Slàinte Mhath 2/3

Slàinte Mhath 2/3 — L’automne approche lorsque Franck et moi découvrons les lueurs flamboyantes qui noient l’île de Skye, écrin de paradis lové au nord-ouest de l’Écosse. Nous disposons d’une semaine pour découvrir le Skye trail, un itinéraire de randonnée qui serpente sur 120 kilomètres de Boradford à Duntulm.

D’un bivouac à l’autre, j’écris cependant que Franck photographie. Les paysages fjordesques irradiés de soleil, composés de collines rondes et de loch placides, pullulent de détails que l’esprit souhaite graver à jamais. Il y a l’éreintement des midges, le grincement des articulations, mais il y a aussi les rencontres, les bothies, et les vues cavalières qui portent jusqu’à l’océan.

📅 6 jours
🥾 129 453 pas
📈 2 020 D+ / 2 020 D-
📍De Broadford au Storr, sur l’île de Skye en Écosse
📸 Toutes les photographies ont été capturées à l’argentique par Franck Le Quellec

La série complète de Slàinte Mhath

📘 La première partie du récit
📙 Le seconde partie du récit
📕 La troisième et dernière partie du récit
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Brèves de comptoir :

📅 20 septembre

🥾 25 866 pas
📈 160 D+ / 140 D-
☀️ Météo azurée

Troisième jour sur l’île de Skye et les premiers signes d’une fatigue foncière émergent en surface comme le poisson remonte lentement des abysses vers la lumière. Dans le bothy, les lits sont des bat-flancs superposés d’un bois à la tendresse relative. J’ajoute à cela les ronflements des neuf randonneurs rendus-là, certainement plus bruyants que le craquement mélodieux des planches qui plient sous le poids de nos gesticulations nocturnes. Au moment de descendre l’échelle du lit, mon dos grince, mes mollets se gainent. Un pas après l’autre, je vacille avec l’adresse claudicante d’un vieillard.

La table du petit-déjeuner est pleine. Je suis le dernier à me lever. Franck déguste des tranches de pain nappées de miel tandis que les Américains mélangent leur café lyophilisé dans une généreuse portion de flocons d’avoine. Je prépare un thé, le regard aussi brumeux que la vapeur qui, emmêlée dans une danse fantomatique, s’échappe au-dessus de l’air limpide.

Nos sacs sont bientôt prêts et nous entamons une poignée de salamalecs pour saluer nos récents amis français, dont le voyage se terminera dans un an tout au plus. Insensé devient l’attachement que l’on peut déployer à l’égard de ces rencontres éphémères. Il faut croire qu’elles alimentent un autre voyage, plus personnel encore. L’homme, dans sa constitution, vaut davantage que les paysages dont il se réjouit. Son cerveau, organe de la mémoire, vaut mieux que n’importe quelle photographie ou enregistrement. L’échange ponctue le séjour d’une dose exquise de réel. L’autre témoigne du vécu et de l’existant. Même éphémère, il est celui qui rassure dans nos entreprises. Ainsi puis-je exprimer que notre vie existe puisqu’elle est rangée dans la mémoire de l’autre.

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Au-dessus de Skye, le ciel est à nouveau lavé de toute trace nuageuse. L’azur colore les montagnes d’un gris vert resplendissant. Aux endroits où la tourbe se laisse dévorer par les eaux, des reflets scintillent comme une poignée de diamants exposée au soleil. Franck et moi menons la marche à tour de rôle, alternant la tête de notre minuscule cortège lorsque le sentier paraît à l’un moins boueux et que nos pieds gagnent en vaillance.

Sur notre droite, les sommets qui culminent entre 400 et 900 mètres voûtent le relief dans des formes larges, douces et délicates. Un vert pastel l’enrobe lorsque la tourbe qui le fleurit est encore humide. Un brun auburn, moucheté de lumières disparates, remplace ce vert lorsque le soleil arrache à la végétation sa joie de vivre. Plus haut, des nuances monochromes d’une rocaille victime de plusieurs millénaires d’érosion saupoudrent les sommets et ses rares et irréductibles tâches de vie.

