C’est l’été 2023. Lors de la seconde quinzaine d’août, les températures sont caniculaires. Pourtant, la culture nous appelle, comme les sirènes jadis appelaient Ulysse. Au bout de la route, Aurillac et son festival international de théâtre de rue nous attendent. Nous décidons d’y passer 48 heures, le temps de profiter de quelques spectacles et de repartir chercher les températures plus acceptables des latitudes septentrionales.
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📸 Toutes les photographies ont été capturées à l’argentique par Franck au cours du festival. Comme nous n’avons pas assisté aux mêmes représentations, certaines diffèrent du propos. Dans tous les cas, une légende accompagne chaque cliché.
🔗 La première partie du récit.
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Brèves de comptoir :
Apocalypse
Ce matin, Léon et Lucas, avec qui nous partageons quelques moments du festival, nous invitent à rejoindre la pastille numéro 2 sise au gymnase de Peyrolles pour assister à la représentation du spectacle Apocalypse, interprété par la troupe Marzouk Machine. À dix heures, après une heure de marche, nous trouvons l’enceinte sportive recouverte d’une ombre fraîche. Tout autour, les grands tilleuls protègent du soleil qui s’élève chaudement dans l’azur limpide. Au-delà des lotissements de la dernière couronne d’Aurillac, des collines verdoyantes jaillissent de terre. Certaines sont coiffées d’arbres, d’autres sont parcourues par des vaches qui terminent leur alpage. Sur la devanture bitumée du gymnase, une foule compacte et joyeuse s’est réunie.
Nos yeux sont rivés sur le parvis du gymnase, absent de décor. Seul un char monté de deux vélos, d’enceintes et d’un ski, occupe l’espace. Le spectacle débute et les acteurs investissent la scène sur un titre léché de Henry Purcell, musicien baroque Anglais. Dans des tenues dépareillées et semblables à de vieilles loques, trois des comédiens tendent le bras comme de chétifs mendiants. Ils gesticulent dans des mouvements remplis de souplesse, avant d’entrer dans une rage folle, subite, incontrôlable. La transe est immense. Effacées, deux autres comédiennes aux costumes faits de chaînes et de haillons qui rappellent la condition d’esclave, observent la scène, interloquées.
Dans ce monde apocalyptique, la troupe propose une société nouvelle. Le langage y est féminisé : « la pétrole » n’est qu’un exemple parmi les nombreux « monumentes inscrites au matrimoine de l’humanité », « ma grand-père » ou encore « la Pape Françoise ». Les richesses telles qu’on les conçoit dans notre société pervertie par la croissance infinie changent. Loin de cette fiction la ferveur à l’entrée des Apple Store pour la sortie du dernier iPhone, la sauvegarde de l’eau qui n’est plus « gratuite » ni « abondante » préoccupe sensiblement plus. Le rapport à la nature diffère aussi lorsque la troupe moque les sacrifices végétaux donnés à la mort d’un être cher (comprenez les fleurs déposées sur les tombes) alors que l’inverse ne se produit jamais… « Quoi que », finissent par rire les comédiens en songeant aux catastrophes climatiques qui ravagent le monde.
Pour autant, si le spectacle livre un éclairage intéressant sur les possibilités d’un monde nouveau, la mise en scène de l’asservissement des deux esclaves traduit-elle l’incapacité d’une société à se réinventer ? Dans Éloge de la fuite publié en 1976, Henri Laborit dénonce les rapports de classe qui impliquent que le dominé, s’il lutte contre le dominant, pourrait lui-même devenir dominant. Apocalypse met en exergue cette situation puisque les acteurs qui dénoncent les abus de la société capitaliste par laquelle ils subissaient une certaine oppression revêtent, à leur tour, le costume d’oppresseur. Malgré le basculement des rapports de force, le spectateur devine que l’adoption de nouveaux dogmes fondés sur la non-reproduction des erreurs passées n’est pas garante du bien universel.
En fin de matinée, les tilleuls ne protègent plus. Le soleil désormais haut perché frappe le festival de ses poings caniculaires. Le bitume qui enrobe le parvis du gymnase, par ailleurs composé de « la pétrole », encaisse ses coups brûlants. À la fin du spectacle, sous une belle nuée d’applaudissements, les spectateurs se ruent sur les fontaines à disposition. Alors que les chapeaux tournent auprès de la foule, les plus téméraires jettent leurs corps luisants de transpiration sous l’eau claire. Nous alimentons le chapeau d’une poignée de pièces avant de nous remettre en direction du centre d’Aurillac.
À lire dans l’Agora :
BleuS
Dans le centre d’Aurillac, la cantine du festival bat son plein et notre estomac est plein à craquer. Empanadas, sandwichs au saumon, wraps végétariens et cornets de frites nous rappellent que la faim s’inscrit au registre des lointains souvenirs. Dans le ciel, le soleil continue de chauffer. En début d’après-midi, sur la pastille numéro 12 du square des Justes, l’ombre se fait aussi rare que l’eau du spectacle Apocalypse. Face à nous, deux actrices de la compagnie Tungstène Théâtre s’apprêtent à jouer leur pièce : BleuS.
