Vue de l’extérieur, la clinique de la Sagesse est une construction moderne, fichue d’un genre d’architecture avant-gardiste. Ses formes cubiques titillent l’imaginaire. Je n’ai pas mis les pieds dans un complexe hospitalier depuis longtemps, je ne sais pas vraiment ce qu’il risque de m’arriver ici.
[Je ne suis ni médecin, ni scientifique. Les quatre épisodes disponibles ci-dessous racontent une réalité non romancée, un témoignage à destination d’une population qui désire en apprendre davantage sur le contrôle de son corps et de sa contraception.]
📓 Lire l’introduction
📘 Le premier épisode : La déconstruction
📗 Le deuxième épisode : La prise de conscience
📕 Le troisième épisode : Le spermogramme
📙 Le quatrième et dernier épisode : L’anneau
Suis-je seulement fertile ?
À l’accueil, dans un sas imprégné d’une odeur de croissants industriels, on m’oriente vers le service PMA (Procréation Médicalement Assistée). « Vous prenez le couloir devant vous, dernière porte à gauche ». Le couloir est long, blanc et neutre. Au fond à gauche, je trouve un escalier de service.
J’avance sans lever la tête ni vraiment lire les indications données sur les panneaux qui habillent le couloir. Je porte une confiance aveugle à l’accueil et à son odeur de croissant. Quand je croise des infirmières, j’esquisse un timide bonjour, feintant savoir où me rendre. Je ne veux pas encore l’admettre mais je panique à l’idée de verser mon sperme dans un tube à essai.
Le geste m’importune peu. « Au pire, ça me fera marrer », me rassuré-je. Le résultat, en revanche, pourrait sceller la possibilité d’une descendance. Aujourd’hui, je ne désire pas d’enfant, ma compagne non plus. Ces mioches me débectent. Ils sont dépendants, ils passent le plus clair de leur temps à pleurer parce qu’ils baignent dans leurs défections. Ils représentent un piège pour mon programme émancipatoire. Même s’ils apportent la vie, l’un des plus beaux cadeaux que peut offrir le monde, ils ferment à tout jamais les portes inviolables de la liberté. Voilà où se situe ma réflexion parentale.
Placer un anneau autour de ma verge rejoint l’idée de la reprise du contrôle de mon corps. C’est offrir la possibilité de choisir une vie avec ou sans enfant. Au contraire, apprendre de mon sperme qu’il est infertile s’apparente à la panique, à la perte dudit contrôle. « Je ne suis plus en mesure de fonctionner correctement ». Toute la virilité transpirée par mon système reproductif serait épongée dans la feuille, peu élogieuse, du résultat d’un banal spermogramme. 31 années d’existence masculine, ancrées dans le rôle du père fécond, seraient bafouées.
Voyage, voyage :
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Je viens de trouver un second accueil, celui de la PMA cette fois-ci. La décoration est aussi sexy que les teintes mornes des couloirs. Derrière une large vitre de plexiglas, une femme semble obnubilée par l’écran de son ordinateur. Elle réclame mes papiers : ordonnance, carte Vitale, carte de mutuelle et pièce d’identité. « Vous avez besoin de la carte bancaire ? » je lui demande. « Non, me répond-elle d’un air désintéressé. Tout est pris en charge ».
Dans la petite salle d’attente aspergée d’un rose saumon, les affichettes qui coupent sexes masculins et féminins à la transversale rappellent de lointains cours de sciences naturelles. Je ne suis pas seul, des couples, hommes et femmes, patientent eux aussi.
Je suppose des choses. Tous sont hétérosexuels. Leurs regards croulent sous le poids de la pression. Eux rêvent d’observer un ventre grossir et s’alimenter d’une vie nouvelle. En une période chronométrée de neuf mois, ils désirent mettre au monde un être pensant. Ils attendent un modèle qui leur ressemble, dans les yeux, dans le nez, dans la bouche, dans les cheveux. Frappés par l’infertilité, ou peut-être par la stérilité, ils luttent tous les jours pour contrer la nature qui les a lâchement abandonnés.
Alors que j’attends qu’une blouse blanche murmure mon nom, je guette mes mains, moites. Je commence enfin à admettre mon malaise. À regarder ces couples à l’expression désespérée, je m’enveloppe dans une couverture anxieuse. « Et si demain c’était moi » ?
Je nourris le cauchemar des urologues. À l’émancipation du foyer familial, j’ai multiplié les rapports non protégés, j’ai ingéré des quantités d’alcool incommensurables. Les drogues, souvent douces, parfois dures, ont longtemps éveillé mes sens.
Prendre soin de mon corps fut, jusqu’à « l’âge mûr », un concept tout à fait relatif. À plusieurs reprises, j’ai couru chez le médecin pour des taches loufoques sur le gland, sinon des cas de chlamydia agrémentée de gonorrhée. La peur m’avait cerné, mais je préférais le hasard des relations incertaines au pragmatisme des situations saines.
