Lettre depuis Guarda

L’hiver breton est rude alors je décide de partir travailler sous la clameur agréable des latitudes méridionales. Les cartes indiquent la Provence, l’Espagne ou l’Italie. Je jète mon dévolu sur le Portugal et la petite ville de Guarda. Perchée dans les montagnes à mille mètres du niveau de la mer, la cité médiévale devient quinze jours durant la destination d’un tourisme lent, d’un havre de paix, ou encore d’un terreau fertile pour l’écriture que j’apprécie tant.

📸 Les photographies publiées dans ce billet ont été capturées à l’aide d’un Olympus OM-1n avec une pellicule Kodachrome de 1989.

À mille mètres du niveau de la mer, Guarda est baignée d’un froid glacial. Le ciel est azuré, limpide, insondable. La ville traverse cet hiver comme tous les autres, accrochée aux parois douces du parque natural da Serra da Estrela.

Lorsque je progresse d’un pas nonchalant jusqu’à l’entrée de la Sé da Guarda, le calendrier indique le septième jour de la semaine, celui consacré au repos. La cathédrale bientôt millénaire ressemble à une forteresse gothique. Elle miroite un monstre au corps bâti de pierres ténébreuses. Son entrée austère, vaste porte en arche ouverte sur un dédale d’escaliers, ressemble à la mâchoire d’une bête dévoreuse d’humanité. Malgré la pluie de soleil qui inonde la terre, le caractère sombre et sévère resplendit, cristallise la foi dans une bulle increvable.

Les fidèles se donnent rendez-vous à onze heures pour écouter la ferveur d’un vieux briscard qui palabre au sujet de la « família ». Mais de quelle famille parle-t-il ?

J’entretiens un piètre portugais, limité aux salamalecs usuels, largement insuffisant pour bien cerner le contenu d’une messe. Les sermons du vieil homme rebondissent comme des paroles sourdes dans le ventre granitique de la cathédrale. Les bancs alignés dans la nef sont couverts de coussins chauffants et les têtes grises, présentes en écrasante majorité, piquent du nez. Lorsque le recteur s’agite, l’assemblée se lève et les vieux se surprennent dans leur demi-sommeil. « Alléluia » clament certains ; « amusant » pensent d’autres.

Midi sonne, je me rue hors de la cathédrale pour piocher l’une des tables ensoleillées d’un café de la praça Luís de Camões. « Um americano por favor ». La gestuelle est simple, fluide, sans heurt.

J’éprouve un plaisir très particulier à recevoir les rayons qui caressent mon visage plissé, à bourrer ma pipe d’un tabac suave et vanillé, à écouter le « puff puff » des volutes qui s’enfuient de la cheminée vers ma bouche, puis ma gorge et mes poumons. Je me délecte de mon americano, je noircis mon carnet, je capture mes rêves dans le sillon de mes pensées. Quand mes yeux roulent d’ennui, je rédige une poignée de lettres et de cartes postales qui se destinent à un monde avec lequel la communication manque.

Les lettres décortiquent l’esprit. Un peu comme les mineurs triturent la terre, l’écriture plonge dans la noirceur des souterrains pour extraire la matière, précieuse et dangereuse. Je confie mes réflexions à qui voudra bien les lire, j’évoque mes angoisses à qui voudra bien les entendre.

Les cartes, quant à elles, sont kitsch comme je les aime. Au recto, des clichés de la Serra da Estrela enneigée, semblable à un géant blotti dans son manteau blanc ; au verso, un timbre, une adresse, et des mots qui respirent la banalité. « Il fait beau et les pasteis de nata sont délicieuses ».

Je suis arrivé à Guarda une semaine auparavant, léger comme un oiseau envolé pour l’autre hémisphère. Je voyage harnaché d’un seul sac à dos d’une capacité de 30 litres que je n’ai même pas rempli à en craquer. Que faut-il davantage qu’une brosse à dents, un slip et une paire de chaussettes propres ? Un carnet, un appareil photo et un enregistreur audio peut-être.

Un rien planifie les jours à venir, sinon divers exercices d’écriture que j’énumérais hier dans la confidentialité des pages de mon carnet. Je compte suivre un rythme naturel sans contrainte ni écueil : matinée à l’auberge et après-midi à la bibliothèque. Pour assaisonner ce menu : déambulation oisive dans les rues à la recherche de quelques lieux photogéniques ; visites ponctuelles de musées et autres sites d’intérêts.

