Je prévoyais quelques journées oisives à Brest, sans prendre conscience de la vigueur de la tempête Ciarán qui s’apprêtait à frapper. Dans la nuit du premier au 2 novembre, la ville est le théâtre d’une scène apocalyptique. Je me réveille, mais je ne gamberge pas pour autant. Je préfère me frotter aux éléments, découvrir la capitale du Ponant.
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📸 Les photographies publiées dans ce billet ont été capturées à l’aide d’un Fujfilm X100F monté d’une focale fixe de 23 mm durant mon séjour à Brest.
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Voyage, voyage :
Dans le Finistère (« Penn-ar-Bed » en breton, littéralement traduit « bout du monde »), on touche du regard la limite d’un continent. Loin là-bas, l’océan s’évanouit derrière une ligne invisible. Nombreux furent les aliénés qui rêvaient d’un autre monde, fourvoyé dans ces contrées, que l’horizon si trouble rendait imaginaire.
La veille du passage de la tempête Ciarán, je sautai dans un train en direction de Brest. C’était l’automne et en bordure de la voie de chemin de fer, les arbres rouillés par les couleurs de la fin de l’année composaient de splendides tableaux. « Quoi de mieux que la capitale du Ponant pour découvrir ce qui s’y cache ? » pensais-je alors. Brest est une ville qui n’entretient rien d’ordinaire. Dans l’interminable liste des questions suggérées par Google, on demande : « Est-ce que Brest est joli » ? Dichotomiques sont les réponses : la ville portuaire séduit ou débecte, attire ou repousse. Mais ô grand jamais elles n’abandonnent à l’indifférence.
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Brest appartient à ces cités malmenées par l’Histoire, tantôt glorieuse, tantôt dévastatrice, aussi houleuse que les vagues colériques qui frappèrent l’île d’Ouessant au paroxysme de la tempête. Toujours sous le joug de l’infaillible ennemi Anglais, la ville finit par devenir la capitale maritime du royaume de France au XVIIe siècle, sous l’impulsion du ministre Colbert. Des arsenaux y sont construits, gigantesques pour l’époque. On y mâte des navires de 5 000 tonnes pouvant accueillir la puissance de feu de 120 gros canons. Dans la foulée, on organise la défense de la rade et du goulet, à l’aide de la précieuse intelligence de personnages comme Duquesne (officier de la marine de guerre) ou Vauban (ingénieur et architecte militaire). Les Anglais poursuivent leurs assauts, vainement. En 1940, d’autres assaillants s’emparent de la ville, donnant lieu à quatre terribles années d’incessantes pluies de bombes.
Géographiquement, le plus grand port de Bretagne inspire des sentiments nouveaux, frais comme l’embrun qui caresse son visage. D’aucun ne s’égare dans son quadrillage hippodamien sans remarquer la grisaille dont se revêtent ses bâtisses. Singulier ou hideux, nul n’obtient raison lorsqu’il tente de qualifier le béton qui caractérise la ville. L’architecture brutaliste rappelle de vieilles ferveurs soviétiques, ou plus réellement les très rapides reconstructions d’après-guerre. Sur une terre jonchée de cicatrices, peut-on encore agir en esthète ?
À lire dans l’Agora :
Au mieux, on s’extasie. « Puissent nos bétons si rudes révéler que sous eux, nos sensibilités sont fines », défendait Le Corbusier. Le béton est une approche moderne de l’architecture, sublimée par ces artistes qui puisaient dans cette matière tant redoutée une beauté inavouée.
À Brest comme ailleurs, les styles séculaires trépassèrent dans l’effroyable hurlement des bombardements. Les courants gothiques ou de la Renaissance qui habillaient ses plus beaux monuments moururent dans un nébuleux mélange de poussières, avant de renaître comme le phœnix de ses cendres.
Au pire, on peut se fier à la plume de Kundera qui écrivait dans Risibles Amours (1970) : « La laideur a une fonction positive dans notre monde. Personne ne veut s’attarder nulle part, dès que l’on est dans un endroit, on a hâte d’en sortir, ce qui donne à la vie le rythme souhaité ». Suivant cet aphorisme, on se promène. Brest dévoile ses secrets, pléthoriques.
Derrière son béton bien organisé, on découvre l’ambiance industrielle de l’ancienne imprimerie de la PAM, « un « tiers-lieu » convivial, ouvert à tou·te·s pour imprimer ensemble un futur plus ajusté, local et passionnément humaniste ». On gambade sur la longue rue de Siam, où le crissement des tramways invoque la réminiscence de l’éminente rue Nationale de ma Touraine bien aimée. Depuis le cours Dajot aux arbres tristement soufflés par Ciarán, on observe la fourmilière qui s’active dans le port de commerce. Pour enjamber la Penfeld, on emprunte le pont-levant de la Recouvrance. Au travers d’artères bigarrées où nombre de graffitis témoignent de l’ancrage du militantisme de la ville, on se dirige vers la rue Saint-Malo, rare vestige pavé du vieux Brest.
Le temps de quelques photos puis une ondée nous précipite vers les Capucins, ancien arsenal aussi transformé en tiers-lieu. Sous son immense toit de verre, on lèche la vitrine d’un brasseur de bière, d’une salle d’escalade ou d’une médiathèque. Au milieu de son sol fait de béton lissé, le splendide Canot de l’Empereur rappelle l’ostensible luxe qu’aimait déployer l’infatué Napoléon. On finit par emprunter le téléphérique qui dévoile une vue formidable sur de modernes vaisseaux de guerre puis, pour se protéger du noroît endémique des « mois noirs », on trouve refuge dans l’enceinte glaciale de l’église Saint-Louis.
Brèves de comptoir :
Brest, même lessivée par les méandres de la tempête, demeure un nouveau visage. Elle esquisse une admirable introduction d’un voyage vers le grand ouest. Sauter dans un train en direction du bout du monde suscite un indubitable sentiment d’excitation. Candides sont les passagers qui se réduisent à l’exploration d’une ville meurtrie par le béton ; audacieux ceux qui se nourrissent des fruits de son expérience. La déambulation apporte autant de découvertes que les innombrables voiles des esquifs mouchetant la rade. Abondants, ces pétales blancs naviguent à vue et allégorisent l’esprit libéré de contraintes. Se rendre à Brest inspire finalement une nouvelle temporalité, intime reflet de sa culture et de son Histoire.
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