C’est l’été 2023. Lors de la seconde quinzaine d’août, les températures sont caniculaires. Pourtant, la culture nous appelle, comme les sirènes jadis appelaient Ulysse. Au bout de la route, Aurillac et son festival international de théâtre de rue nous attendent. Nous décidons d’y passer 48 heures, le temps de profiter de quelques spectacles et de repartir chercher les températures plus acceptables des latitudes septentrionales.
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📸 Toutes les photographies ont été capturées à l’argentique par Franck au cours du festival. Comme nous n’avons pas assisté aux mêmes représentations, certaines diffèrent du propos. Dans tous les cas, une légende accompagne chaque cliché.
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Brèves de comptoir :
Bonjour Aurillac
La route inspire souvent les multiples saveurs d’une nouvelle expérience. Ce matin, le ciel est blanchi par les intenses chaleurs du mois d’août. Coincée entre les massifs de la Chartreuse, du Vercors et de Belledone, la capitale des Alpes s’éveille. Nous sommes cinq à bord d’une Golf à la robe d’argent, dont le coffre dégueule de sacs de randonnée et de tentes faciles à monter. Pourtant, nous ne prenons pas la direction des cimes, mais celle du centre d’une France que l’on peine à positionner sur les cartes.
Devant nous, le bitume découpe l’hexagone, en direction d’Aurillac. Depuis 1986, durant plusieurs jours de la seconde quinzaine d’août, l’association Éclat y organise un festival international de théâtre de rue. Trois mille troubadours dépêchés des quatre coins du globe, qui ne représentent pas loin de sept cents compagnies, viennent assouvir une foule en liesse. Tous, assoiffés de culture et d’étonnement, y viennent pour se nourrir d’une ferveur collective unique en son genre.
La montre affiche treize heures lorsque la gomme de la Golf affronte l’enrobé hurlant d’Aurillac. Nous croulons sous les kilomètres et la température caniculaire nous martèle de coups ubuesques. La route a été longue mais l’excitation est grande. Dans les ruelles qui gagnent le centre-ville, tentes et camions prolifèrent. Les plaques minéralogiques viennent de tout le pays, mais aussi de par-delà les Vosges, les Alpes et les Pyrénées.
En face du parc de la Fraternité, sur un bout d’herbe presque calciné par l’astre solaire, nous dégotons un arbre où garer notre carrosse et reposer les chevaux qui brûlent sous son capot. Un petit groupe de badauds dérobés dans l’ombre de leurs vans nous guette d’un regard perplexe. La popularité de l’événement pousse les festivaliers à investir les espaces publics, confortant la rareté des recoins herbeux où monter son camp. En ville, hélas, béton et bitume font la loi.
L’un des badauds, aux épaules rondes comme si elles étaient accablées par le poids insupportable de la chaleur, et coiffée d’une épaisse chevelure hirsute qui suppose que la douche est un luxe qui ne lui appartient plus, nous salue. « Moi c’est Sylvain ». Ou Romain. Ou Damien, peut-être. Son prénom s’évanouit dans l’oubli tellement la chaleur me laboure le crâne.
Dans les premières rues que nous explorons, les pierres volcaniques du centre de la vieille ville vrombissent de sonorités étonnantes et brillent de couleurs aveuglantes. Le mélange révèle une atmosphère sortie d’un conte dystopique. Je ne peux m’empêcher l’observation des foules éclectiques, autant sur les questions de générations, de classes sociales ou de culture. Durant son festival, Aurillac se change en Burning Man cantalien. Les influenceurs y sont remplacés par des punks délurés et les icônes des musiques actuelles par les artisans du spectacle de rue, tous non moins populaires et bien plus sincères.
Les costumes sont multiples, autant sur les scènes improvisées que parmi les innombrables mêlées de spectateurs. Chez certains, des accoutrements bigarrés et excentriques rappellent les personnages de films aux décors aussi apocalyptiques que la franchise Mad Max. N’en déplaise aux hommes qui estiment crédulement qu’une femme naît imberbe et défèque des paillettes, parce qu’au cours de ces quatre jours, la réalité du poil prévaut. Sous la chaleur écrasante, rares sont les femmes aux jambes épilées. Il en est de même pour les aisselles, entre la lèvre supérieure et le nez.
