Nous étions sur l’oreiller, à bavarder de nos vies. Elle s’interrogeait sur l’essence même de la relation qu’elle entretenait avec certains de ses amis. « Mais en fait, il a peut-être voulu me niquer ? Ça m’énerve, ça me dégoûte ». Maladroitement, mais suant de vérité, je lui rétorquai ne jamais, pendant longtemps, avoir entretenu quelque amitié avec le sexe opposé. Pour moi, ça relevait de l’impossible.
Je suis un homme blanc, hétérosexuel, cisgenre, aujourd’hui âgé de trente ans. J’ai grandi dans un village de la grande couronne tourangelle, au sein d’une famille typique du ménage français, pur produit patriarcal.
Second mariage pour mon père, premier pour ma mère, ils ne se sont depuis leur première rencontre jamais séparés, et coulent désormais une douce retraite sur la côte Atlantique.
Notre fratrie compte ma petite sœur, mon petit frère et moi-même, chacun d’entre nous ayant été conçu selon un plan quadriennal.
Mon père était chef d’une entreprise du secteur de l’informatique. Ma mère demeurait au foyer, où elle s’occupait de ses enfants, tout en s’investissant dans le bureau du centre de loisirs local ainsi qu’au conseil municipal.
Petits, nous n’avons matériellement manqué de rien. Les assiettes étaient toujours pleines, les radiateurs toujours allumés, les voyages et sorties étaient régulièrement de mise.
Voyage, voyage :
Mais dans ce portrait d’apparence modèle, il a manqué ce que l’école n’apporte pas, et ce qu’un adolescent sur le long chemin de la vie adulte peine à apprendre par lui-même. Dans une société très codifiée, répondant à des normes hétérosexuelles, la relation au sexe opposé est une science maltraitée. On n’ose l’aborder parce qu’elle est trop compliquée, voire incomprise. Surtout, elle est une science qui peut soulever des questions sentimentales. Malheureusement, elle effraie. Et la fuite est souvent préférée.
Néanmoins, n’importe quel parent devrait se tenir debout et être en mesure d’éclairer. Les Grecs classent l’amour selon quatre sentiments distincts : l’Éros, amour passionnel ; le Storgê, amour familial ; le Philia, amour amical ; l’Agapé, amour inconditionnel. Ces amours évoluent, s’accordent, parfois disparaissent. Mais sans aide aucune, l’adolescent qui mûrît échoue trop rapidement. Il se perd dans ces méandres sentimentaux et se réfère alors aux modèles biaisés qu’il côtoie : ce modèle patriarcal, pire encore, les programmes télévisés, les bandes dessinées, les publicités.
Je me rappelle parcourir les bandes dessinées des Aventures de Tintin. Avec un certain recul, j’admets la présence d’amitiés féminines quasi inexistante. Le seul protagoniste féminin dont on se souvient est Bianca Castafiore, dont la relation ambiguë qu’elle entretenait parfois avec le Capitaine Haddock n’est plus à prouver.
Au fil des premières saisons de Pokémon que je suivais assidûment, je me rappelle des personnages féminins ultra-sexualisés, qui rarement laissaient place à l’idée d’une quelconque amitié.
Plus vieux, je plongeai dans la série Friends. Le nom équivoque aurait pu offrir une chance à la bande des six de s’affirmer comme véritables amis, non pervertis par leurs désirs charnels. Mais suivre les saisons, c’était admettre que l’amitié était un chouette moyen pour que chacun puisse coucher les uns avec les autres.
J’aurais désiré que nos parents nous expliquent que, au contraire de ces images dont nous nous enivrions, d’autres modèles relevaient du possible. Mais comment blâmer nos parents ? Eux-mêmes étaient les fruits d’un schéma patriarcal bien défini, lui-même régit par des générations entières qui ont suivi à la lettre des textes religieux dans lesquels le rôle de la femme, compagne ou amie, n’était que blasphème. Dans la Genèse, Ève est celle qui a fait croquer à Adam le fruit défendu. Elle est la traîtresse absolue alors, quel rôle lui conférer si ce n’est un rôle réducteur, purement et simplement reproducteur ?
Un autre souvenir refait surface. Petit, je ne prêtais guère attention aux remarques de mes parents lorsque je désirais inviter une fille à la maison pour jouer aux Légo ou construire une cabane. Alors qu’à cet âge innocent, aucune idée sentimentale ne me traversait l’esprit, on me martelait : « Tu veux inviter ton amoureuse » ? Sans que personne ne s’en rende compte, une graine était plantée. Ensuite, elle était arrosée des images que je citais plus haut. Si j’avais eu conscience du poids de ces mots, j’aurais quitté la construction de ma forteresse Légo pour affirmer que « non, nous sommes amis, nos sentiments relèvent d’une complicité amicale et non amoureuse ». En fait, j’aurais insisté sur la possibilité de marquer une frontière entre ses différents sentiments que certains mélangent sans précaution.
Pendant longtemps, ce modèle patriarcal fut le mien. J’y ai grandi et j’ai fini par y croire. Il était devenu une fatalité dans laquelle je me complaisais, sans oser me questionner. Après tout, mes parents avaient l’air heureux, les gens de la télévision aussi, pourquoi ne le serai-je pas ?
Malgré moi, j’excluais toute autre possibilité. L’amitié avec le sexe opposé relevait de l’impossible. Parce que d’une manière ou d’une autre, ce genre de relation ne pouvait mener à autre chose qu’une action amoureuse ou sexualisée.
Brèves de comptoir :
Je reconnais la chance que j’ai eue à identifier cette problématique, à dépoussiérer ces modèles hors du temps. Aujourd’hui, en connaissance de cause, je parviens à m’extirper de ce schéma, auquel je ne m’identifie plus, et qui relègue les relations intersexes au rang de sentiments amoureux. Malgré des frontières devenues minces, il demeure possible d’y voir clair, tant que le recul est possible et que le questionnement est constant.
Les stigmates de cette vie passée font qu’aujourd’hui, je n’ai presque pas d’amies filles. Mais cultiver de belles amitiés avec le sexe opposé ne relève plus de l’impossible. D’autant plus qu’elles sont sincères et honnêtes. En fait, je ne pourrais même plus m’en passer.
Tant que l’on sait qui l’on est et ce que l’on veut, rien est impossible.
Crédit photo : Rainier Martin Ampongan
Laisser un commentaire