Slàinte Mhath 3/3 — L’automne approche lorsque Franck et moi découvrons les lueurs flamboyantes qui noient l’île de Skye, écrin de paradis lové au nord-ouest de l’Écosse. Nous disposons d’une semaine pour découvrir le Skye trail, un itinéraire de randonnée qui serpente sur 120 kilomètres de Boradford à Duntulm.
D’un bivouac à l’autre, j’écris cependant que Franck photographie. Les paysages fjordesques irradiés de soleil, composés de collines rondes et de loch placides, pullulent de détails que l’esprit souhaite graver à jamais. Il y a l’éreintement des midges, le grincement des articulations, mais il y a aussi les rencontres, les bothies, et les vues cavalières qui portent jusqu’à l’océan.
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📅 6 jours
🥾 129 453 pas
📈 2 020 D+ / 2 020 D-
📍De Broadford au Storr, sur l’île de Skye en Écosse
📸 Toutes les photographies ont été capturées à l’argentique par Franck Le Quellec
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La série complète de Slàinte Mhath
📘 La première partie du récit
📙 Le seconde partie du récit
📕 La troisième et dernière partie du récit
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Brèves de comptoir :
📅 22 septembre
🥾 21 124 pas
📈 740 D+ / 320 D-
☀️ Météo azurée
Je traverse parfois ces moments exquis où l’enthousiasme me gagne et mon sentiment de privilège écrase tous les autres. Malgré une nuit courte et secouée par les cris véhéments du vent, je me réveille dans un bain de soleil, blotti dans un paysage que je rêve éternel.
Rien n’a bougé depuis la veille, le merveilleux des décors écossais demeure inchangé. Au-delà des falaises qui séparent notre camp de l’océan, les montagnes redoublent de charme. Les lumières matinales sont une lotion de beauté qui gomme l’idée même de la laideur. Les Écossais, bien que leurs kilts et leurs accents chaloupés leur confèrent des allures folkloriques, ne peuvent se qualifier autrement qu’en grands romantiques.
L’eau nous manque ce matin en revanche, alors la réalité rattrape rapidement notre poésie. Le petit-déjeuner est très sec, il nous faut doubler notre rythme avant de frôler la déshydratation. Sous nos semelles, le sentier est une marque éphémère que les moutons, pléthoriques, semblent davantage emprunter que les hommes. La veille, nous observions pourtant dans les rues de Portree grand nombre de sacs de randonnée. Où se trouvent donc les férus de marche ?
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Nous suivons sous le soleil cuisant une cascade de montées et de descentes ; en somme, notre manège a sensation pour la matinée. Le ciel demeure limpide, propice aux lueurs languissantes. « J’étais debout pour le lever de soleil, confie Franck. L’horizon était une ligne de feu ».
Nous nous arrêtons sur le toit du Sithean Bhealaich Chumhaing (392 mètres). Sur l’océan, un voilier dessine des pointillés. Au loin, les sommets flottent comme des fantômes de pierres égarés dans la brume. Nous posons notre barda contre la borne géodésique dressée au sommet, puis je démarre une pipe cependant que Frank s’affaire à quelques prises de vues. Rappel pour plus tard : lorsque l’on sort avec un soldat de la caméra, toujours se tenir prêt à se faire mitrailler.
Face à ce panorama que l’azur irradie de joie, je pense à elle, à la maison, je pose l’inévitable question du partage : cette aventure constitue-t-elle un nouvel item sur mon tableau de chasse ? Autrement dit, est-elle une entreprise purement égocentrique, ou bien un moyen de partager une expérience, d’inviter les autres à voyager par procuration ? Pour éviter les interminables réflexions qui ne donnent jamais satisfaction, Franck et moi rions de nos boutades, préférant moquer nos allures crasseuses que de réfléchir à nos convictions.
Nous poursuivons, l’un derrière l’autre, cumulant dans nos souvenirs l’esquisse des panoramas infinis. Je me retourne et Frank peine à me suivre. « Mon genou », grogne-t-il. Le corps est une machine difficile à apprivoiser. Les maux et les douleurs sont les signaux d’un dysfonctionnement compliqué à diagnostiquer. « Peut-être m’arrêterai-je aujourd’hui », suggère-t-il.
Je ne sais pas quelle réponse lui apporter. Je suis embêté qu’il ne puisse achever ce que nous avions entamé ensemble, tout en me sentant coupable de poursuivre cette aventure avec la solitude comme ultime compagnon. Alors j’opine du chef, laissant apparaître sur mon visage rouge de soleil une forme de compassion.