Sur notre gauche, le massif de Cuillin déploie des perspectives brutales. Les formes biscornues qui chatouillent les mille mètres d’altitude n’abandonnent qu’une place relative à la lumière. Les couleurs sont chaotiques et ternes, pittoresques. Les impressions sont tragiques et théâtrales. Les montagnes s’érigent en blocs effroyables, mêlés de ténèbres et de brume. Au milieu des Highlands, ils forment les citadelles imprenables de Dame Nature. Leurs parois paraissent, aux yeux ébahis de l’homme ordinaire, infranchissables. Elles suggèrent un monde mystérieux qui ne nous appartient pas.

À gauche autant qu’à droite, des fissures verticales creusées par les torrents développent un flot de cascades qui alimente la vallée et les lochs que nous abandonnons sur notre passage. Aucune trace de l’homme ne gangrène ce paysage immaculé, sinon le semblant de chemin qui déroule un boulevard entre les tourbières inexplorées. Entre les montagnes, l’apparition de randonneurs est sporadique.

À lire dans l’Agora :

Dans les vastes espaces de l’île de Skye, le tourisme de masse ne semble guère employé à l’achèvement de son travail dévastateur. J’interroge notre rapport à la consommation qui intervient comme problème majeur des luttes écologiques. Façonner la nature pour que l’homme puisse agréablement et sans danger la pratiquer accueille la fondation d’une culture consumériste d’extérieur. Les Écossais préfèrent protéger leur nature avec la plus belle forme d’intelligence. Plutôt que de baliser une kyrielle de sentiers au moyen de peinture et de panonceaux, plutôt que de bétonner des aires de stationnement à chaque issue de la vallée, plutôt que de dresser des commerces à tous les carrefours, ils laissent la nature exulter d’elle-même. L’expérience du voyage que j’en retiens devient d’autant plus stimulante. L’impression de déambuler dans une nature inapprivoisée se hisse parmi les sentiments les plus charmants.

Nous cassons la croûte auprès d’une rivière qui s’écoule des 736 mètres du Marsco. Cette belle colline, dont le sommet forme un dôme, éveille des frustrations. La veille, les Français du bothy nous apprenaient que son toit était accessible pour un bivouac d’anthologie. À l’issue d’une montée raide, mais praticable, une légère terrasse permettrait de planter nos deux tentes. Se hisser à une telle altitude déballerait une vue cavalière sur les massifs alentours et conférerait à l’alpiniste néophyte la permission de s’identifier au marin installé dans sa vigie, scrutant inlassablement un océan de pierres. Y planter sa tente relèverait alors de l’exceptionnel, de l’extraordinaire, du privilège.

Toutefois, notre démarche courbée trahit certainement notre volonté. La fatigue se positionne en ennemi de taille et l’ascension de ce sommet représente une épreuve que nous préférons réserver aux dieux de l’Olympe, sinon aux Français du bothy. Un vieil ami montagnard m’expliquait qu’une longue course dans les reliefs méritait de redoubler de vigilance à l’égard des signaux envoyés par son corps. Lorsque la mécanique est éreintée, le moteur fonctionne avec cahot et se dirige inévitablement vers la casse. Au moment de plier le déjeuner, je guette une dernière fois le toit du Marsco et apprends malgré moi une leçon de vie : celle qui consiste à gérer et à accepter ses défaites.

Ainsi, j’emploie cette gestion dans l’accélération de mon rythme et égare Franck dans la sinuosité des chemins. Nous nous retrouvons plus tard au lieu-dit très animé de Sligachan, où se côtoient hôtel, restaurant et camping — où j’hésite par ailleurs à retirer le paragraphe que je viens d’écrire à propos de la nature inapprivoisée de Skye.

— Je me suis effondré à l’ombre d’un arbre près de la rivière, m’indique Franck après m’avoir retrouvé, le ton guilleret.
— J’avais la tête dans le guidon, je n’ai rien remarqué. Encore deux heures comme ça et on se serait perdu pour de bon.
— La sieste m’a requinqué en tout cas. On y va ?

