Je traversais l’outback australien pour la première fois, et la dernière jusque-là, au courant du printemps 2013. Cette étape intégrait un long cheminement d’une année entière. C’était un premier grand voyage, loin de la maison, loin de la famille, loin des amis, loin des projets plus récents comme cette traversée de la France, ou de l’Europe. C’était alors l’occasion de penser différemment. Durant une semaine, trois de mes camarades et moi-même prenions possession d’un monde sans limite. C’était un avant-goût de liberté. En voici quelques extraits.
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📸 Les photographies ont été capturées par Jules, John et moi-même.
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L’outback poussiéreux
Voyage, voyage :
Le ciel était azur et la terre était ocre. Dans l’outback, devenu poussière, nous avalions des centaines de kilomètres d’une piste qui ralliait Mount Isa dans le Queensland à Alice Spring dans le Northern Territory.
Sur le bas-côté, calcinés par un astre solaire qui brûle au cœur de l’été jusqu’à cinquante degrés Celsius, nous abandonnions des arbres fracturés, des plantes desséchées et des carcasses rôties. L’air était vide, incroyablement blanc. Nous progressions dans un état dépourvu de vie, un royaume désolé de sécheresse. Ici, les Hommes ne vivaient pas, ils survivaient.
Seul le roucoulement de nos moteurs, Toyota Hilux de 1979 pour l’un et Toyota Hiace de 1983 pour l’autre, fendait la plate symphonie. L’horizon était toujours plus loin. Il nous échappait à chaque regard, à une vitesse semblable à celle d’un fuyard. Plusieurs jours nous étaient nécessaires pour gagner l’autre côté, un monde qui jamais n’avait l’air de vouloir se dévoiler.
Dans nos voitures, nous sentions les secousses de la piste scabreuse, à l’entretien négligé. Limé par les vents, chaque centimètre du chemin de sable prenait l’allure d’une vague figée dans le temps. Ni les pneus, ni les amortisseurs, ne parvenaient à absorber toute cette houle.
Nous ne croisions que de rares éleveurs ou de monstrueux road trains. Ils étaient les seules autres formes de vie que nous croisions dans cette immensité. Certains nous expliquaient que les fermiers empruntaient les airs pour surveiller leur bétail. L’outback était sans frontières. Parcourir ses terres à pied, à cheval, en voiture même, relevait de la folie. Nous guettions le ciel rutilant à la recherche de ces anges. « Peut-être que la trace de nos véhicules animera leur journée », suggérions-nous.
La musique défilait dans les enceintes criardes et bon marché de nos vieilles voitures. Ambiance cow-boy, Ennio Morricone souvent. Parce que dans un tel désert, lors d’une telle quête, on ressemble inconsciemment à ces pèlerins qui jadis partaient de l’autre côté, à la recherche d’une vie meilleure. Nous aussi, avant d’entamer cette folle traversée, nous abandonnions une partie de notre âme sur la côte est du pays. Une vie probablement plus classique, plus normée, jonchée de supermarchés et de cafés. Elle était déjà belle, aucun d’entre nous n’aurait osé s’en plaindre. Pour autant, nous étions assoiffés. Nous réclamions plus. Il nous fallait l’aventure, la folie, le danger. Surtout, nous requérions toujours plus de liberté.
Nous entreprenions des pauses : pour refroidir nos moteurs rongés par la poussière ; pour changer nos pneumatiques crevés par la rocaille ; pour dégourdir nos jambes crampées de toute cette route ; pour se délecter de ces grands espaces solitaires. Le soleil cognait, fort. Il n’y avait rien à faire, si ce n’est jouer avec les pierres ou se cacher dans les vestiges de quelque véhicule abandonné au temps.
Il nous arrivait de jouer avec la mort. Sous certaines dépouilles fondues au soleil, de vieux os rongés par l’outback demeuraient. Parfois, nous en récupérions quelques-uns pour les ficeler aux radiateurs de nos véhicules. C’était une manière de montrer à la route que nous gardions le contrôle sur le néant. Malgré ses arrogantes menaces, nous restions forts. Nous ne le craignions guère.
Nous parlions beaucoup. Plutôt, nous avions besoin de nous exprimer. Chaque kilomètre avalé était prétexte à une blague de bon ou mauvais augure, à de vieux souvenirs de famille, ou à des projections futures. « Tu vas faire quoi en rentrant » ? Nous n’en savions absolument rien. Nous voulions juste profiter de l’instant présent. En fait, nous étions blindés d’un orgueil démesuré. Qui pouvait prétendre s’aventurer dans une conquête du désert australien, dans l’assaut d’un outback si fantasmé, avec l’horizon comme ligne de mire, le soleil comme boussole, à bord de voitures chargées pour une semaine ? Nous le pouvions.
Urandangi, disparue des cartes
Brèves de comptoir :
Urandangi était une ville disparue des cartes. Planquée à deux mille kilomètres de Brisbane, entre les états du Queensland et du Northern Territory, elle échouait comme un vieux navire, quelque part sur la rive de la Georgina River. Pas plus d’une dizaine de constructions sortaient de terre. Pour la plupart, elles étaient coiffées de toits de tôle. Au milieu de la bourgade, il y avait un genre d’estaminet. Entre les quatre murs d’un ciment lépreux caché sous l’un de ces typiques toits de tôle, nous venions de trouver refuge. L’extérieur de la bâtisse n’inspirait rien d’autre qu’un repaire de brigands, de contrebandiers, de nomades, de voyageurs au long cours. Une poignée de vieux fermiers peut-être s’y agglutinaient pour descendre de la bière fraîche et noyer le chagrin d’une vie solitaire. Sur le parvis, sur un parquet grinçant balayé de sable, un écriteau de caractères rouges sur fond blanc promettait « Hot beer, lousy service, bad food, welcome » ! Que pouvions-nous attendre d’un tel endroit ?