À lire dans l’Agora :
Nous dégustons notre repas face de l’île d’Holm, un minuscule bout de terre teinté de vert et guère plus grand qu’un paquebot de croisière. Nos pieds trempés par les tourbières sèchent au soleil, ainsi nos chaussettes et nos semelles — sont-elles à l’origine de l’odeur de fromage, ou serait-ce le Red Leicester que nous venons d’ouvrir ?
Davantage que l’odeur, nous sommes surpris par le pain que nous achetâmes à Portree et que nous goûtons ce midi seulement. D’apparence, dans son petit sachet papier, nous pensions acheter un ordinaire pain aux graines, durable et fortifiant. Mais comment pouvions-nous oublier, sacrebleu, que nous nous trouvions au pays des folies culinaires ? Notre curieuse boule mélange farine de froment, poivrons, jalapeños et fromage, pour une texture finalement proche des fougasses que l’on trouve dans les boulangeries françaises. Voilà à quoi l’on reconnaît le voyage : à puiser la surprise dans les éléments les plus ordinaires.
Le soleil hurle dans l’après-midi. Nous atteignons péniblement la station touristique du Storr, ses sentiers balisés, sa géologie singulière, mais aussi sa belle boutique, ses toilettes publiques et son grand parc de stationnement rêvé des aficionados de Vanlife en quête d’expériences singulières et authentiques. Nous errons devant les toilettes le temps de faire bouillir l’eau souillée de ces dernières — une bactérie y aurait été trouvée selon la caissière de la boutique —, lorsque la sentence tombe en épée de Damoclès. Franck ne poursuivra pas l’épopée, son genou devenant un fardeau plus lourd à supporter qu’une croix à porter.
Soudainement, le séjour par en éclats. « J’en tire des leçons, se réconforte Franck. Je dois faire du sport, consulter un médecin et apprendre à gérer mes frustrations ». À l’instar de la matinée au sommet du Sithean Bhealaich Chumhaing, les mots me manquent. Je suis triste qu’un ami éprouve des frustrations, je me sens gêné de pouvoir continuer parce que mon corps me le permet. Je ne sais pas comment le réconforter, comment apporter une once de lumière à son visage devenu blême.
Franck me suggère de poursuivre, de grimper au sommet du Storr, de tenir bon, et surtout d’achever cette aventure que nous nous étions promise. Dans ses notes ne transpire aucune malhonnêteté, fruit de quelque forme de dégoût ou de jalousie. Les amis deviennent vrais lorsque la sincérité les pousse à vous hisser toujours plus loin. Alors nous réorganisons nos sacs et j’emporte avec moi davantage que prévu, « en cas de fringale », appuie-je. Nous nous donnons rendez-vous dans deux jours du côté de Duntulm, puis Franck, seul sur le bord de la route, tend le pouce en direction de Boradford.
Dans une solitude nouvelle, je m’élance sur l’ascension la plus exigeante de la semaine. Du pied du Storr démarre un sentier de 600 mètres de dénivelé positif qui court jusqu’au sommet. La piste est large et agréable. Je multiplie les pauses pour éponger mon front ruisselant et feinter un sourire élégant aux nombreux badauds qui me tentent un bonjour. Chaque portion du chemin constitue une étape vers la célérité, comme une guidance lumineuse vers le plateau sommital qu’offre le Storr.
De part et d’autre, la roche sombrement volcanique est rugueuse. Le contact avec la dernière des phalanges renferme une sensation sévère et douloureuse. Les hauteurs des falaises acculées vers l’azur provoquent un inexorable sentiment de vertige. Qui sont les hommes et les femmes acharnés à grimper ces murs ? Quelles prétentions grandiloquentes tirent ces singes des montagnes dans leurs escalades titanesques ?
Bientôt, je touche le bout du sentier. Les touristes s’agglutinent pour une pluie de photographies. Je reconnais que les formes géologiques du Storr ne laissent pas les caméras dans l’indifférence. Je continue, franchis une clôture pour trouver l’autre côté de la montagne : farouchement indomptée. Des traces sinuent le long d’un cirque. Des toits de roches magmatiques coulent des ruisseaux d’eau fraîche et blanche. Je m’asperge le visage, remplis mes gourdes de ce liquide au moins bénéfique comme l’est la pierre des alchimistes. Je respire profondément l’air du cirque, plonge mon regard dans les abysses de la vallée verte. En cette fin d’après-midi, je suis un millionnaire et je m’approprie un terrain des plus luxueux. Seulement, je pense à Franck. On raconte que la richesse broie les amitiés. À quoi bon m’enivrer de ce luxe si je ne peux point partager ?
