Sur les frontières du Ponant 2/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.
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📍 Le Tour-du-Parc (56)
📅 11 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 294 136 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 La marche dans le ciel (1998) de Alexandre Poussin et Sylvain Tesson en lecture du moment
📮 L’extrait du journal dans son état original
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Brèves de comptoir :
Noël, ses festivités en famille, ses repas gargantuesques et ses raz de marée de cadeaux. Le long de la Vilaine, les panoramas se succèdent sans pour autant esquisser la trace du traîneau chargé d’un homme trop gros pour rentrer dans les cheminées, promesse des moments généreux des fins d’année.
Dans mon assiette, je me délecte du devenu iconique bouillon à l’échalote, cette fois-ci agrémenté de gnocchis et d’une tome de vache finement coupée. Les cadeaux sont les tableaux qui se dévoilent au loin devant mes yeux. Après une nuit dans l’enceinte du vieux château de Rieux, je me fourvoie dans les marais inondés par la Vilaine. La rivière, sous l’effet des rarissimes jets de soleil, ressemble à un ruban d’argent déroulé sur un drap de soie vert.
En guise de famille, je retrouve Lisa et Nicolas à la Roche-Bernard le temps d’une galette. Plus loin, je rencontre Marie-Andrée et son fils Raphaël qui m’ouvrent les portes de leur ferme lors d’une satanée soirée de pluie. Un verre de vin cuit devient l’occasion de se souvenir du beau temps, de parler du voisin qui traversait la France à vélo il y a deux ans, ou de se plaindre de la flambée des tarifs immobiliers qui empêchent les jeunes de se loger convenablement.
Voilà le plus beau des cadeaux : un assemblage de tous ces événements fortuits, que la marche apporte telle une Providence.
À lire dans l’Agora :
Après plusieurs jours de Vilaine, je m’initie à la sincérité de l’océan. Là exultent mes sentiments romantiques, ceux qui nouent la gorge et parfois embuent les yeux. Après six jours de marche, l’Atlantique m’accueille en mère généreuse. Apaisé, je me réconforte dans ses bras tendus, chauds comme de douces réminiscences.
L’approche de la côte est inondée d’un soleil d’or pur, brillant à souhait. Le souffle du vent chasse au loin l’épaisse couverture nuageuse qui cachait jusqu’alors le drap d’azur. Entre mer et terre, des falaises se dressent vers le ciel. La végétation, imbroglio de touffes disparates, s’en empare avec soin. De timides rouleaux se laissent choir à leurs pieds dans une mélodie qu’aurait admirablement jouée une horde de percussionnistes feutrée. Sur les hauteurs, une muraille de pins s’érige face aux vents. Je m’assieds contre l’un de ces géants, à guetter l’horizon. La plate ligne resplendit de lumières s’échappant dans l’embrun de l’hiver, pareil aux innombrables songes envolés vers d’autres univers.
L’homme s’évertue à concevoir de nouvelles normes de beauté. Il détruit pour créer, sinon créer pour détruire. Son voyage ne s’est-il jamais achevé au bout de l’estuaire de la Vilaine, sous les faisceaux dorés de la saison oubliée ?
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Avant-hier, en arrivant au chevet de l’église d’Ambon, les lumières tremblantes qui illuminent les vitraux m’étonnent. Dehors, l’air sombre est bousculé par les angoisses de la tempête à venir. Dans une salle paroissiale attenante, des vieilles dames s’agitent dans les lueurs crépusculaires. Sont-elles les fantômes de l’église ? Je frappe à la porte, un large sourire accroché au visage. J’expose mon itinérance et quémande les dalles froides de la nef pour y dérouler matelas et duvet – les vents hurlant à cent kilomètres par heure mettant en péril la survie de ma tente désuète. « Il faut attendre le curé, me répond-on. Lui seul peut vous autoriser à passer la nuit ici ».
