sont d’avis que l’IA fait autant de bien que de mal » : je ne digère plus la vitesse du progrès et me laisse frapper « d’IA-anxiété ». L’intelligence artificielle est arrivée sur le marché comme une nouveauté disruptive capable de casser les codes et de remodeler les usages. Au moyen d’un prompt plus ou moins détaillé, Chat GPT et tous les autres sont en mesure de produire le fruit d’un travail titanesque. « Propose-moi une fiche détaillée du film Her ». « Énumère-moi les étapes incontournables d’une grande randonnée sur les bords de Loire ». « Envoie-moi un code pour mettre en forme un site web ». La liste non exhaustive ouvre les portes d’une nouvelle ère.

Voyage, voyage :

Un schéma déjà visible il y a un siècle

Ma plume crisse sur le papier quotidiennement pour mon propre usage. L’écriture a pourtant intégré ma vie sur le tard. La rédaction occupe depuis cinq ans seulement mes espaces de rêve, de réflexion ou d’oisiveté. Je m’extasie d’ailleurs face au « coffre rempli de manuscrits de Fernando Pessõa » puisque je me plais à imaginer, qu’à l’instar du poète portugais, ma disparition invitera quelques curieux à parcourir les nombreux carnets que je n’ai ouverts qu’à mes propres yeux.

Mais lorsque le besoin de manger réveille mon estomac, je prête ma plume à d’autres. Comme Nicolas Mathieu dans ses plus jeunes années, je me rends dans les sièges sociaux de firmes internationales, chargé de retranscrire les débats parfois houleux qui opposent représentants de la direction d’une part, et élus du personnel d’autre part. Jusqu’au mois de septembre 2024, je m’installais dans de grandes salles de réunion impersonnelles, avec comme simple équipement un micro enregistreur et mon ordinateur. J’écoutais pour synthétiser le contenu des débats menés. 

Depuis lors, l’entreprise qui me charge d’assister à ces réunions a changé son organisation. Chaque enregistrement est soumis à l’intelligence artificielle qui transcrit l’intégralité de la réunion à l’aide de son LLM – Large Language Model, soit « un modèle d’apprentissage automatique capable de comprendre et générer des textes ». Les managers sont fermement convaincus : ce nouveau procédé améliore la productivité parce que le temps de traitement d’une réunion diminue de 20% à 30%. De même que notre rémunération de script par ailleurs.

Je lisais récemment La Condition ouvrière de Simone Weil (édition de 1951) ­– à ne pas confondre avec Simone Veil avec un V, spécialisée dans les luttes féministes. Dans les années 1930, la philosophe qui s’intéresse « au sens du travail et à la dignité des travailleurs » se fait embaucher plusieurs mois durant dans diverses usines. Elle met en lumière, au travers de ses expériences, que la mécanisation des chaînes de production réalise, pour les hommes et les femmes qui louent leur force de travail à l’entreprise, de fausses promesses. L’apparente simplification des tâches ajoute un rouage à l’engrenage capitaliste qui produit des quantités toujours plus grosses dans un temps toujours plus réduit.

En résumé, les travailleurs et leurs compétences artisanales qui trouvaient un certain sens à leurs emplois deviennent des « bêtes de somme » fatalement réduites à la servitude. Comme l’écrivait Weil : « L’inconvénient d’une situation d’esclave, c’est qu’on est tenté de considérer comme réellement existant des êtres humains qui sont de pâles ombres dans la caverne ». Et enfin : « On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique ».

Presque un siècle plus tard, l’intelligence artificielle remplace la mécanisation des chaînes de production. Et la société qui me missionne pour couvrir les réunions de leurs clients reproduit le même schéma. Mon rôle ne consiste plus à interpréter les propos échangés au cœur des réunions. Ma valeur sur le marché du travail se réduit ainsi à l’ennuyante correction de l’effort d’un robot dérobé dans de lointains serveurs. La valeur de l’entreprise, quant à elle, continue de s’accroître. Les écarts quant à eux, fatalement, ne cessent de se creuser.

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Théodore interroge l'intelligence artificielle.
Originalité du film Her : Théodore ne songe pas une seule seconde que son travail pourrait disparaître à cause de l’intelligence artificielle. (Capture d’écran du film Her)
L’intelligence artificielle comme une arme

Mon indignation ne se cantonne pas à la simple valeur travail. J’éprouve un sentiment doublé de tristesse et de colère à la lecture d’articles dont la poésie et les idées ont été mises en forme par les services d’un robot conversationnel. Davantage que le travail, Chat GPT ou similaires s’emparent d’exercices que nous autres, plumitifs, sommes en mesure de réaliser. Le recours à l’intelligence artificielle pour la rédaction de résumés, d’articles, de reportages, voire de livres, reproduit les manipulations frauduleuses d’un faussaire. La frontière entre le vrai et le faux s’amincit dangereusement. Les fake news, qui servent tristement la désinformation des masses, s’attaquent au paysage médiatique comme une plante invasive. 

Le sens donné au travail, et que j’évoquais par les propos de Simone Weil, s’applique aussi au sens qu’un individu peut donner à son existence. Le recours à l’intelligence artificielle pour accomplir quelque tâche rédactionnelle dévalorise profondément la passion de n’importe quel écrivain. L’écriture se mue en un support déshumanisé et la plume se sent usurpée. À la fin, quel sens donner à l’humanité si elle transfère l’ensemble de ses capacités et compétences à une intelligence artificielle ? 

