Train de nuit pour Paris

Après un séjour pédestre au pays Cathare, je saute dans un train de nuit pour rentrer à la maison. Comme son nom l’indique, la particularité de ce dernier est qu’il roule uniquement sous les lumières plates du firmament.  

📸 Les photographies de ce texte ont été capturées à l’iPhone. 

Narbonne se toise d’obscurité. Le ciel sombre dans un une palette de lueurs pâles avant de disparaître dans la nuit noire et impénétrable. Les rues se vident et le boulevard qui mène à la gare ferroviaire est un cri d’agonie. Bus et voitures circulent à tue-tête, les rares passants ne prennent plus le temps de se saluer. Narbonne, comme ailleurs, accueille dans les lueurs vespérales les visages déchus de la cité.

Le carrefour de communication est une fourmilière de voyageurs, la névralgie de passagers qui se considèrent comme clandestins de leur propre histoire. Mon train de nuit quitte la gare à 20 h 41 pour une longue quête nocturne. Demain, à 7 h 53, la bouillonnante Austerlitz ne partagera plus rien des effluves que respirent les garrigues du sud. Je ne suis jamais monté à bord d’un train de nuit en France. Ma seule expérience à ce sujet remonte à un périple jusqu’à l’extrême septentrion de Suède, dans une région où le Soleil et la Lune ne dansent pas au même rythme que dans nos contrées.

Dans le hall, de nombreux passagers attendent l’intercités pour Paris. Des hommes à la voix éraillée et au visage buriné quémandent une poignée d’euros pour un café. Une dame chargée de ses innombrables valises m’explique qu’elle n’a pas sa carte bancaire avec elle. Elle me propose d’avancer les frais du trajet et de me rembourser dès l’arrivée de son train. Des personnalités d’origine asiatique vocifèrent, semblent débattre d’un sujet houleux qui leur tient à cœur.

Je deviens hermétique face à ce théâtre agité. Mon estomac creux, mon embryon de fatigue, l’attente plus longue que le tournoiement des aiguilles sur le cadran de ma montre, je confie à mes oreilles le violon de Joel Sunny jusqu’à l’appel du chef de garde, salvateur : « Le train InterCités de nuit 5744 à destination de Paris Austerlitz entre en gare, voie D ».

Debout, piégé dans les résidus de tramontane qui labourent le quai de la gare de Narbonne, la locomotive arrive comme une bête rugissante. Le freinage pousse un cri strident. Les frottements métalliques aigus perforent mes tympans. La ferraille tout entière titube, les parois semblent presque aussi fragiles que du papier.

Derrière les fenêtres des wagons, les lumières jaunes éclairent les visages des passagers déjà montés à bord. Je devine des personnes excitées à l’idée de leur périple. Assis sur leur lit couchette, le dos voûté, ils bavardent comme de vieux enfants qu’on eût emmenés pour la première fois dans un parc d’attractions. J’en devine d’autres, déjà emmitouflés sous les couvertures bleues prêtées par la compagnie ferroviaire. Les yeux rivés sur une dalle lumineuse ou les paupières déjà scellées, ils s’apprêtent, à leur manière, à embarquer au pays des songes.

[🔔 Vous désirez suivre mes aventures ? Abonnez-vous au journal de bord. C’est gratuit et je ne raffole pas des spams. Vous ne serez noyé ni de publicités ni de mes pérégrinations ! S’abonner au journal de bord ↗︎]

À lire dans l’Agora :

Lorsque je monte à bord, de nombreux passagers empruntent le couloir étroit du train de nuit. On y accourt pour trouver sa cabine, pour se rendre aux toilettes, pour charger son téléphone, pour discuter en dehors de l’intimité des couchettes. Je cherche sur les murs le numéro de 65. À mon passage, les cabines encore ouvertes se succèdent et dessinent une mosaïque intemporelle. Chacun y prend ses quartiers et s’installe comme si la nuit allait durer une éternité. Les lits, sur lesquels reposent un oreiller, une couette, une bouteille d’eau et un kit « Bonne nuit » tous fournis par la SNCF, recèlent d’autres objets davantage personnels. Téléphones, livres, vêtements de nuit, mais aussi quelques reliques confidentielles ramenées d’une vie sédentaire.

Je finis par trouver ma cabine. Elle comprend, comme toutes les cabines de seconde classe, six couchages répartis en deux hauteurs de trois. Au milieu, un espace guère plus large qu’un mètre mène à une échelle qui permet de grimper sur les lits supérieurs. En plus de la literie fournie par la compagnie, chaque couchage est équipé d’une petite tablette et d’un compartiment destiné à tenir une boisson et à ranger quelques documents. Une bande réfléchissante constitue un ersatz de miroir. Les rangements sont limités et l’organisation des bagages relève, pour les plus volumineux, d’une partie de Tetris. 

Ma chambre est déjà occupée par quatre passagers : un père et ses deux filles, ainsi qu’une dernière personne tapie dans l’ombre de sa couverture. Plus tard, en gare de Montpellier Saint-Roch, un sixième passager, complétera notre cabine. La promiscuité, dans cette épopée ferroviaire, est un problème tout à fait relatif. Dans les ballottements du wagon, le voyage efface la crainte de se coller aux autres. L’agoraphobie s’écrase au profit de l’excitation.

« Prenez garde à la fermeture des portes, attention au départ ».

