Sur les frontières du Ponant 9/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.
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📍 Morlaix (29)
📅 59 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 1 398 045 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Les temps sauvages (1975) de Joseph Kessel en lecture du moment
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Brèves de comptoir :
Ce journal commence un mercredi humide. Je gagne Douarnenez sous une pluie désastreuse. Je ne prête ni attention aux eaux limpides des belles plages de Tréboul, ni aux vieux navires amarrés aux quais du port Rhu. À l’hôtel, ce refuge palatial que je m’octroie le temps de souffler, on m’interroge : « Vous êtes venus pour les Gras » ?
Les Gras sont à Douarnenez ce que le carnaval est à Dunkerque, soit la traduction d’une vague et vieille histoire de marins fêtards, s’apprêtant à affronter les dangers de la mer. Désormais, il s’agit d’un carnaval pour tous, échelonné sur cinq jours à cheval sur chaque Mardi gras. Toute l’année, la ville bouillonne d’impatience à l’idée de cette courte semaine de festivités. On patiente en imaginant son costume – abeille, Jésus, micro-ondes, Viking et j’en passe. On spécule sur la future apparence du Den Paolig – la mascotte intronisée à l’ouverture des festivités puis brûlée à la clôture. La veille de l’ouverture des Gras, bars et cafés rangent les tables contre les murs et commandent d’incommensurables quantités de bières – « au moins 700 litres rien que pour le premier soir », me confiera un limonadier. Les boulangeries, quant à elles, disposent des kouigns derrière leurs vitrines – de gourmands gâteaux faits de farine, de beurre, d’œuf, de beurre, de sucre et de beurre.
En somme, on se prépare à festoyer, à s’extirper de la morosité du quotidien, à travestir sa vie au moyen d’une débauche mêlée d’ivresse et de folie. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige (j’ai ouï dire que la neige avait déjà blanchie les côtes du Finistère), les Gras constituent un incontournable, une Mecque des festivités du Penn ar Bed.
Je trouve un café où les boiseries demeurent dans leur jus. Les bouteilles de liqueur affichent des étiquettes familières, une monstrueuse machine ronronne comme un camion lancé sur l’autoroute du café et les enceintes soupirent une mélancolique musique rock. J’y rencontre Armelle, la patronne. Elle est une grande femme aux cheveux lavés par le temps, au regard énergique dérobé derrière d’immenses lunettes à la monture transparente. Son visage, sillonné de légères rides, arbore les vestiges d’une vie bien remplie. Nous sympathisons avant qu’elle ne m’emmène à travers la ville. « Tu n’as pas de costume ? Venir à Douarnenez pendant les Gras sans costume, c’est comme y venir le reste de l’année tout nu, ça ne se fait pas ».
La patronne m’amène alors d’un pas décidé auprès de Yuna, une femme solaire aux faux airs d’Afida Turner, qui tient le dressing installé dans la galerie associative Miettes de Baleine. Cette institution du centre de Douarnenez dégueule de costumes en tous genres, avec ou sans paillettes, à chapeaux ou à perruques, d’étoffes de princesse bariolées comme de tenues militaires strictes. Femmes et hommes s’échangent la cabine d’essayage dans l’espace exiguë et feutré par des milliers d’apparats. Le jeu de travestissement est interminable, chaque tenue opère une magie, chaque costume accule son ordinaire statut social. Une fois fardés, nous ne sommes plus, nous devenons l’Autre. L’existence emprunte une route éphémère qui dirige vers une étonnante schizophrénie. Après plusieurs essais, un collant résille orne mes jambes à merveille. À vrai dire, mes quadriceps et mollets taillés au cours des cinquante derniers jours de marche les subliment.