Nous reprenons les indications fournies par la carte pour nous mettre en direction de Portree. Le chemin, cette fois-ci à l’ombre du soleil qui hurle toujours de chaleur, nous tient à une température fraîchement abordable. Des écueils boueux nous surprennent à plusieurs reprises, tout comme certains passages à gué alambiqués. Plus haut, les moutons nous surveillent, rictus en coin. L’équilibre, pour mon corps maladroit sur ces terrains glissants, relève toujours du subjectif.

Nous finissons par trouver un replat en bord de mer comme il en existe pléthore sur l’île de Skye, échoué sur une pelouse jonchée de pierres dont certaines sont empilées et abritent des vents venus de l’ouest. Le soleil décline avec les minutes lorsque nous avalons notre troisième dîner à base de semoule et qu’une nuée de midges s’en prend à nos visages. Sur les montagnes qui s’étirent de l’autre côté de la baie, des lueurs tièdes composent un nuancier vivant. Or, bronze, ambre, mauve, topaze : ce soir, alors que la fatigue me rattrape, j’écris au moyen de ces dernières images la plus modeste, mais la plus bigarrée, des descriptions.

📅 21 septembre

🥾 28 275 pas
📈 470 D+ / 230 D-
☀️ Météo azurée

Le réveil, tardif, intervient à la seule grâce du soleil qui lèche la toile de tente. Surpris par cette prompte nappe de chaleur, je consulte ma montre : les aiguilles indiquent 9 heures passées de 30 minutes. Le sommeil répond à une problématique relative qui dépend de son seul environnement. Au pays des rêves, les montagnes constituent les plus belles sources d’épuisement.

Franck est déjà levé, en train d’agiter sa tente dans le vent. « C’est une piscine », bougonne la victime d’une oppressante condensation. Je puise de l’eau claire dans la rivière pour faire bouillir un thé. Avant, je m’asperge le visage qui sèche onctueusement sous l’effet des puissants rayons. Chaque homme devrait commencer sa journée le visage imbibé d’une eau de source.

Nos sacs sont pliés alors nous reprenons la route, au sens littoral du terme puisque une dizaine de kilomètres de voies goudronnées nous sépare de Portree, la ville la plus dynamique de l’île de Skye et accessoirement l’un de nos objectifs de la journée. Là-haut, le ciel demeure une toile d’azur. Quatre jours ainsi, nous commençons presque à nous inquiéter d’une potentielle sécheresse.

Voyage, voyage :

Le long du goudron, mes articulations vibrent à chacun de nos pas. La marche est rapide certes, mais douloureuse. Cette invention vouée à débarrasser les villes de boue et de poussières, entretenue pour soigner la mécanique des moteurs, devient un chemin de croix pour le marcheur habitué au velours des prairies. Dérouler le pas avec l’aisance d’un coureur marathonien est une hérésie. Les lamentations des genoux et chevilles résonnent.

Mais à quoi bon pousser une telle diatribe alors que, moi-même, circule sans broncher sur cette bande bitumée qui maintient mes godillots au propre et au sec ? Mes emportements, un jour, me tireront jusqu’en enfer.

Le genou de Franck, en revanche, émet de sévères doutes sur la poursuite de notre entreprise. Je lis dans son regard les chimères de la détresse, de la frustration, de la colère. Portree est l’un des centres névralgiques de l’île de Skye, depuis lequel retourner à Broadford semble des plus aisés. Pour le rassurer toutefois, je lui indique qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer notre postérité tant que Portree ne nous a pas accueillis.

Alors nous poursuivons, sur le bitume toujours. Des maisons s’éparpillent autour de la route, rappelant que la civilisation ne se trouve jamais très loin. Une femme bouquine au soleil, un homme ponce un joli banc de bois. Des voitures circulent et le postier de la Royal Mail nous salue. Dans le fond, le décor se satisfait de notes champêtres. Les collines verdoyantes sont grignotées par les moutons. Les sommets se suspendent à l’azur. Une ligne électrique court jusqu’à l’horizon, témoin de l’immense profondeur de champ de cette même civilisation.

