Franck et moi menons une longue promenade dans les rues de Liverpool. Fatigué sans aucun doute, je noircis mon cahier au sujet d’une uniformisation dans laquelle je peine à me retrouver.
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📸 Faute d’appareil ce jour-là, les rares photographies publiées dans ce billet ont été capturées, à l’argentique, lors d’un passage en 2022 à Londres et non à Liverpool.
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Voyage, voyage :
Nous passons la matinée à déambuler dans les rues de Liverpool. J’épargne ici des détails de cette ville portuaire à l’architecture hybride, qui navigue maladroitement sur un océan de tradition balayé par une houleuse tempête de modernité — faute aux monstrueux bombardements de la Seconde Guerre mondiale précise par ailleurs Wikipédia.
Loin de moi les souvenirs des rues charmantes que je traversai lors de mon dernier passage à Londres, où le style victorien demeurait royal dans les vieilles rues et boulevards de la capitale. Ici, dérobé derrière un dédale suranné d’infrastructures navales égarées au milieu de colosses de verre, de béton et d’acier, je trouve un refuge. À l’instar des nombreux du genre, que j’explore lors de mes pérégrinations urbaines à l’étranger, il tient entre les murs feutrés de la principale bibliothèque de la ville.
Au moment où je couche ces lignes, je suis installé autour d’une longue table, presque interminable. Son bois est dur et soigneusement verni. Au-dessus de ma tête, un dôme blanc et percé d’un oculus filtre un halo de lumière divine, projetée comme si elle eut été lancée avec une fermeté titanesque. Au sol, la moquette feutre les pas des badauds rendus là et renvoie leurs murmures étouffés dans un pays de songes évasifs. Les murs circulaires sont habillés de rayons aux étagères boisées et grinçantes. Ils contiennent une kyrielle de livres dont les couvertures sont fragilisées par les siècles passés et les manipulations des érudits qui, un jour, vinrent les consulter. À l’intérieur de cette vaste et ronde pièce, flâne l’authenticité, que la ville à l’extérieur et son fichu capitalisme exacerbé engloutissent avec l’appétit d’un ogre affamé.
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Pour déjeuner, alors que nous traînions dans le centre de Liverpool, je poussai Franck à essayer le « meal deal » d’un Tesco, magasin bien achalandé d’une chaîne de supermarchés d’origine britannique. A priori populaire chez les Anglais, le meal deal se traduit en équivalent de la « formule » française. J’ose ainsi le définir comme une offre commerciale alléchante, composée de trois articles : un sandwich, un paquet de chips, ainsi qu’une boisson sucrée.
De surcroît, je proposai d’ajouter à notre aventure gastronomique l’exploration de la salle comble d’un food-court voisin où se mêlent tables grasses et hamburgers dégoulinants. En fait, je souhaitais plonger le temps d’un déjeuner dans les vices d’un repas impersonnel et standardisé. Partager ces espaces invitait à me nourrir de l’observation mesquine d’un modèle qui ne me convient pas et que j’adore critiquer ouvertement, bien qu’il m’arrive d’en profiter naïvement.
Les enseignes de restaurations rapides qui ceinturaient le food-court n’entretenaient rien des enseignes typiquement anglaises — je ne constatai ni la présence d’un fish and chips, ni celle de l’un des susnommés Tesco, ni même encore celle d’un Greggs, l’un des pontes de la malbouffe britannique. En revanche, il semblait que l’impérialisme américain eût chanté d’une voix tonique et victorieuse. Autour de l’immanquable McDonald’s se tenait un KFC, un Subway ou encore un Dunkin’Donuts.
Et force de constater fiévreusement ce que je savais pertinemment : à Liverpool comme ailleurs, aucune fichue localisation de cette planète n’échappe au bellicisme mercantile qui réduit l’homme en marchandise vivante, capable de travailler et de consommer, docile face au processus de standardisation dont il est victime. Sur les tables, les clients se goinfraient toujours des mêmes produits. Tous étaient issus de ces enseignes, figures de proue de l’expansion capitaliste.