Aurillac devient un tel espace de liberté que chacun expose son corps comme il le désire. Si les hommes retirent allègrement leur chemise, il n’en est pas moins pour une poignée de femmes qui carapatent les seins à l’air. Dans cette atmosphère si singulière, les normes sont balayées par le drapeau de la liberté individuelle. Le droit à la reconnaissance de l’individu et à l’acceptation de son corps, transformé chez certains comme de magnifiques tableaux d’expressions, exulte.
En nous rapprochant de l’épicentre d’Aurillac, Camille récupère une carte du festival. Sur celle-ci, j’apprends que chacun des quartiers de la ville est fleuri de « pastilles ». Habituée de l’événement, elle emprunte un ton collégial pour expliquer qu’une pastille est un lieu de représentation, sur lequel les troupes se mettent en scène. Elle précise que certaines sont gratuites et que la rémunération des compagnies se fait au chapeau. Elle conclut que d’autres sont payantes, et que les compagnies se rémunèrent aux tickets vendus.
Le Comte de Monte-Cristo
Nous assistons à notre première représentation sur le parvis du bâtiment du Conseil Départemental du Cantal, qui accueille la pastille 76. La compagnie du Punk à Mouton y joue une représentation du Comte de Monte-Cristo, écrite par Alexandre Dumas et publiée en 1844.
Le comte de Monte-Cristo relate l’histoire d’Edmond Dantès, jeune marin à la carrière prometteuse. Trahi par de proches amis jaloux de sa rapide ascension, jeté contre son gré dans les geôles ténébreuses de la prison d’If, Dantès finit par s’échapper. Libre comme l’air, il s’appuie sur les suppositions écrites d’un compagnon de cellule pour découvrir un trésor caché au cœur de l’île de Monte-Cristo. Il devient immensément riche et n’hésite pas à créer plusieurs personnages, comme le comte de Monte-Cristo, pour organiser sa vengeance et la chute de ses vils conspirateurs.
Loin des 1 900 pages de l’œuvre originale, Punk à Mouton emprunte durant une heure quinze une parade laconique et certainement comique, où les personnages sont agréablement adaptés aux caractères de la vie moderne. Sur les visages souriants des spectateurs, les rires sont fréquents lorsque le comte de Monte-Cristo endosse le costume de Batman, que l’abbé Faria ressemble à un savoureux mélange de Gollum et de Père Fouras, ou encore, lorsque le banquier Danglar arbore en guise de sous-vêtement une chemise à l’effigie de Patrick Balkany.
Derrière les rictus, la critique d’une société rendue malade par les abus de pouvoirs devient aussi claire que de l’eau de roche. Reste-t-il encore à prouver qu’à de nombreux niveaux, la corruption des nantis et hommes de pouvoir est une lutte permanente ? Dans cette œuvre, l’espoir rendu par le justicier qu’incarne le comte de Monte-Cristo illumine. L’impossibilité d’une revanche sur les actions immorales, portées par les classes jugées intouchables, devient possible.
À la fin de la représentation, nous nous échappons sous une pluie d’applaudissements. Dans le ciel limpide, le soleil roule toujours comme la sueur salée sur nos fronts. Camille pointe du doigt la carte sur laquelle apparaît la pastille 88. Le spectacle Impact d’une Course, interprété par le collectif La Horde dans les Pavés propose une représentation mouvante, au cœur d’un espace urbain.
À lire dans l’Agora :
Impact d’une Course
Sur la pastille 88, nous trouvons une foule dense, coincée entre le jardin des Carmes et la médiathèque. D’aucuns ne regardent dans la même direction. Les murmures apportent une certaine confusion. Dans la foule, fréquentes sont les interrogations : « Est-ce que nous sommes bien à la pastille 88 » ?
Soudainement, perché sur la casquette métallique de la médiathèque, un homme vêtu d’une armature à l’allure de réacteur dorsal s’élève. La foule s’efface dans un trouble silence. Les regards se jettent vers l’homme. Son expression est insensible aux centaines de personnes agglutinées sous ses pieds. Noyé dans un bref horizon, son regard demeure placide. Son réacteur dorsal n’en est finalement pas un. Il s’agit d’un piano sur lequel il joue des notes électroniques. Enfin, sur les autres bâtiments, cinq acrobates des rues rejoignent le spectacle.
Bientôt, la compagnie désormais au complet nous tire du fond de l’estomac des spectateurs une myriade de cris effarés. D’un immeuble à l’autre, la troupe se pend aux fenêtres, elle descend et escalade les toits. À un moment, elle suspend une artiste par sa natte, de la vertigineuse hauteur de quatre étages. Plus tard, un acrobate saute du premier étage et chute dans les huit bras des quatre derniers. À chaque mouvement, leurs muscles saillants précisent la rigueur de leurs mouvements. Le vertige est indéniablement un mot absent de leur vocabulaire.