Nous déjeunons sur les berges de la Varragill dont le courant se fait secouer par les mouvements progressifs de la marée montante. Nouveau point sur les articulations de Franck qui constate une légère amélioration : « Nous verrons à Portree » conclut-il.

Face à nous, des carrés de sapins plantés industriellement donnent à la montagne l’allure très cartésienne d’un échiquier. Nous ne savons pas quelles sont les sources de revenus de l’île de Skye, bien que le tourisme et l’élevage semblent camper une place déterminante. Parce que les frontières des carrés de sapin se réclament trop droites pour être naturelle, notre organisation collégiale suppute sur l’ajout de la sylviculture comme source de revenus majeure.

« On dirait un petit Douarnenez », me dit Franck en observant de maisons colorées qui s’enfilent sur le port de Portree. Ce hub touristique rameute des curieux du monde entier, du randonneur chevronné aux voyageurs urbains, sans compter sur les innombrables personnes qui se qualifient entre ces deux polarités.

Nous échouons sur une table de pique-nique installée à l’arrière d’un café. Dans une rue en hauteur, contre une rambarde à la vue pittoresque, un homme en kilt joue de la cornemuse. Je rédige quelques cartes postales et je rédige un message pour lui indiquer que tout va bien et que je l’aime, tandis que Franck allume une cigarette. Les passants s’agitent dans une aliénation urbaine, courant d’une échoppe à l’autre, l’appareil photo ou le téléphone greffé à la main pour s’approprier un bout de ce lieu mémorable.

Nous achevons nos missions respectives, nous contrôlons nos vivres et organisons nos nouvelles emplettes, composées de boîtes de macro et de poivrons rouges, avant de partir dégoter un nouveau bivouac. La topographie indique au nord-est de la ville des falaises bordées par le Skye trail. À 300 mètres au-dessus de la mer, les courbes de niveau libèrent suffisamment d’espace pour y imaginer un replat.

Le soleil derrière nous, nous attaquons le dénivellement le cœur rempli d’énergie. Le chemin est dégagé et, une fois n’est pas coutume, il s’affranchit de tourbes et de flaques gluantes. Dans la montée, nos sacs chargés de nourriture font suer. Le dos, comme le front, suinte de sel. La peau rougit et le souffle s’accélère. Des lapins par dizaines nous ouvrent la voie et les moutons, imperturbables, font des pelouses un gigantesque buffet.

Bientôt, le bivouac approche et le soleil se courbe dans une prière vespérale. Les lumières tamisent les hauteurs de Skye. Un vent léger s’insère sous nos vêtements. À tous les points cardinaux, le paysage est gigantesque. Des colosses se soulèvent de la mer dans des plans qui se succèdent jusqu’à leur évanouissement dans une brume lointaine.

Nous trouvons notre plat pour camper. « Avec le vent nous n’avons même pas de midges », constate Franck. Nous démarrons le dîner en observant le jour disparaître dans un jeu de couleurs flamboyantes. À l’ouest, le ciel se charge d’une poésie chaleureuse. Les sommets, si ronds, remuent comme des vagues dans un océan de lumières. Sur certaines crêtes, des moutons admirent eux aussi le soleil. Je les pointe du doigt : « Tu te rappelles dans la Panthère de neige, Meunier montrait à Tesson ces bêtes, je ne sais plus lesquelles, qui apparaissent sur la crête de la montagne ? Il dit qu’elles forment une écriture. Il n’y a pas meilleure métaphore pour illustrer les moutons ce soir ».

Au moment d’aller nous coucher, l’océan dévoile un tissu de soie argenté. De frêles embarcations s’y promènent. La ville de Portree pétille dans un élan de lumière. La lune surgit à l’est, comme une éponge baignée de songes. Sa rousseur nous surprend, les mots nous en tombent.

La série complète de Slàinte Mhath

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📙 Le seconde partie du récit
📕 La troisième et dernière partie du récit
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