Rapidement, nous comprenons que la couleur n’a pas été choisie au hasard. Le bleu est la couleur du bleu de travail, sinon des bleus marqués par le dur labeur de ce même travail. La pièce traite de l’aliénation des travailleurs dans un marché dépourvu d’humanité, élimé par l’ultra concurrence et la bien aimée productivité. Parfumé d’une ambiance orwellienne, la mise en scène est aussi simple qu’elle est brutale : deux comédiennes aux tenues bleues (chemises comme chaussures), évoluent autour de deux casiers et trois échelles.
Au cours de différentes saynètes, le spectacle se charge de dénoncer les habitudes archaïques d’un univers que l’on croirait enfoui dans le passé mais malheureusement épris d’actualité. Lors d’une scène, une comédienne campe le rôle d’une femme âgée d’une quarantaine d’années, mère de deux enfants, sans emplois depuis son licenciement deux ans auparavant. Avec un jeu d’acteur saisissant qui traduit un manque d’assurance et une situation fébrile, la protagoniste devient victime des questions crasseuses d’une employée des ressources humaines aux méthodes malaisantes.
D’autres saynètes jouées relatent avec allégorie le stress au travail, la quête de sens, les liens entre collègues, la hardiesse du travail à la chaîne. À la fin de la représentation, les deux comédiennes tendent une banderole sur laquelle elles graffent en lettres majuscules bleues un message parfumé d’ironie : « NE VOUS REPOSEZ PAS, LE TRAVAIL REPOSE SUR VOUS ».
Sans aucun doute, cette burlesque mise en scène du travail interroge. BleuS propose une réflexion intéressante sur le rôle qu’entretient le travail dans notre vie. Asservissement ou passion, il ne peut nous abandonner à l’indifférence. En 2023, nous continuons à penser l’entreprise comme elle l’était dans les années glorieuses, fastes, édulcorées de croissance infinie et de plein-emploi. Or, le monde change et les ressources s’épuisent. L’humain, au cœur du système, véritable essence de ce moteur explosif, requiert une nouvelle qualification. Sans doute les traumatismes racontés par Tungstène Théâtre puisent leur inspiration dans des situations réelles. La logique productiviste lobotomise, flagellée par la tyrannie du chiffre. Elle réduit le salarié au statut d’homo-consommatus, marchandise destinée à créer une richesse qu’elle est disposée à consommer. Aussi, ces saynètes distillent une agréable odeur de liberté : la quête de ce siècle ne serait-elle pas dans l’émancipation d’un système obsolète et le sens que l’on désire donner à son existence ?
Le soleil, toujours, percute le festival. Sous une vague d’applaudissements, les comédiennes fuient la scène, comme le travailleur rêverait de fuir sa condition. La conclusion est belle, et chantonne un bel hymne à l’émancipation.
Voyage, voyage :
Burning Scarlett
L’après-midi est un jeu de déambulation. Sous une chaleur étouffante, nous nous traînons comme de vieux lézards au soleil. Nous gambergeons d’une ruelle à l’autre, dans des mouvements lents et flegmatiques. Comme toujours, depuis hier, le festival d’Aurillac se nourrit d’une passion effervescente. Les foules s’amusent des spectacles donnés. Souvent, des files se forment derrière les robinets expressément installés par la ville. « N’oubliez pas de vous hydrater », rappellent avec bienveillance comédiens et commerçants.
Dans la soirée, de lointains cumulus gonflés par les orages reflètent les lumières fauves du couchant. L’air s’est adouci et Camille et moi-même venons d’être rejoints par Franck, au parc Hélitas. Cet écrin de verdure, tapi en bordure de la vieille ville, accueille la pastille 105 du festival et le spectacle Burning Scarlett, inspiré du célèbre Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell (1936), et interprété ici par la compagnie Tout en Vrac.
Autour de nous, une foule bruissante murmure la mélopée de l’impatience. Elle est le fruit de la bonne publicité qui circulait en ville à l’égard de la pièce : dans la journée, fréquentes étaient les conversations où j’entendais parler de la pastille 105 et de son incontournable spectacle.
Répartis entre un sol couvert de gravillons, un gazon calciné et des gradins, les spectateurs guettent une longue estrade drapée d’étoffes blanches immaculées. Sans doute cette décoration rappelle l’atmosphère des États de la Confédération dépeinte dans l’œuvre de Margaret Mitchell, et des interminables robes portées par les Gentes Dames conviées aux barbecues organisés dans l’Amérique sudiste du 19e siècle, date de déroulement du roman.