À lire dans l’Agora :
Mais quelle critique voulais-je leur apporter ? Les Anglais, à l’image d’autres catégories éclectiques de personnes auxquelles j’appartiens, et que je considère allégrement comme malheureux martyrs de l’indélicatesse de l’opulence de notre système qui désire vendre toujours davantage, suivent en parfaits ovidés la marche que le monde a entamée. La bouffe venue des Amériques ne représente qu’un pan de la bataille. La nourriture, à l’image de l’architecture de verre et d’acier, des blue-jeans, des boissons sucrées, ou des chanteurs de pop rock (cette énumération ne constitue pas une liste exhaustive), est devenue un bien de consommation populaire et amical qui contribue à l’affûtage d’un ADN commun.
Les recettes de sandwichs et autres hamburgers alimentent un capital rassurant, une caresse sur le cœur. Les points de vente deviennent des temples. Des gourous de la mercatique y vantent les mérites du consumérisme. Ils prêchent que l’acquisition futile d’un bien se hisse au rang fabuleux de destinée et d’achèvement. Autrement écrit, si je ne consomme pas le dernier sandwich à la mode, ma vie échoue dans un nébuleux et irréparable échec. Ainsi aveuglés, les fidèles arrosent ces promesses du contenu de leur portefeuille. Et le voyageur, quel qu’il soit, dans le cas où son itinéraire culinaire l’accule à l’égarement, sait tant bien que mal qu’un M jaune lui proposera un menu auquel il est déjà, depuis longtemps, acclimaté. Dans ces piètres conditions, le risque s’estompe au profit d’une standardisation du goût, et pourquoi pas de l’aventure.
Cette standardisation, jugée à tort en vecteur inexorable du progrès, grignote graduellement notre sens critique, notre culture de l’indépendance, notre capacité à tolérer. Dans un monde qui se veut de plus en plus uniforme, la différence effraie et donne naissance à des angoisses puériles. Les gargotes les plus locales deviennent des tanières sombres considérées comme mal fréquentées. Pourtant, dans le cœur des villes, elles sont la vitrine d’une vie locale et ancrée, le témoignage d’une expérience unique et singulière.
La consommation de produits uniformes dans des enseignes standardisées, que l’on se retrouve à errer dans les rues de Liverpool, de Châteaubriant, de Tanger, de Sydney, d’Alexandrie ou de Chicago, représente un indéniable danger pour les générations à venir. À poursuivre ainsi, il convient d’admettre et d’anticiper le risque représenté par nos choix consuméristes et les conséquences que subiront nos descendances, futurs héritiers d’un monde fadement monotone.
Brèves de comptoir :
Entre les lignes de 1984, Orwell prévenait de l’appauvrissement de la pensée au moyen de la novlangue. L’écrivain anglais avait-il aussi envisagé un mécanisme analogue au sujet des biens de consommation ? À force de standardisation, je crains qu’intervienne une entrave à l’épanouissement de cultures individuelles, que les habitudes quotidiennes et exotiques qui contribuèrent à l’expansion de civilisations singulières n’occupent désormais que l’arrière des vitres des musées.
Demain peut-être, se promener dans les rues de Liverpool procurera les mêmes impressions qu’une balade dans un quartier de Berlin, dans une médina arabe, où n’importe quel Chinatown du monde. Le gommage des différences entamé par cette standardisation achèvera notre transformation en une caste ennuyante, dépouillée de bon sens et de curiosité.
Alors, installé dans la bibliothèque, je balaie du regard les livres qui m’entourent, je scande des étudiants à l’expression tellement concentrée qu’elle paraît inébranlable. Je me prends à rêver et à songer qu’au travers de la littérature persistent des mondes non vérolés.
Ce soir, dans la nuit agitée de Liverpool, après quelques pintes d’une bière anglaise bon marché, j’alimenterai moi-même cette grande mascarade. Je jetterai mon corps saoul dans l’une de ces nombreuses chaînes. Je ne suis alors peut-être qu’un pion placé sur l’échiquier, égoïstement soucieux de mon seul estomac, incapable de m’affranchir d’un système dont je me suis rendu dépendant.
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