Ma joie de vivre ressemblait à l’hédonisme décrit par Balzac plutôt qu’à l’ascétisme vécu par de Foucauld. Aujourd’hui, c’est à se demander si mon sperme est encore utile finalement.
À lire dans l’Agora :
La chambre rouge
Un médecin arrive et me conduit dans une salle de consultation, aussi banale que toutes les autres salles du genre. Il m’invite à m’asseoir puis m’assène de questions. Je lui livre des informations qu’il possède déjà, comme mon nom ou ma date de naissance. Il poursuit, le visage plat et lent, et m’interroge à l’égard de ma compagne.
Le médecin campe le rôle intéressé d’un scrupuleux agent du FSB. « Pourquoi a-t-il besoin de savoir tout ça » ? Il finit par me demander la date approximative de la première fois où nous avons essayé de concevoir un enfant. Je ravale mon angoisse et décroche un large sourire. Je ne suis qu’un numéro parmi tant d’autres, le bougre n’avait guère pris le temps de se renseigner sur la raison de ma venue. Il s’est mécaniquement exécuté, suivant une procédure que la médecine industrielle lui a enjointe d’opérer.
Cette nouvelle pièce ne mesure guère plus large que cinq mètres carrés. Dans le premier sas, un mur est peint d’un rouge saupoudré d’une pseudo-sensualité, façon Montmartre parisien. Au-dessus d’un canapé protégé par un film jetable, l’affiche d’un poussiéreux calendrier de Clara Morgane regarde une télévision à écran plat. « Il y a des films à disposition », précise le médecin qui organise la visite guidée.
Dans le second sas, aux murs crème, un toilette et un évier encadrent les consignes à respecter pour le bon déroulement du prélèvement. Dans un timbre de voix psalmodique, le médecin répète les consignes : « N’oubliez pas d’uriner, de vous laver les mains et le gland. Éjaculez dans le réceptacle. Une fois le couvercle fermé, inscrivez la date suivie d’un C si le prélèvement est Complet ou d’un I s’il est Incomplet. En sortant, laissez la porte ouverte pour indiquer que vous avez terminé et posez le réceptacle sur le buffet ».
Le médecin est sorti. Curieux, je démarre la télévision. De vieilles séquences tirées de productions signées Marc Dorcel apparaissent. Des femmes aux galbes allongés portent des talons aiguilles. Les lèvres sont pulpeuses et recouvertes du même rouge que les murs de la pièce. Elles tournent une scène en prison où l’une, accroupie dans une position qui ne me paraît peu confortable, lèche l’autre attachée aux barreaux.
La vision de ce film daté d’un autre siècle me débecte presque. Je ne peux rien faire. Tous les boutons de mon short sont encore attachés. Je ne parviens pas à bander. Au fond de mon caleçon, mon pénis s’évanouit.
J’ai besoin de repère. Dans la seconde salle, je sors mon téléphone portable que je pose sur l’évier. Dans cette ambiance impersonnelle, il se mue en figure de premier plan. Le téléphone est le seul objet qui se rattache à ma personnalité. Il est, malgré lui, un prolongement de moi-même. Au bout de mes doigts, cet ensemble électronique contient une partie de ma vie.
Les yeux rivés sur la dalle lumineuse, je parviens à oublier cette salle lugubre. Sur Internet, je chine des vidéos à caractère phonographique, dont la qualité n’est pas meilleure que les programmes proposés ici. Mais ils m’appartiennent, je les ai choisis.
Je n’ai pas entretenu de rapport depuis sept jours, alors j’attends l’explosion. Le réceptacle devant mon gland, je m’astique frénétiquement en louchant sur mon portable, au son volontairement coupé.
Doucement, les fourmis me grimpent au corps. Du bas des jambes jusqu’en haut des épaules, mes muscles se tétanisent et ma pupille se dilate. Je ferme les yeux et, en dépit de l’aspect forcé de cet orgasme, j’esquisse un sourire nuancé de plaisir. Je viens de remplir le flacon d’une quantité étonnamment faible. C’est la première fois peut-être depuis les candides plaisirs de l’adolescence que je me masturbe sans plaisir, par simple automatisme. Je referme le flacon et, sur le couvercle, j’indique la date ainsi qu’un C.
Brèves de comptoir :
Dehors, je récupère mon vélo. Mes mains ne sont plus aussi moites. L’architecture cubique de la clinique n’a pas changé en une heure. L’azur, lui, s’est légèrement couvert. « Les résultats devraient arriver dans la journée », m’a indiqué l’accueil avant que je m’en retourne au monde extérieur. Si les résultats m’apprennent que je ne suis pas infertile, je passerai commande d’un anneau.
« En moyenne, me rappelait le docteur, un millilitre de sperme contient entre 50 et 100 millions individus ». Pour contrôler ma fertilité, il me faudra espérer au mieux une concentration d’un million de spermatozoïdes par millilitre. Si je suis en bonne santé, l’aventure sera longue.
📸 Photographies par Franck Le Quellec
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