Au passage de la porte, nous découvrîmes une vaste pièce sombre dont les persiennes filtraient avec densité l’écarlate lueur venue de l’extérieur. Un vieux jukebox sifflait à côté de la porte d’entrée. Ses enceintes jouaient une mélodie folklorique. Le son était grinçant. Les notes aiguës du chanteur faisaient vrombir nos tympans. Dans un coin de la salle, il y avait quelques tabourets et un grand bar. Sur le mur, une guirlande de casquettes décorait une télévision à écran plat. Elle diffusait un genre de téléréalité, où une dame obèse ne cessait de se lamenter. Enfin, au milieu de ce décor glauque, nous guettions les bières qui dormaient dans un profond réfrigérateur vitré.
« Les bières ne sont pas tièdes. Le panneau était donc une blague. Humour australien », remarquions-nous.
Une dame au regard morne surgit d’une salle attenante. Elle avait de larges épaules, une démarche chaloupée et de longs cheveux dorés, noués sous un chapeau feutré. Après nous avoir reluqués tous les quatre, probablement à se demander ce qu’une bande de minots comme nous pouvait faire à Urandangi, elle nous proposa une XXXX, une bière brassée et importée de Brisbane.
L’air était sec parce que la poussière lui empêchait tout autre état. La chaleur était lourde parce que les températures oppressantes n’auraient guère permis de gagner en fraîcheur. La sueur coulait le long de nos fronts, de nos aisselles, de nos dos, de nos corps crasseux. Cette bière, aux bulles finement rafraîchissantes, et à la canette recouverte de condensation, en devenait divine.
Au fond de l’estaminet, il y avait une petite salle où la tenancière exposait une collection de poupées désuètes, de vieux outils fermiers rouillés, et de fripes souvent marquées R. M. Williams — le Ralph Lauren du cow-boy de l’outback australien. Les poupées mesuraient quatre-vingts centimètres, pas plus. Elles étaient toutes vêtues à la pareille des enfants du début du siècle précédent, dans des étoffes usées. La bière roulait dans nos gosiers et nous regardions cette mise en scène, lugubre dans cette ambiance sinistrée. Elle ressemblait à l’imaginaire que peuvent se faire les gens d’ici, loin de toute civilisation. Quand on grandit dans le désert, la relation à la vie est différente. Elle est silencieuse. Pour survivre, on se réfugie dans les récits que rapportent les conducteurs de road trains, on plonge dans des livres ou magazines jaunis et abandonnés par des voyageurs un jour arrêtés là. Grâce à ces supports, on commence à rêver. On se crée un nouveau monde, meilleur.
Réflexions désertes
À lire dans l’Agora :
Nous reprenions la route, ivre de liberté. Nous n’avions toujours pas gagné l’horizon, la fin de l’outback non-plus. En revanche, la fréquence croissante des road trains suggérait que nous nous en approchions. Quand rien ne se passait, nous prêtions l’oreille au ronronnement de nos moteurs et notre regard à la désolation du paysage. Nous en profitions pour nous interroger sur cette liberté.
« Peux-tu identifier le moment de ta vie où tu t’es senti le plus libre » ? Désormais, c’est une question que j’apprécie. J’aime écouter la réponse qu’on peut y apporter. Chacun définit la liberté comme il le souhaite ; en conséquence, aucune réponse ne s’est jamais ressemblé.
C’est lors de cette traversée que je ressentais vraiment la liberté. Nous étions libérés de toutes contraintes. Aucune réception, ni à la radio ni sur nos téléphones. Aucun panneau publicitaire, aucune échoppe à la vitrine alléchante. Personne ne pouvait nous manipuler. Nous étions nous-même, dans nos plus simples appareils. Personne n’était disposé à juger nos apparences vagabondes, proches des War Boys du dernier Mad Max. Mieux encore, la route nous appartenait, nous en faisions ce que nous voulions.
Nous ne cherchions même plus à nous laver. L’eau était devenue bien trop précieuse. Le rythme de nos brossages de dents s’en était étalé. Une sale odeur mêlée de sable, de sueur de et moteur parfumait nos corps tannés d’explorateurs. Nos regards plissés nous marquaient le visage d’une expression farouche. Le sourire que nous arborions témoignait de la singularité de cette situation. Cette liberté acquise, que jamais nous ne pourrions reproduire. L’heure des repas avait été bouleversée. Nous ne mangions plus à des horaires déterminés. Nos estomacs, seul pouvoir dans l’entreprise d’un quelconque repas, décidaient des tartines de pain rassis ou des plats de nouilles chinoises que nous voulions ingurgiter.
La liberté, je l’avais trouvée. J’avais compris qu’elle existait d’une manière bien plus éloquente que celle qu’on a toujours voulu nous inculquer. L’aliénation au travail, sous le joug d’une industrie qui nous déplaît, à la recherche d’un contrat à durée indéterminé, le Graal du salariat français.
« Mais merde, comment oser parler de liberté quand on se cantonne à une simple routine métro-boulot-dodo ? Comment se qualifier de libre si on se lève tous les matins pour un salaire qui nous permettra d’acheter des conneries qui ne nous servent pas, pour impressionner des gens qui ne nous intéressent pas » ?
Dans l’outback, tout apparaît comme une évidence, comme le soleil en été, comme la neige en hiver. Parce qu’il est grand et vide, il permet de mieux observer. Plus, il permet de comprendre. La liberté se transfigure et le voyageur se transcende. Il sort victorieux d’une exploitation des mondes intérieurs et extérieurs. Il ne le devine peut-être pas, mais il est changé à jamais.
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