Alors que nous nous approprions l’espace public pour planter nos tentes, La Horde dans les Pavés s’approprie l’architecture comme moyen d’expression. Leur déambulation est une ode à la liberté urbaine. Surtout, le hideux béton des récentes bâtisses d’Aurillac s’embellit sous le passage de leurs vêtements arc-en-ciel. Bien plus qu’une bande de singes des villes, le collectif s’impose comme le contraste qui irradie la noirceur des cités. L’architecture pensée avec grisaille et brutalité devient-elle finalement un terrain de jeu, genre de lieu d’expression sans pareil ?
Lorsque la troupe retrouve le sol et traverse la foule haletante, leur expression inspire. On lit dans le sourire exalté des acrobates l’émotion candide de jeunes enfants, amusés par leurs galipettes et transcendés dans leurs corps sculptés d’adultes. Au cours d’un entretien, Sylvain Tesson confiait : « L’aventure, c’est être fidèle à ses serments d’enfant avec son corps d’adulte ». Entre les murs, La Horde dans les Pavés fait honneur aux propos de l’écrivain voyageur, et insuffle sans doute un embryon de réponse à la question que je posais plus haut.
Voyage, voyage :
Le grand spectacle de l’humanité
Le soleil s’est évanoui derrière les ronds sommets des volcans d’Auvergne. La nuit, éclairée par la lueur floue des lampadaires, enivre. Le cœur d’Aurillac est assailli par une horde de festivaliers. Peu à peu, les représentations théâtrales s’effacent pour offrir le grand spectacle de l’humanité. Autour du square Arsène Vermenouze, les artisans du spectacle se succèdent. Les arts de la rue, les arts forains et le cirque se mélangent avec panache. Des clowns jonglent avec des quilles. Ils côtoient des cracheurs de feu qui côtoient eux-mêmes d’habiles danseurs et de mystérieux prestidigitateurs.
Camille et moi déambulons, le regard essoufflé par la constance de ces illusions. Un homme d’origine asiatique propose aux spectateurs qui l’entourent de s’approcher pour mieux observer la manifestation acrobatique qu’il opère avec son cerceau. Plus loin, un danseur chaussé de souliers lumineux se trémousse avec énergie sur des tubes pop comme le classique de Britney Spears Oops !…. I Did It Again.
La ville se parfume d’odeurs irréelles. Le temps du festival, Aurillac devient une bulle dans laquelle la population s’abandonne à une ambiance littéralement spectaculaire. Le monde s’oublie et s’égaie. Dans cette foire à ciel ouvert, les masques tombent et les regards changent.
Dans son roman Flash ou le Grand Voyage publié en 1971, Charles Duchaussois peint l’exquis portrait des hippies qui fleurissent Katmandou. En perpétuelle quête de liberté, cette jeunesse éternelle égraine hôtels et cafés à la recherche d’une vie différente, plus proche de leurs idéaux.
Les punks sont au festival d’Aurillac ce que les hippies sont à Katmandou. Sur les pavés qui ceinturent le square, ces personnages aux allures endémiques des récits anarchistes tracent leur route. Canette à la main, ils beuglent à tue-tête un bonheur que nous ne connaissons pas, celui de leur liberté. L’agressivité que reflètent leurs nombreux chiens, la crainte qu’inspirent leurs piercings et tatouages, ne constituent que de banals artifices. À l’instar de Pierre, Paul et Jacques, ces hommes et femmes se sont rendus à Aurillac pour profiter de belles vertus.
Entre les rayons du supermarché de la place, lorsque leurs voix rauques s’élèvent pour conter leurs frasques de la veille, ils surprennent mais n’effraient pas. Ils sont citoyens, comme tout le monde. Même si le vigile les mitraille d’un regard réprobateur, ils passent à la caisse et paient leurs bières, comme tout le monde. Ils ne portent guère les costumes du bagarreur, ni le maquillage du voleur. Dans cette grande fête, ils portent le costume du festivalier, le maquillage du bonheur. En somme, ils se comportent comme tout le monde.
Sur le chemin du retour, nous tentons de nous frayer un passage pour assister à une dernière représentation. Dans les ruelles, la foule est compacte, l’oxygène rare. Épuisés, nous préférons retrouver notre tente plutôt que d’affronter une telle situation.
Brèves de comptoir :
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