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Le Raz



Sur les frontières du Ponant 8/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.

📍 Douarnenez (29)
📅 51 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 1 226 006 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Le parfum (1985) de Patrick Süskind en lecture du moment
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Mardi 6 février. Franck et moi passâmes la nuit dans la cabane d’Ambroise, dressée sur la pointe du Mouton, à une dizaine de kilomètres du Raz. Blottie entre la lande défraîchie et de rugueuses falaises, cette sommaire construction de pierre est à la mer ce que le refuge est à la montagne. Quatre murs, un toit ainsi qu’un poêle : elle complète la recette pour ravir l’itinérant en quête de réconfort.

Ambroise, à l’initiative de ce havre, était un homme romantique, amoureux des beaux tableaux. Petit, il rêvait de devenir journaliste pour l’Humanité et de construire un abri sur ce promontoire magique. Le premier, pour des raisons que l’histoire ne raconte pas, n’arrive jamais. Le second, en revanche, est le fruit d’un travail archaïque acharné. Des quantités de sable et de pierres sont transportées au moyen de brouettes et de Vespa pour qu’un beau jour, l’abri accroché sur la falaise regarde les eaux volubiles de la baie d’Audierne.

Nous y dormîmes donc, sur des bat-flancs installés dans le grenier. Des cloportes fourmillaient sur les murs, des araignées tissaient leurs toiles entre les poutres. Dans l’obscurité, le vent se leva pour hurler sur notre antre. Mais le sommeil était trop lourd pour nous laisser distraire par cette incongruité. Tout comme nos rêves de conquête de bout du monde, trop puissants sans doute. Puis Ambroise, surtout, veillait admirablement sur nous.

À lire dans l’Agora :

Ce matin, le ciel est couvert d’une vilaine chape nuageuse qui brouille la lumière. Franck utilise son posemètre pour conclure que ses pellicules ne pourront enregistrer la volupté du paysage. En effet, les bruyères brûlées par les vents rendent des nuances auburn, délicieuses. Elles poussent sur les pentes douces de petites collines qui tombent brutalement dans d’abruptes falaises. À leurs pieds, l’Atlantique crache des vagues courroucées à l’écume écrémée, échouant dans les profondeurs ronflantes de mystérieuses cavernes. Sur le noir de la roche, les échancrures diffusent un contraste pareil à la palette d’un peintre mélancolique. Bientôt, le crachin nous rattrape. Nous posons nos sacs sur le côté des sentiers escarpés pour enfiler nos vêtements de pluie. En Bretagne, une telle habitude relève de l’automatisme. Une seule question subsiste : le Raz sera-t-il submergé par cette pluie monochrome ?

La réponse est non. Par un miracle qui nous échappe, une large tache azurée perce le ciel stérilisé par la chape de nuages et nous montre la voie. Dans ce décor marin, elle est le hublot lumineux qui éclaire la cale sombre de notre navire. Nous jetons nos sacs aux abords de la pointe, sous un abri adjacent au sémaphore. À nous délester de notre fardeau, nous caracolons épris de liberté vers l’amas de roches qui dessine la langue pointue du Raz. Nos pas sont légers comme ceux des moutons qui crapahutent sur les pentes escarpées des alpages pyrénéens. Au loin, l’horizon dévoile une île que nous croyions jusque-là fantomatique. Malgré l’explosion de lumière, Sein demeure un mirage, un esquif efflanqué et fatigué de sa longue traversée à travers le brouillard.

Franck s’installe pour figer le présent sur ses pellicules. Je poursuis mon escalade entre les rochers. Au contact de la peau grêlée du granit, j’écarquille les yeux. La lumière nuance deux couleurs : l’ardoise miroitante de l’océan et l’étain revêtu par le récif. Dans un jeu funambule, je longe des blocs saillants que la marée ondoyante engloutie délicatement. Je barbote dans quelques flaques avant de me dresser en éperon face au ciel mêlé à l’infini. Je suis esseulé, au Penn ar Bed. Je viens de gagner une pointe qui appelle au retour, le Raz étant la longitude la plus occidentale de cette aventure sur les frontières du Ponant.

Autour de moi, le bleu est synonyme de néant, le gris de murailles infranchissables. Au-delà du minuscule rocher de Gorlebella (« la roche la plus éloignée » en français) et de son phare, Sein est le tremplin pour les terres inconnues de mon imaginaire. Des forêts insondables, des montagnes charnues, des villes grouillantes, des cultures méconnues : tous nourrissent le gamin qui ne cesse jamais de grandir. Mais je fais un piètre nageur et nulle barque ne m’invite à la navigation. Alors je demeure coincé, prisonnier de ma propre liberté. Et pourtant, je me couvre d’un profond sentiment de satisfaction. Je me sens bien.

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Midi approche lorsque je retrouve Franck. Je n’emprunte jamais de bons comportements lorsqu’il s’agit de dire « au revoir ». Claquer une bise nonchalante, obliquer le regard, trouver les sentiers de la fuite. Voilà ma manière de traduire un plus subtil : « C’était une belle semaine, ravi de l’avoir partagée en ta compagnie. Un peu triste que de reprendre la route dans l’ombre de ma solitude ». Le photographe est désormais parti. Je n’ai plus que mes yeux pour saisir la pureté du merveilleux.

Après la pointe du Raz, j’abandonne la baie des Trépassées. Une légende celte raconte qu’elle tient son nom de l’embarquement des druides morts, en partance pour l’île de Sein. Une autre que la baie accueillait les cadavres des naufragés poussés par les vents et marées. Je poursuis et je trouve refuge contre les murs froids de la chapelle Saint-They. Le vent hurle, les nuages rebattent les cartes. Le soleil, derechef, a disparu.

Dans l’après-midi, les sentiers côtiers suivent une succession de montées et de descentes, comme des montagnes russes de la mer. À plusieurs reprises, je m’affale ivre de fatigue dans les fourrés et je guette inlassablement ce monde façonné par les géants. Quelle est cette profonde beauté qui plonge à pic dans les entrailles obscures de l’océan ?

Des bruyères, couleur de bistre, se superposent aux falaises sombres et déchirées, elles-mêmes submergées par le fracas de vagues aux reflets d’émeraude. Depuis le ciel, la lumière terne joint à la végétation essoufflée l’odeur imperceptible du romantisme. Je lorgne les bateaux fourvoyés dans un désarroi dont la tempête véhémente ralentit la navigation. Je suis le spectateur d’une côte subjuguée par une poésie indicible. Seuls les dieux prétendent à l’absolue création que nos pupilles avalent sans modération. S’arrêter pour se lover dans un fourré et embrasser la contemplation de leurs œuvres : voilà une nouvelle marche, immobile certes, mais qui mène inexorablement vers le bonheur.

Voyage, voyage :

À l’issue d’une dernière nuit en cabane non gardée, je trouve le chemin de Douarnenez sous une pluie battante. J’en conclus d’ailleurs que mes chaussures sont désormais trouées, noyées à la moindre rosée. Pratique pour un séjour hivernal en Bretagne.

Ce week-end, je profite d’un week-end dans la capitale de la sardine qui accueille son célèbre festival des Gras. Puis, dès dimanche, je me remets en route. Je me réserve la presqu’île de Crozon pour les beaux jours et coupe en direction de Morlaix, par les Monts d’Arrée.

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