Je me tiens voûté sur l’une des deux plus hautes couchettes de la cabine, les pieds dans le vide et la tête contre le plafond. Le train, dans un fougueux élan de vitalité, se met en branle. Le wagon suit une houle régulière, bascule de bâbord à tribord comme un navire sur les eaux tranquilles de la Méditerranée que nous sommes en train de quitter. Mon corps embrasse chacun de ces mouvements, souple, délicat. La calligraphie qui affuble mon carnet suit, elle aussi, le mouvement. Difficile devient l’exercice de relecture.

La symphonie du monstre en marche alimente des sonorités extérieures. Les roues survolent les rails, la ferraille grince. Par instants, l’odeur chaude du métal qui travaille me remonte aux narines. Les passages dans le couloir génèrent des rumeurs imprécises. Les lumières diffuses émergent des cabines comme des les confidences d’un homme solitaire. 

En mon for intérieur, je suis un gamin à l’iris édulcoré de promesses. Narbonne, entre désormais dans la boutique à souvenirs et, devant moi, se déroule une nuit de tous les possibles. Cette machine titanesque, serpent de verre et d’acier, charrie dans sa sinuosité des centaines de passagers. D’aucun, à cause de la noirceur du firmament que la lune a abandonné, prétend s’assurer de la bonne direction. Notre confiance se remet à l’avenir, à l’expérience de rêves tumultueusement bigarrés. Austerlitz, demain, apparaît presque telle une destination chimérique. 

Les murmures de ma cabine s’évanouissent. Un ordinateur décline un épisode de la saga Ghostbusters. Je préfère, à la faible luminosité de la lampe de chevet, m’échapper entre les lignes de mon carnet. Je fais moi aussi, à ma manière, un chasseur de fantômes. Je capte les instants fraîchement passés pour les consigner sur le papier.

Bientôt, mes paupières s’affaissent. Les remous du wagon ne chantent plus que les notes douces d’une berceuse et le sommeil survient aussi brusquement qu’un éclair fracassant une campagne de ténèbres.

Les ciels étoilés deviennent des balanciers sans rythme
Les rêves chevauchent les montures de l’incertain
Le soupir prolongé du métal souffle son hymne
Avant que le monde n’éclose dans la fission du matin

Voyage, voyage :

Ballotté dans le wagon, je peine à trouver l’angle qui permet à mon mètre 89 de se tenir droit. Tantôt plié en position fatale, tantôt biscornu dans la diagonale, je me laisse surprendre par une voix suave qui gagne mon oreille. Le train, dans vingt minutes, entrera en gare de Paris Austerlitz.

Mes voisins, déjà réveillés, chuchotent l’ajustement de leur voyage. « Dépêchez-vous les filles, encourage le père aux yeux encore gonflés de sommeil. Nous n’avons que cinq minutes pour attraper le train suivant ». J’ai le regard nébuleux, les idées brumeuses. Instinctivement, je m’execute comme si ce père était le mien et plie moi aussi mes affaires.

Dans le couloir du wagon, la foule s’empresse. Je suis surpris par la longueur de la file qui s’étire. Notre locomotive, depuis Narbonne, a embarqué d’autres passagers jusqu’à être bondée. Le train de nuit est un succès, une étoile montante dans le cosmos ferroviaire français. Je me demande alors pour quelle raison les décideurs de notre monde n’inondent-ils pas ce succès de lignes et de correspondances. Pourquoi les liaisons n’existent-elles pas entre Brest et Strasbourg, entre Lille et Marseille, entre Nantes et Menton ? Je ne songe même pas ici aux luxueuses voitures de l’Orient-Express de la Compagnie internationale des wagons-lits — laissons pour une seule fois, je vous en prie, la gentrification au placard, et conservons une offre simple, économique et accessible à toutes les bourses, parce que le train doit rester le véhicule de Madame et Monsieur tout le monde.

Mes mots suggéraient déjà cette idée. Le train de nuit, ainsi le train plus généralement, ne charrie pas seulement à son bord des voyageurs en quête de quelque destination. Il opère comme une machine à rêves, il est l’inexpugnable outil de l’aventure pour les enfants coincés dans les corps adultes que nous sommes. Il raconte les histoires comme Jules Vernes et les aventures comme Jack London. Il se mue en sujet de poésie et, ses mouvements imparfaits, ses visages éphémères, ses gares reculées, dessinent autant de surprises que de joie. Pour courir les campagnes, plutôt que de lacérer les paysages à coups d’interminables marques bitumées ou de strier l’azur de traînées de condensation, offrons-nous le loisir de l’épopée ferroviaire.

La gare du quartier de la Salpêtrière n’a guère changé. La verrière de sa grande halle demeure le plafond de souvenirs immaculés. Les horloges suspendues au-dessus des quais indiquent tout juste huit heures passées. Les badauds se précipitent en avant de leur journée et oublient, malgré eux, l’ode à la lenteur qu’ils viennent de réciter. Les sourires fuient avec la foule. Les émotions blanchissent. Paris, elle aussi, n’a guère changé. Elle demeure la même station tumultueuse et insaisissable.

Merci pour votre lecture

Le contenu proposé sur ce site est entièrement gratuit. Aucune publicité ni partenariat ne financent mes mots et mes idées.
Si vous souhaitez me soutenir, aider à financer les frais d’hébergement du site ou m’offrir un café, vous pouvez faire un don par PayPal ou commander dans la Librairie.

Avatar de Simon Wicart
D’autres publications
Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.