Margaret Mitchell, ayant grandi au début du siècle dernier, se serait nourrie des récits élogieux d’anciens combattants défaits de la guerre de Sécession, aux immondes palabres suprémacistes et donc ouvertement racistes. Selon actualitte.com, l’éditeur Pan Macmillan publie d’ailleurs en 2022 une nouvelle édition du chef-d’œuvre, précédée de l’avertissement suivant : « Nous voulons alerter les lecteurs qu’il peut y avoir des phrases et une terminologie blessantes, voire nuisibles, qui prévalaient au moment de l’écriture de ce texte, et qui sont fidèles au contexte du cadre historique de ce roman ». À ceci, l’éditeur ajoute très justement : « Autant en emporte le vent est un roman qui comprend des éléments troubles, notamment la romantisation d’une époque choquante de notre histoire et les horreurs de l’esclavage. Il comporte la représentation de pratiques inacceptables, des représentations racistes et stéréotypées, des thèmes troublants, une caractérisation, un langage et une imagerie douteux ».
Ainsi prévenu, Autant en emporte le vent raconte l’histoire de la jeune Scarlett O’Hara, fille d’un riche propriétaire de plantation de coton, dont la vie suit malgré elle les soubresauts de la guerre. Entre caractère douteux et passion amoureuse, la protagoniste que l’on juge féministe occupe un rôle que l’on adore détester. Certes, le contexte esclavagiste demeure lourd, les comparaisons des domestiques avec des animaux, autant sur le physique que les odeurs, s’accumulent. Certes, dans l’adaptation cinématographique de Victor Fleming diffusée en 1950, le rôle offert à Hattie McDaniel peint une caricature exacerbée de l’esclave Afro-Américain, que l’on peut facilement concevoir comme une création disposée à éveiller des sourires chez les spectateurs non Noir, et présumés racistes.
Mais l’introduction de la pièce est-elle justifiée ? Tout au long du discours introductif, une comédienne se munit, sans métaphore, d’un lance-flammes. Elle invite à brûler l’histoire sans en discuter, en omettant d’en donner les tenants et aboutissants. La violence, ici gratuite, doit-elle être une réponse à la violence ? L’effroi nous rattrape lorsque nous nous retrouvons face à l’inconnu. La méconnaissance d’un sujet provoque l’irrationalité et les comportements déviants. En ce sens, brûler une œuvre aux écrits sulfureux sans prendre la peine de l’expliquer, ne revient-il pas à plonger dans les ténèbres d’un gouffre obscur, silencieux et sans fond ?
Nombre de récits au caractère douteux sont introduits par des préfaces longues, pour certaines, de plusieurs dizaines de pages. Il s’agit de contextualiser les œuvres et de permettre aux lecteurs de comprendre les paramètres qui ajustaient la plume des auteurs. Je trouve plus juste d’échanger, d’expliquer, de comprendre et de condamner. Chaque situation est différente, chaque auteur détient ses biais, encore s’agit-il de les appréhender pour ne pas les reproduire.
Lorsque la comédienne conclut son introduction en arrosant de flammes l’œuvre qui trône au milieu de l’estrade, je louche. Je regarde déjà ma montre, et je me demande si le temps du spectacle sera proportionnel aux mille pages du récit de Margaret Mitchell.
Je me réjouis rapidement. La mise en scène spectaculaire implique cinq comédiennes aux costumes élégants et chatoyants. Chacune campe un ou plusieurs rôles, interprétés avec finesse et fidélité. Les torts dénoncés en introduction empruntent la voie de la dérision qui, sans exception, décrochent d’immenses sourires sur les visages ouverts des spectateurs. Lumières, musiques et explosions, Tout en Vrac rythme chacune de ses scènes avec un dynamisme remarquable. Dans les nuances obscures de la nuit, les ombres dansent comme par magie sur les arbres qui coiffent le parc Hélitas. Le spectacle est finalement délicieux. L’autodafé sombre déjà dans l’oubli. À l’issue de deux heures de spectacle, nous en venons presque à oublier nos fesses confites par le sol inconfortable qui les supporte. À croire que le divertissement se veut l’opium du peuple et que bien employé, il maintient la foule dans une béatitude indubitable.
Au revoir festival d’Aurillac
Le jour s’est à nouveau levé. Le ciel, couvert d’une épaisse couche anthracite, menace. Dans un train que nous venons d’attraper en gare d’Aurillac, je griffonne quelques dernières notes à l’égard du festival.
Pour une première, un authentique sentiment de satisfaction s’éveille. Le spectacle de rue n’est pas une simple représentation populaire. Il est un médium d’observation, un outil de savoir et de transmission. Qu’elles soient ostensiblement engagées ou non, chaque pièce dévoile une création formidable qui sème aux confins de l’esprit la graine de la réflexion.
Dans les rues d’Aurillac, la population en liesse, venue de toute l’Europe et de tous les horizons, s’approprie un espace commun. Au cours du festival, on apprend les uns des autres, on côtoie les gens de l’ombre, ceux que la vie ne nous invite rarement à rencontrer.
Le paysage est pluriel. L’apprentissage est constant. La curiosité demeure en éveil.
Brèves de comptoir :
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