Si le ciel et la logistique m’y invitent, pourquoi pas une incartade sur les chemins de crête qui s’échappent au sud de la ville. Le valet de l’auberge, si je puis le qualifier ainsi, m’indiquait la présence d’une promenade romantique sur un balcon de bois, un serpent éternel déroulé entre cascades d’eau fraîche et formations géologiques surprenantes.

Les jours passent et autant de soleils s’élèvent et trépassent. L’auberge Urbe Sanchina où je séjourne tire son nom de Sancho I de Portugal, vaillant roi lusitanien du siècle 12, à l’origine de l’établissement de la ville de Guarda. Ses murs épais, sa décoration moderne et raffinée, le crépitement du feu de sa cheminée et le moelleux de ses lits, sont le fruit d’un travail acharné. Après de longues années de rénovation, le coquet établissement ouvre au cours de l’été dernier.  

Aujourd’hui, comme hier et demain, je partage les espaces de vie avec des individus qui suggèrent que les frontières du monde sont étirables à souhait. La veille par exemple, je côtoyais un Allemand, un Marocain, un Égyptien, un homme que l’accent annonçait venir d’Inde ou d’un pays voisin, et évidemment — les évidences sont-elles si évidentes ? —, des Portugais.

Nous échangeons nos repas. L’un partage son poulet tandis que l’autre propose la cuisson de croque-monsieur. J’étale mes vivres du marché : lot de légumes de saison, fromages affinés en montagne et chorizos préparés dans une ferme non loin de Guarda.

Pendant ce temps, nous bavardons des expériences du globe : déplorable histoire de racisme lors d’un séjour en Corse ; espoir d’une vie meilleure dans des pays où les promesses sont pléthoriques ; diverses réminiscences de séjours ici et là-bas ; souvenirs d’incendies effroyables, aux flammes plus gourmandes encore qu’un Gargantua invité à un banquet. La température actuelle ressentie à Guarda frôle les -6 degrés Celsius. Au courant de l’été, malgré l’altitude, elle franchirait aisément les 30 degrés.

À lire dans l’Agora :

Je continue de me demander quels sont les motivations et les résultats d’un voyage. La « mise en branle » de Montaigne constitue un outil pertinent pour l’éducation des hommes et des femmes qui habitent notre chère planète. Le mouvement supprime les frontières et lime les préjugés. Il permet de se rapprocher de civilisations vivantes à des milliers de kilomètres. Il mélange les cultes, les traditions, les langues, les biens, les monnaies, les cuisines, les réflexions et les idées.

Au Museu da Guarda, la ville se souvient de son histoire. Elle résulte d’une vie en communauté, lointaine notion de civitas pour les initiés. Les Romains seraient passés par là, puis d’autres conquérants encore. Les siècles passant, Sancho I aidant, les pouvoirs en place auraient bâti la prestigieuse cathédrale de Sé pour faire de Guarda une ville épiscopale, et au passage un important centre économique et administratif.

Désormais, les imposants blocs de granit assemblés au fil des siècles soutiennent les bâtiments de la vieille Guarda et dessinent un casse-tête médiéval aux venelles torturées. La praça Luís de Camões,sise au milieu de la vieille cité, crève l’urbanisme pour s’ouvrir en direction du ciel.

Lorsque je m’y rends pour assurer mon immuable rituel fait de café et de soleil, je lorgne les passants qui naviguent dans le petit village éphémère de Noël organisé pour les fêtes de fin d’année. La présence des Romains appartient aux souvenirs du lointain. Les odeurs de crêpes et de cannelle remplacent les odeurs des ancestraux marchés quotidiens où se rencontraient bourgeois, marchands, artisans, paysans et bergers. Les enceintes de la municipalité qui jouent du Bob Marley ou du Franck Sinatra changent des hurlements racoleurs des marchands. Les troubadours continuent de se mêler à la foule. Seulement, ils n’entretiennent plus la même dégaine.