Après un virage en épingle, je coupe droit en direction du sommet. Des moutons m’observent, l’iris écarquillé. Que diable peut bien faire un bipède sur notre sur notre dîner ? J’arrive haletant à la borne géodésique qui chapeaute le Storr. Elle est en ruine, un empilement précaire de pierres qui rappellent l’ère où le ciel se nantissait d’étoiles davantage que de satellites, où la triangulation remplaçait les téléphones. Je monte mon camp dans les lueurs du couchant. De l’ouest, un troupeau de nuages blancs comme les moutons qui gambadent à mes côtés submergent la terre. Le soleil s’apprête à s’endormir sous une couverture de ouate.
Derechef, je pense à Franck. Mon compagnon me manque. Cette entreprise que nous commençâmes ensemble ne peut se terminer au moyen d’une conclusion solitaire. La semoule, même assaisonnée, goûte fade. Les paysages, leur ouverture aux quatre points cardinaux, raisonnent comme une cathédrale vidée de ses dévots.
📅 23 septembre
🥾 9 206 pas
📈 30 D+ / 540 D-
🌫️ Météo brumeuse
Je me réveille au sommet du Storr dans un bain d’humidité frais et poisseux. Dans mon duvet, la viande tremble comme cette pauvre bête à l’annonce d’une décision patibulaire. Lorsque j’ouvre la tente, la marée m’a rattrapé. Le brouillard répond d’une densité exagérée. Je suis un aveugle au royaume des morts. Rien n’est visible à plus de dix mètres, ainsi les crêtes que je projetais d’escalader aujourd’hui. Dans un mélange de doute et de fatigue, je tire de mon sac la dalle lumineuse, jugeant de la malheureuse météo à venir. Pluie, brouillard, vent et éventuellement orage.
— Allô, Franck ?
— Comment va ?
— Je suis coincé au Storr dans des nappes de brouillard indécentes. Je compte redescendre pour te rejoindre, t’en es où ?
— J’ai récupéré la voiture hier, je pensais prendre la direction du Nord, je te récupère en chemin ?
— Faisons comme ça, je suis en bas dans deux heures au moins.
Hors de la tente, le vent redouble et les températures ont chuté de dix degrés. Les dernières journées, incandescentes de lumières, se perdent déjà dans les tréfonds de ma mémoire. Je plie mon camp et crapahute en direction de l’océan. Mon pas est aussi léger et précis que celui d’un cabri. Par instants, le vent souffle la brume et dévoile, comme par magie, le chemin à suivre.
En contrebas du Storr, je retrouve les mêmes curiosités géologiques que la veille, ces formations volcaniques surannées aux silhouettes monstrueuses ou merveilleuses, tout dépend de la manière dont on les aborde. Je fais abstraction des touristes qui fourmillent et pars me hisser au sommet d’un rocher, pareil à l’aigle qui surveille sa proie. Je démarre une pipe et scande le paysage, tentant de cerner le romantisme qui afflue sur ces milieux hérissés de roches. Dans mon carnet, je tente l’esquisse d’un poème.
Puis le froid me saisit le dos, autant que la brume se couche entre les montagnes. Je descends avec la fougue d’un lynx cette fois-ci, agile sur mes pieds, à l’aise avec mon équilibre d’ordinaire si précaire. Je sais que cette descente est la dernière et, qu’une fois arrivé au parking, la voiture de Franck signera le testament d’un joyeux souvenir à léguer.
Je profite de ces derniers instants. Je suis l’enfant lâché dans les allées d’un parc d’attractions, fiévreux à l’idée de grimper sur chaque proéminence, sur chaque estrade, d’observer inlassablement cet écrin de beauté et de laisser échapper sur mes joues, tiraillées par le gris de la brume et le rouge de ma sueur, une larme blanche de joie. Puisque je trouve là l’une des meilleures raisons de continuer à battre les sentiers qui grappillent autour du monde : se mettre en chasse d’un éternel émerveillement, essayer d’oublier pour une énième fois qui je suis, d’où je viens et où je vais, pour que l’instant me dévore et que je reconnaisse toute la lumière du monde.
Voyage, voyage :
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