En patientant pour la figure autoritaire de la paroisse, j’aide ces dames à la préparation de la messe. L’une d’entre elles, la plus jeune malgré ses cheveux blancs comme la cendre et ses verres épais comme des loupes, s’affole doucement. Son expression mêlée de piété et de pudeur lui rend un air somme toute sévère. L’éclairage de la nef fonctionne mal et elle ne comprend rien aux disjoncteurs. Moi non plus. Cernés par le doute, nous abaissons certains fusibles pour en remonter d’autres. Notre mécanique hasardeuse finit par illuminer l’intégralité de l’église. Alléluia, le Seigneur est avec nous.
Quelques instants plus tard déboule comme une tornade dans le désert ledit curé. L’homme, pur produit de la fuite des cerveaux dont est victime l’Afrique subsaharienne, vient se présenter. Il a une tête ronde habillée d’un regard légèrement globuleux. Un bouc entoure sa fine bouche, de laquelle sort une voix douce mais vigoureuse. Il n’est pas curé, mais « vicaire », autrement écrit, sous fifre du curé. En conséquence, il n’est pas en mesure d’accorder le toit de la paroisse à quiconque y demande refuge. « Comprenez mon fils, je ne dispose pas des pouvoirs suffisants, et avec les plans vigipirates »… À défaut de charité, le vicaire me demande de participer à la seconde lecture. « On vous fera signe et vous viendrez lire un passage de la Genèse au pupitre », conclut-il. J’acquiesce, sans savoir de quelle aventure il relève. « C’est au moins une heure passée à l’abri de la tempête », me rassuré-je.
Avant la célébration de la messe, la dame du panneau électrique me rejoint. Elle me remercie de succéder à la première lecture avant d’enchaîner un monologue saccadé, sans savoir que le vicaire est déjà venu se présenter : « C’est lui le vicaire », me souffle-t-elle en jetant un regard furtif en direction de l’autel où se tient le religieux prêt à lancer la messe. « Il est Noir », ajoute-t-elle sèchement, presque dégoûtée. « Alors que le recteur, est Blanc. Normal, c’est son chef », clôt-elle sa tirade d’un sourire narquois (en Bretagne, un recteur occupe les mêmes fonctions qu’un curé). Donc, en plus d’éroder sa charité, l’église devient ouvertement raciste.
La messe débute et le vicaire psalmodie des dogmes archaïques. La femme devrait s’évertuer à l’image de la Vierge Marie, en « s’abandonnant à la foi et en restant au foyer ». L’homme quant à lui, pourrait s’épanouir comme le menuisier qu’était Joseph. La femme se cantonne aux quatre murs de son foyer, noie sa transcendance dans un supposé instinct maternel, tandis que l’homme découvre les joies de la vie, libérées des responsabilités domestiques. À l’aube de l’année 2024, le vicaire véhicule des idées vieilles de deux millénaires au moins, articulées autour de la sacro-sainte domination masculine. L’Église catholique aurait-elle seulement pris le temps d’étudier les réflexions de sainte Simone, dite de Beauvoire ?
À mi-chemin de ce contage de fables bibliques, j’entonne la seconde lecture qui, Dieu soit loué, est un passage affranchi d’hypocrisie, de racisme et de misogynie. Le vicaire, après une farandole d’alléluias ponctuée d’une généreuse distribution d’hosties (le corps du Christ est peut-être la seule trace de charité qui demeure dans cette église), achève les fidèles en imposant l’obéissance absolue des enfants à leurs parents. Mais Monsieur le vicaire, que dire des parents omnipotents qui emploient votre adoration de l’obéissance pour maltraiter leurs progénitures ? La cloche tint dix-neuf coups. La messe touche à sa fin. Je trouve refuge sous le porche de l’église, bien orienté face au vent. Et j’éprouve l’irrémédiable envie de vomir.
Voyage, voyage :
Pour la première journée de l’année 2024, je me suis offert une pause au fond de ma tente, entre les grands pins maritimes qui peuplent le Tour-du-Parc. Le corps se porte bien, à l’exception de l’arrière de ma cheville droite qui commence à prendre un volume considérable. Demain, si la crème et les étirements produisent bon effet, je devrais poursuivre le long de la presqu’île de Rhuys pour trouver Vannes d’ici une semaine.
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