À la minute 21 du film Her, Théodore s’étonne : « Je ne peux pas croire que j’ai cette conversation avec mon ordinateur. » Et l’intelligence artificielle de lui répondre : « Ce n’est pas le cas, vous avez cette conversation avec moi. » 

L’une des plus grandes vertus d’un robot conversationnel vise à simplifier la vie de ses utilisateurs. Et au moyen des versions gratuites de Chat GPT et autres, les résultats des prompts sont édifiants. Les réponses sont claires et organisées. Le langage employé est accessible à tous et largement compréhensible. De l’autre côté de la chaîne, nulle critique de cinéma, nul agent de voyages, nul ingénieur en informatique n’existe. Encore moins de Scarlett Johansson. Seules de grosses machines bordées de câbles et de LED, aux ronflements énergivores et indéfiniment polluants, reposent dans d’immenses hangars planqués dans des régions du globe devenues hautement sécurisées. 

À quérir des informations sur Chat GPT ou n’importe quel autre robot conversationnel, nous ne nous limitons pas à pousser Google dans la désuétude. Nous spolions la matière grise des personnes qui nous entourent. La simplification des tâches amenées par l’outil bafoue le savoir-faire de l’homme et érode les liens que des générations entières se sont tué à tisser. Derrière chaque prompt, la réflexion menée et livrée par le robot amenuise l’exercice cérébral d’un ou de plusieurs individus, ainsi les interactions qui définissent un pan de leur existence. De surcroît, avec des réponses qui tendent à l’uniformité, l’usage intensif des robots pourrait amener à une standardisation de nos pensées. Et si, demain, l’intelligence artificielle parlait la novlangue ?

À lire dans l’Agora :

Théodore du film Her face à l'intelligence artificielle.
Théodore face à son intelligence artificielle se demande pourquoi il continue de porter la même moustache qu’Edwy Plenel. (Capture d’écran du film Her)
Pour une régulation de l’intelligence artificielle

À observer la qualité des écrits et des graphismes produits par l’intelligence artificielle, je me demande comment l’avenir protégera notre discernement. En devenant accessible à toutes et à tous, la création de contenu devient une arme morale dont la dangerosité s’accroît proportionnellement aux idées des hommes et des femmes chargés d’intentions fallacieuses. 

Mes convictions ne gonflent pas les rangs des techno-enthousiastes ou autres techno-solutionnistes. Croire au progrès pour la sauvegarde de l’humanité est un leurre. Penser que la technologie subviendra aux besoins de l’homme est une hérésie. Les avancées techniques, dans leurs limites, acculent leurs partisans dans une course farouche et individualiste vers la protection de leurs propres ressources et conditions. Sur la ligne d’arrivée, les individus aux escarcelles dégueulant de monnaie seront les seuls autorisés à grimper sur le podium. Les autres, ceux pour qui l’aisance à réfléchir sera remplacée par l’intelligence artificielle, resteront englués dans la fange misérable du désespoir, les yeux rivés vers ces personnalités fortunées qui érigeront des forteresses dorées. Et pourquoi pas, dans un tel scénario, projeter la réalisation d’un roman d’anticipation comme en produit Margaret Atwood avec Le Dernier homme (2003) ? 

Nous ne pouvons pas rêver du monde d’avant, encore moins laisser planer quelques remarques réactionnaires en supposant que ce monde était mieux. Il change, tout comme les êtres qui le composent. L’utilisation de l’intelligence artificielle et de ses sous-jacents devient inévitable. Personnes morales et physiques s’en abreuvent comme du bétail assoiffé. Se lever contre ce système est une lutte vaine. Combattre un système accepté et largement utilisé par les masses s’avère plus difficile que l’achèvement des douze travaux d’Hercule. Pis encore, proposer une interdiction de son utilisation invisibilise le problème. Cacher les poussières sous le tapis ne les fait pas disparaître. 

Plutôt, je suis partisan d’une régulation de l’utilisation des intelligences artificielles. Je demeure convaincu que le crédit porté aux résultats des robots conversationnels, à l’image d’un journaliste ou d’un écrivain qui cite ses sources, est une piste louable. Si un consensus aboutit à la création d’un statut, même symbolique, de personne digitale – les entreprises sont des personnes morales après tout –, la démarcation entre les travaux fournis, d’une part, par l’homme et, d’autre part, par l’intelligence artificielle, restera claire. 

En d’autres termes, un contenu créé par Chat GPT ou autre resterait la propriété de Chat GPT – bien qu’il soit aussi essentiel que Chat GPT respecte scrupuleusement les droits d’auteurs et la jouissance des artistes sur leurs œuvres. Je suppose qu’une telle pratique invitera les créateurs de contenu à mesurer leurs usages et à produire un travail certainement plus ancré autour de l’honnêteté et de la vérité.Le film Her débouche sur des notes fidèles à lui-même. Les couleurs sont léchées et la moustache de Joaquin Phoenix est toujours presque aussi fournie que celle d’Edwy Plenel. Seulement, depuis le toit de l’immeuble qui accueille la dernière scène, un message semble clair. Lorsque l’intelligence artificielle disparaît, il n’y a plus qu’un seul être sur qui compter : l’humain.

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