En face de la place, la Sé da Guarda est titanesque. Plus haut, comme un mât de pierres brutes entreposées au sommet de la citadelle, la torre de Menagem se dresse vers les cieux et se languit des reliefs voisins. De son sommet, la vue porte jusqu’en bordure du centre pittoresque où les rues éventrent la cité et s’échappent vers l’horizon. Elle plonge jusqu’aux frontières espagnoles que la silhouette échancrée de ses montagnes trace à merveille. Elles sont vertes, parsemées de roches grises pareilles au pelage incertain des souris qui hantent les cuisines. Sporadiquement, des forêts calcinées rappellent les ardeurs estivales.

Sur les contreforts de la ville, l’architecture décousue transporte vers d’autres contrées. Guarda, bien qu’elle demeure vivante, se voile selon les quartiers d’un suaire nauséabond. Certains bâtiments ressemblent à ces vieux meubles poussiéreux que l’on ne regarde plus. Mauvais goûts, constructions hâtives, abandons, je n’en ai la moindre idée. Le béton pullule avec l’insolence d’une épidémie. Ce matériau abrite pourtant une incompressible vie : celle alimentée par 40 000 habitants et leurs commerces parfois désuets, aux inventaires vieux comme l’escudo português qui naguère emplissaient les porte-monnaie.

Je ne doute plus de la nature de ce voyage qui se veut indéniablement lent. Sans le vouloir, je participe à cette drôle de mouvance que les penseurs contemporains appellent « tourisme lent » — « slow tourism » pour les anglicistes.

Je ne me dérobe plus des regards inconnus et des sourires étrangers. Je prends le temps, je me taille des rituels, je transpose mes habitudes domestiques jusqu’aux confins du monde. En somme, je cesse la frénésie du voyage à tout prix pour me plier au rythme de la vie : simple et sans prétention.

La praça Luís de Camões devient mon parc privé. J’y organise une visite quotidienne à 14 heures pétantes, lorsque le soleil perché au-dessus de la cathédrale nappe somptueusement la place de soleil.

Un bain de lumière, des arches de pierre, un sol pavé, des vieux suspendus à leurs journaux, des gamins qui crient à la vue du Père Noël, la place de la cathédrale bouffie de décorations rouges et vertes, « um americano por favor », une pipe fumante, le crissement de la plume sur le papier crème du Moleskine.

Hier, je suis arrivé au café comme un habitué, l’expression radieuse. La patronne, une petite femme au teint hâlé et corsetée d’un tablier qu’elle semble ne jamais quitter, me salue. Elle me reconnaît et sait que nos langues respectives ne peuvent guère s’accorder sur une conversation davantage engagée que la météo. Alors, notre échange se limite à un « frío frío ». Avec les jours, elle ne prend plus la peine de demander ce que je désire consommer. La patronne me sert le fameux « americano », accompagné de ce sourire maternel qui lui irradie le visage. Je suis désormais ici comme chez moi.

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Le voyage, théoriquement, s’inscrit dans un principe de mouvement. Un pas en avant qui mène vers de nouvelles contrées et de nouvelles idées. Ce pas, je l’ai effectué pour me rendre à Guarda : du stop jusqu’à la gare de Châteaubriant ; du train puis du bus jusqu’à l’aéroport de Nantes ; de l’avion jusqu’à Porto ; du train puis du bus encore jusqu’à la gare de Guarda ; enfin une longue marche pour escalader les 200 mètres qui mènent à l’auberge.

Depuis mon arrivée à Guarda pourtant, je ralentis ces déplacements et cultive un rythme sédentaire. Mes journées alimentent une routine. Je me plais à vivre comme à la maison, à créer des habitudes insensibles et imperturbables, pareilles à un ciment figé depuis des dizaines d’années. Incombe de cette situation un paradoxe : le voyage peut-il être immobile ? Peut-être que les mots manquent et que le « voyage » devient malgré lui une désignation fourre-tout, un sac dans lequel on jette tout ce qui s’apparente aux déplacements.