À lire dans l’Agora :
Je célèbre ainsi le samedi et le dimanche avant de quitter la fièvre douarneniste sous un soleil aussi lumineux que les figures qui lézardent dans les vieilles ruelles attenantes au port de Rosmeur. Loin de moi l’aliénation des Gras, je retrouve les sentes paisibles qui bordent un océan agité. Je coupe par les grandes plages de sable dont l’estran reflète l’azur limpide comme l’air. De l’autre côté de la baie, les murs de Crozon et le cap de la Chèvre brillent sous les rayons dardant. La vie est paisible et les épais nuages qui prédisent un avenir pluvieux n’ébranlent guère la satisfaction procurée par une telle représentation.
Je coupe en diagonale en direction de Morlaix, pour emprunter un massif rondelet. Les sommets des vieilles montagnes hercyniennes, naguère chatouillant les 8 000 mètres d’altitude, appartiennent à une période révolue. L’érosion aura eu raison de l’histoire, longue de plusieurs centaines de millions d’années. Au sommet du Menez Hom (330 mètres), le paysage se dégage. La vue cavalière invite à la contemplation. Brest me salue, comme Douarnenez d’ailleurs. Je cherche Morlaix, dérobé derrière une harmonieuse chaîne de bourrelets qu’on appelle ici les monts d’Arrée.
Au passage du village du Faou, une première averse m’arrose lamentablement. D’autres suivront, trop nombreuses à mon goût. Les clochers des chapelles se transforment, dans la brume poisseuse, en sémaphores guidant le pèlerin. Les chemins gorgés d’eau se chargent d’une poésie champêtre et enivrante. Les épaisses et verdoyantes forêts des terres remplacent les marais coiffés de cheveux dorés comme les blés qui bordent la côte. Le sifflement des oiseaux se substitue au chant de la houle. Dans les lueurs ondoyantes du crépuscule, je plante la tente sur les rives presque noyées de tumultueuses rivières. Au réveil, les limaces bavent le long de ma toile, titubent saoules d’épices et de semoule dans les entrailles de ma popote, déguerpissant naïvement entre les coutures de mon sac.
« Celui qui parle de l’avenir est un coquin, c’est l’actuel qui compte. Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots », écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. Sous les pluies diluviennes, je ne cesse pourtant de penser aux lendemains que j’espère meilleurs. Le présent se borne à une vaine lecture cartographique où je me plais à imaginer quelques raccourcis. Les yeux rivés sur le futur, j’en oublie le présent. Je me contente de suggérer que le gain d’une poignée de kilomètres avant Morlaix signifie une économie de pas sous la pluie. Autrement écrit : moins de temps à subir l’oppression de ce fichu ciel, victime malheureuse de sa propre perdition. Pourtant, des éclaircies changent derechef les plans et finissent à plaidoyer en faveur de Céline. Personne ne maîtrise l’avenir. Penser qu’il pleuvra jusqu’au bout de la nuit se veut, en effet, un discours aux asticots. La seule action qui vaille s’inscrit dans l’instant, marque le présent.



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J’escalade finalement une partie des monts d’Arrée sous un ciel léger, percé par endroits de tâches incandescentes. Au sommet des 385 mètres du Roc’h Ruz, le toit de la Bretagne n’est pas cette morne chape de plomb qui contraste le ciel, c’est une ronde colline coiffée d’une crête rocheuse. Semés sur les landes brûlées par l’hiver, les cailloux sont gris comme un métal lourd. Des arbres demeurent, esseulés comme des hommes égarés au milieu d’un désert. L’horizon dévoile au sud le réservoir de Saint-Michel. Ses eaux placides miroitent un voile grisé par une carence de lumière. Lorsque je remonte le regard, j’aperçois le Menez Mikel que les Français appellent le « mont Saint-Michel-de-Brasparts » (381 mètres). L’été dernier, la canicule y démarrait un incendie ravageant 2 000 hectares de landes. On compte une seule rescapée à la surface de ce crâne désormais chauve : la chapelle de Saint-Michel, brillante comme le cierge qu’on place devant l’autel. Au nord, des plaines s’étalent jusqu’à l’océan. À une cinquantaine de kilomètres, l’agglomération de Morlaix esquisse une forme incongrue. De petits cubes blancs poussent sur la verte plaine comme autant de lichens sur les roches lisses des montagnes.
Je jette mon sac entre deux blocs d’apparence volcanique pour me hisser, le torse gonflé d’orgueil. Je hume le vent, cherchant les odeurs qui définissent ce territoire sauvage. J’arrête enfin de penser aux lendemains et m’essaie à l’appréciation de l’instant présent. L’admiration est une forme de médiation, une force spirituelle qui invite à embrasser son environnement. Comme l’alpiniste venu décrocher tous les sommets, je me nourris des détails du monde pour mieux l’interpréter. Je scande chaque étape de mon ascension, paragraphant l’histoire de ma progression. Puis le vent me rattrape et je frissonne. Il est tant de redescendre, au propre comme au figuré.
J’arrive enfin à Morlaix où je retrouve l’infatigable tintement des mâts qui poussent sur les eaux. « L’océan n’a jamais été aussi proche », pensé-je narquoisement. Elle me rejoint à nouveau, l’espace de 48 minuscules heures. L’amour, néanmoins, défie le temps. L’espace se distend et ces 48 heures paraissent aussi agréables que l’infini. Nous caracolons dans les secrètes venelles de Morlaix. Nous tenons l’équilibre sur le titanesque viaduc de la ville. Nous nous fourvoyons dans une magnifique salle cinématographique du SEW pour le dernier Dupieux. Nous flânons entre les allées animées du marché, le panier rempli de brioche chocolatée, d’œufs frais, de tomme de vache et de poireaux. Nous vagabondons dans les librairies qui ouvrent les portes d’un nouveau voyage. Sur le quai de la gare, nous nous embrassons une dernière fois, un sourire éternel et candide flanqué sur le visage. Un mois me sépare désormais de la fin de cette marche sur les frontières du Ponant, un mois donc avant de la retrouver.



Voyage, voyage :
J’achève ma pause morlaisienne demain pour me remettre en route, en direction des sentiers côtiers et de la Manche. Désormais, cap vers l’est. Après la baie de Lannion, j’attends avec impatience la Côte de granit rose et ses somptueuses curiosités géologiques.
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