Je pars chercher au cours de l’été 2024 les korrigans dérobés dans les creux des innombrables sentiers qui maillent la forêt de Brocéliande. Plongé dans le vert, mon regard se promène tout autant que mes jambes, et mes réflexions se heurtent aux propriétés privées qui bardent les bois de barrières et de caméras.
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📸 Fujfilm X100F monté d’une focale fixe de 23 mm
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Absurde Brocéliande
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Franck est un ami qui soutient hardiment l’abolition de la « propriété privée secondaire », entendons en ses termes la propriété qui n’a pas pour vocation l’habitation principale. L’accès à la propriété est un droit fondamental qui ne doit pas être bafoué. Chaque individu ou ménage devrait se tenir propriétaire d’une maison familiale, où naissent les enfants et meurent les grands, ou arrières, grands-parents.
Les maisons de vacances, les terrains de loisirs, les plages, et autour de Brocéliande les forêts et étangs, ne devraient pas faire l’objet d’une propriété dite secondaire, ou de loisirs. Comme le révèle Benjamin Keltz dans son ouvrage Bretagne Secondaire, les résidences secondaires, que je prolonge volontairement à toutes formes de propriétés non primaires, « ressemblent à un musée : c’est beau, c’est précieux, mais ça ne vit pas vraiment ». Dans certains coins de Bretagne, le pays se meurt. Plus de 70 % des résidences sont destinées aux vacances. En hiver, l’essentiel des commerces ferme en attendant avec impatience, parfois dans l’obligation de se rendre à l’autre bout de la France pour qu’une « saison » remplisse les caisses, la foule ahurissante qui débarque chaque été.
La population se paupérise et les écarts de richesses s’accroissent. À la différence des multipropriétaires au portefeuille bien garni, les petites gens peinent à se loger. J’entendais aux comptoirs de certains bistrots bretons que, faute d’apport financier suffisant, des enfants nés sur le littoral devaient émigrer dans les terres pour prétendre acheter ; fautes à des loyers que les locations saisonnières rendent indécents, des ouvriers ostréicoles devaient se loger à plus de 30 minutes des exploitations qui les employaient.
Pourtant, les volets fermés demeurent innombrables, les maisons libres sont théoriquement disponibles. Keltz livre ainsi un très bel aphorisme : « la lutte des places, d’une certaine façon, est une déclinaison de la lutte des classes ».
Voyage, voyage :
Je progresse dans les larges veines qui quadrillent la forêt de Paimpont et écartent les chênes et hêtres. Jadis, Moïse guidait le peuple Juif au travers des eaux de la mer Rouge ; je guide mon propre cheminement sur ces boulevards qui écartent les bois. De chaque côté s’érigent d’immenses murs de végétations aux secrets bien gardés. Les korrigans, discrètes créatures tapies dans l’ombre des fougères, guettent mes pas qu’ils considèrent comme belliqueux.
Et les korrigans visent juste, parce que j’appartiens justement à ce genre belliqueux qui compte des individus considérant que la nature s’acquiert comme une pièce de propriété privée. Dans cet écrin, mes semblables parviennent à clôturer les arbres et à suspendre à leurs rameaux d’ignobles panonceaux rouges rappelant qu’un poumon vert relève de la propriété privée et indiquant que des caméras surveillent avec davantage de zèle que les télécrans d’Orwell.
Historiquement, l’homme puise au cœur des forêts des ressources qu’il juge encore intarissables. Du Néolithique au Moyen Âge, la forêt de Brocéliande subit les défrichements nécessaires aux cultures et à l’élevage, ainsi qu’à la fabrication de charbon destiné aux hauts-fourneaux de la région. À l’aide de haches, de scies et de faux, l’homme malmenait déjà les espaces selon ses envies et besoins. Il dégageait des clairières disparates, donnant à la forêt une allure de gruyère végétal. Wace, poète normand du siècle 12, décrivit ainsi Brocéliande comme « une forêt en une lande ».
Jusqu’au siècle 21, l’exploitation forestière — la bienséance voudrait que j’emploie le terme « entretien » et non « exploitation », mais je tiens à appuyer que « l’entretien » des propriétaires et compagnies forestières banalise la vérité — change de visage. L’exode rural ralentit les défrichements et des politiques publiques et privées se chargent de reboiser les espaces délaissés.
Des espèces exotiques sont sélectionnées et les plantations de résineux se multiplient, jusqu’à hisser le pin parmi l’une des trois espèces dominantes de la forêt de Paimpont — avec le chêne et le bouleau. Au cœur de l’Argoat, l’air porte par moments le parfum de la Méditerranée. Les outils forgés ont disparu au profit d’engins agroforestiers mécanisés. Des pans de grumes s’empilent le long de sentiers, torturés par les roues de tracteurs monstrueux, dont la fange profonde et gluante colle inévitablement aux bottes. À certaines périodes de l’année, les cris stridents d’une chaîne sciant le bois couvrent le chant des oiseaux.
Brèves de comptoir :
Les sylves se meurent, ainsi leur poésie. Les mythes et légendes qui entretiennent la réputation de Brocéliande sont engloutis par l’exploitation effrénée et je me demande s’il est encore possible de communiquer avec les korrigans.
Dans un podcast proposé par France Culture, j’apprendrai que la forêt est détenue par une poignée de propriétaires dont la principale source de revenus ne provient pas de la sylviculture. La traque du sauvage, sous toutes ses coutures, occupe une place prépondérante dans le paysage de Brocéliande. La culture du fusil et des traditions séculaires, la passion pour la vénerie ou la chasse en battue, continuent d’attiser les tensions et de poser des interrogations à l’égard de la propriété et de ses objets, de l’éthique et de la sécurité. Entre septembre et mars, il est préférable de se vêtir d’un gilet pare-balles et d’un casque pour se promener en forêt.
Je donne raison à Franck. La forêt doit redevenir sylve et entretenir sa poésie. La propriété des bois doit revenir aux seuls contes et légendes, bêtes et créatures, faune et flore, qui les composent. S’approprier ce bien commun, sans même regarder la destination de son usage, est une hérésie suicidaire. Le sacrifice ne bénéficie qu’à un buissonnement de personne, rarement au promeneur qui désire s’échapper, à l’itinérant qui cherche deux arbres pour tirer un hamac, à l’enfant qui rêve d’une aventure dans les mystères enchantés de la forêt. Laissons les forêts en paix et rendons aux korrigans les contrées féeriques qu’ils ont toujours habitées.
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