Mes nombreuses péripéties pédestres m’ont invité à voir du pays. Le sac sur le dos, une toile de nylon comme seule maison, je prétends apprendre le voyage authentique, proche de la terre et des habitants qui continuent de la faire tourner. Cette ode à la lenteur, puisqu’une poignée d’auteurs la renomme ainsi, serait un miracle pour la santé, un médicament pour panser les blessures intérieures. 10 000 kilomètres plus loin, je continue toutefois de souffrir comme un éclopé. Mon esprit reste claudicant, peine à avancer droit et sereinement. Les angoisses sont inséparables du cheminement, comme la gomme à mâcher qui colle aux semelles.

Le voyage serait donc un mythe qui, dans la plus terrible des réalités, ne forme point la jeunesse. L’adage serait une chimère, un rêve pour les enfants qui habitent des corps d’adulte.

Montaigne se mettait en « branle » pour partir à la découverte du monde. J’imagine qu’au siècle 16, le voyage était une initiation réservée aux nantis. Le mouvement n’impliquait pas seulement la gestuelle d’un corps à travers les territoires. Avec des moyens archaïques parfois dépourvus de guides et de cartographies, les retours ne ponctuaient pas toujours les départs. Le voyage comptait ainsi comme l’expérience d’une vie devenue audacieuse, dangereuse, trépidante, enrichissante, stimulante, et bien d’autres qualificatifs encore.

Le progrès transforme le voyage en un bien de consommation standardisé. En Occident, le déplacement complète désormais les actions du quotidien, répond aux mêmes emplois que les biens et services à usage unique. Sauter dans l’avion ou dans un train pour les vacances devient une banalité guère plus émouvante qu’une escapade au restaurant ou au cinéma. Le caractère éphémère érode l’intensité de l’expérience. Les mouvements nous dépassent, nous ne leur accordons que peu d’estime.

Fut un temps ou les 70 kilomètres qui relient Châteaubriant à Nantes requéraient quatre à cinq jours de marche, soit une éternité pour les badauds qui n’avaient jamais traversé les frontières de leur hameau. Aujourd’hui, les mille kilomètres qui séparent Châteaubriant de Guarda s’avalent en moins d’une journée pour la modique somme de cent euros. Suis-je seulement conscient de cette évolution ?

Je tends à croire que le voyage en a fini d’explorer des contrées spatiales ou temporelles. Me déplacer jusqu’à Guarda n’est qu’une farce qui élude les réalités que je peine à affronter. Le voyageur que je joue se sauve parce que la fuite est plus simple à mener que les sempiternels combats pour lesquels je prévois une issue tragique. La géographie n’alimente alors qu’un prétexte, une excuse. Voyager n’est plus forcément la rencontre avec l’autre, mais l’intronisation d’une fuite.

« Mieux vaut se tenir en lâche vivant qu’en héros mort », ai-je entendu par le passé. De surcroît, Aznavour ne se cachait pas que « la misère était moins pénible au soleil ». Effectivement, lézarder sur les terrasses ensoleillées de Guarda est moins pénible que de moisir dans l’humidité des portes de la Bretagne.

Je trouve ainsi refuge dans des lieux inconnus que mon âme s’évertue à explorer. Prendre le temps d’installer mes habitudes et m’enivrer des nouveautés offertes par Guarda propose un marché intéressant : contre l’excitation de la découverte s’échange la possibilité d’oublier mon quotidien. En d’autres termes ne pas avoir à me soucier d’exister.

Je n’éprouve plus de honte à me catégoriser de ce genre : un voyageur de l’esprit, déterminé à fuir ce qui me possède et m’obsède, quitte à observer les démons qui, au loin, brûlent la verte pelouse de mon jardin secret.

Voyage, voyage :

Le temps s’est écoulé à la vitesse d’un sablier et le calendrier indique que nous sommes désormais un samedi. L’après-midi est douce, libre comme celui d’hier et de demain. Au-dessus de ma tête coiffée d’un bonnet, le ciel bleu s’étire à l’infini. Dans la lenteur, toutes les journées se ressemblent, mais chacune puise une certaine singularité. La vie devient une bête docile qui obéit aux vers de sa propre poésie.

Je me promène à la recherche du menu détail parce que dans cette démarche réside la philosophie de l’expérience : faire de son voyage une infusion d’anecdotes singulières qui ne ressemblent pas aux formules standardisées des vitrines aux promesses alléchantes, ou aux titres des guides racoleurs. Sans Google ni Trip Advisor, je me fie au simple instinct de l’aventurier moderne en quête de son Graal. Un argentique m’agrippe l’épaule : un appareil Olympus OM1n, belle bécane vétuste du siècle précédent que j’ai chargé d’une pellicule Kodachrome de 1984. Lorsqu’une composition me séduit, je recharge, je règle, je vise et je me délecte du cliquetis du rideau qui s’ouvre et se referme aussitôt.

Dans une poche arrière de mon pantalon, je range un enregistreur Zoom qui fonctionne à piles. Je ne connais pas son âge, mais son écran pixélisé façon Game Boy suggère qu’il ne date pas d’hier. Lorsqu’un son titille mes tympans, je m’arrête et appuie fermement sur le gros bouton REC.

Une femme me surprend cependant que je m’emploie à une prise d’image. Son pas de félin provoque un sursaut cocasse. Elle me salue et nous engageons la conversation, en français. Elle est née dans l’Essonne de parents portugais originaires de la province de Guarda, ainsi a-t-elle décidé de revenir s’installer là où tout a commencé, dans une maison écrasée parmi tant autres dans les ruelles étroites et pavées de l’ancien quartier juif du cœur immobile de la ville. Au sujet du quartier d’ailleurs, un panneau du musée expliquait : « Quelque part au cœur du noyau urbain, un petit quartier réservé et conscrit auquel on accédait quotidiennement par des portes ouvertes et fermées, abritait la petite communauté juive […] depuis le siècle 13 ». Plane ici comme dans de trop nombreux autres ailleurs une sale histoire de ghettoïsation…

Le chômage est difficile, le temps est long. Guarda, indique la femme, s’enfonce peu à peu dans le désespoir. Bien qu’accrochée aux plus cossues montagnes du Portugal, la ville nourrit un modèle vieillissant qui peine à faire entendre son cri agonisant, noyé dans le concert de la mondialisation. 40 000 habitants, une vieille cité romaine, un parc naturel, un chemin de Compostelle et une situation idéale pour devenir une plateforme logistique de premier plan ne suffisent pas à stimuler une économie à la traîne.

La femme est contente que je vive dans un si beau pays, même si elle juge que Macron n’est pas assez présent pour les Français. « Tu as visité le marché de Noël ? » s’interroge-t-elle sans vraiment attendre ma réponse. Se promener jusqu’à la cathédrale, profiter des illuminations de Noël et du marché, il n’y aurait plus que ça à faire dans la région.

Je continue ma promenade dans des quartiers lointains. Derrière les vitres embuées des churrasqueirias, des hommes patientent tasse de café à la main. Les décors sont largement bétonnés. Le froid me rattrape pour me cisailler le corps. Les ennemis les plus difficiles à combattre sont les invisibles, ceux que ni corps ni âmes ne peuvent attraper. Alors je cours me réfugier dans les entrailles rassurantes de la bibliothèque Eduardo Lourenço, du nom du célèbre penseur lusitanien.

Le bâtiment municipal, situé à quelques encablures de la torre de Menagem, est flanqué de larges baies vitrées. Je trouve l’image douteuse : la culture serait accessible à tous, pourvu que l’on ne se heurte pas à une paroi de verre. Une plaque fixée à l’entrée de la bibliothèque indique une citation d’Eduardo Lourenço : « L’art nous interroge, nous remet en question, nous dit qui nous sommes ». Un aphorisme justement posé pour nourrir ma réflexion à l’égard de l’image douteuse.

Clap de fin. Je quitte Guarda la boule au ventre, le regard mélancolique. Deux semaines durant, j’ai puisé dans cette ville anonyme une identité à laquelle je me suis accroché. La lenteur de mes promenades dans les méandres de la vieille cité m’a invité à découvrir une vie nouvelle. Auberge-café-bibliothèque, puis une poignée de découvertes ici et là : il ne m’en fallait guère plus pour m’immiscer dans de nouvelles habitudes. Sur le quai de la gare, un énorme bus vert embarque des passagers en direction de Porto. D’ici la fin de journée, je serai de retour à la maison. Le voyage ne sera plus qu’une carte postale rangée avec toutes les autres, dans ce tiroir que l’on ouvre pour se rappeler que l’on y est venu, que l’on a vu, et que le temps nous a vaincus.

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