Sur les frontières du Ponant 5/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.
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📍 Lorient (56)
📅 29 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 702 996 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Le désert des Tartares (1940) de Dino Buzzati en lecture du moment
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Brèves de comptoir :
Au premier tournant du XVIIIe siècle, la France se veut lumineuse, mais la Basse-Bretagne croule sous le poids de sa paupérisation. Malgré l’âge d’or du commerce maritime breton, les richesses ne ruissellent pas. Les campagnes subissent l’exode rural de plein fouet. Les maladies s’y propagent comme le typhus qui n’enterre pas moins de 25 000 personnes au cours de ce seul siècle. L’économie branlante repose sur une agriculture aux rendements aléatoires. On estime à cette époque 40 % le nombre de travailleurs journaliers. Ces « errants », qui courent d’une ferme à l’autre pour louer leur courage, ne possèdent rien sinon un maigre espoir de survie. Sous les soleils sans labeur, ils sont contraints à la mendicité, songeant alors à de meilleurs lendemains.
Toutefois, ces errants façonnent la culture bretonne de l’époque. En vagabonds, ils colportent les nouvelles d’un hameau à l’autre, usant parfois de leur qualité de chanteur et de conteur. Ils nourrissent à la nuit tombée leurs prochains d’une ancestrale tradition orale. Autour d’un feu, dans les lueurs sombres d’une ferme, sur le parvis d’une auberge, leurs loques ne repoussent pas. On les attend, avec impatience souvent. Ils apportent dans leurs folkloriques chants, histoires ou nouvelles, d’intarissables sources de divertissement.
Parmi eux, les historiens se rappellent un petit homme boiteux, à la chevelure éparse et cachée sous un vieux chapeau. Dans ses yeux perçants, on lit un regard lucide et brodé de vérités, tantôt heureuses, tantôt malheureuses. Ses histoires sont différentes parce que régulièrement divinatoires. Un jour, il prédit que « les landes seront divisées par des clôtures » ; un autre, il assure qu’un « temps viendra où les hommes voleront dans les airs comme des oiseaux » ; encore, « quand l’excès de luxe régnera dans le peuple, de grands malheurs fondront sur le pays ».
On raconte qu’il puise ses dons oratoires exceptionnels dans les voûtes célestes. Pour s’en assurer, on lui demande comment. Il répond simplement qu’il « ne lit pas, mais voit réellement ce qu’il va se passer ». Le roi Stevan, communément appelé « roi des mendiants », arpente ainsi l’arrière-pays vannetais, troquant ses mains de journaliers en chemineau nanti de qualités prophétiques.



À lire dans l’Agora :
Je quitte Vannes l’esprit occupé par l’existence de ce roi des mendiants qui jadis errait autour des landes de Lanvaux, de Grand-Champ ou de Meucon. Je retrouve promptement le froid grisonnant abattu sur les arbres dépouillés, les chemins creux jalonnés des chants mélodieux des oiseaux, ainsi que les bourgs occupés d’églises mornes et de PMU doués de vie. Le golfe est loin désormais. Le souffle de l’océan se mue ici en une brume poisseuse qu’aucune vue cavalière ne pourrait percer.
Dans ma quête, je trouve un nouveau bâton qui permet de reposer mes articulations. Cette frêle tige de bambou devient la touche exotique du voyage. Au milieu des insondables forêts domaniales qui ceignent les clochers de l’arrière-pays, je suis un original. Dans l’une de ses prophéties, Stevan avait prédit l’engouement pour la plantation irréfléchie de pinèdes, avait-il seulement pensé au bambou ?
Soudainement, le soleil se lève avec vigueur sur les cimes. Les brumes infernales disparaissent au profit de lueurs contrastées. Les odeurs sont fraîches. Les bois frappés par l’hiver respirent une humidité suave. La mousse accrochée aux troncs luit comme les reflets cristallins d’une gemme rare. Les grands chênes s’embaument de couleurs tièdes et somptueuses. Des ruisseaux timides coulent avec fougue, rejoignent d’autres plus véhéments dont le courant claque au contact des branches et des roches qui les obstruent. Je croise le vestige de vieilles chapelles ou la silhouette robuste d’allées couvertes, ces dolmens à vocation parfois funéraire. J’y démarre des feux et songe à ces hommes du néolithique qui s’affairaient, saura-t-on un jour, à des activités analogues. Je m’arrête ainsi à plusieurs reprises pour me nourrir de ce spectacle singulier. La nature, dans toute sa quintessence, est un don de la Providence.


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Les jours filent. Je rattrape les berges presque inondées du Blavet et m’approche doucement de Lorient. Météo France lance une alerte orange : un mois de précipitations est attendu dans les prochaines 24 heures.
La montre indique 17 heures passées et, le long du fleuve, je traverse le hameau du Resto. Un promeneur m’y conseillait la ferme « qui doit bien disposer d’un hangar pour protéger de la pluie ». Je m’y rends et tape à la fenêtre. Une vieille dame au dos arqué me remarque. Son visage, sillonné de rides, se liquéfie. Le roi des mendiants que j’incarne à ses yeux vient voler ses poules. Je lui expose mon projet, insistant sur les prévisions torrentielles qui rendent la situation exceptionnellement compliquée. Tout autour, les granges ne manquent pas et malgré l’abondance de matériel agricole, je repère ici et là le mètre carré nécessaire pour déplier ma tente. « Non, on n’a pas du tout de place ici », ferme-t-elle la conversation.
Dans la pénombre, coincé sous le poids de mon sac à dos, soutenu par ma tige de bambou, épuisé des 30 kilomètres avalés dans la journée, j’inspire une confiance limitée. Je marche dans l’ombre du roi. À la différence qu’en 2024, le roi est stigmatisé, mis au ban. Il n’embellit plus les soirées, il apporte les mauvaises nouvelles. L’accueillir dans le foin de sa grange présage de grands maléfices. Intérieurement, je peste. « Tu fais chier mamie, va bouffer les ramassis de conneries que te raconte la télé plutôt que d’écouter mes tribulations à travers le monde ». Et je m’en remets à la forêt.
La nuit vient d’avaler le monde. Le ciel ne s’est toujours pas décidé à crever. J’erre sans destination précise dans les campagnes lorientaises. Au passage d’une aire de gens du voyage, j’observe derrière les immenses baies vitrées d’un mobile-home une famille réunie devant un repas chaud. Au moins trois générations sont représentées. Sur le mur, un immense écran plat éclaire la pièce de spectres vifs. Au milieu de la tablée, un homme entre deux âges et aux épaules bien charpentées se tient debout, plein d’orgueil. Il palabre et les autres boivent ses paroles, oubliant le programme télévisé. J’assiste à une représentation de la Cène, façon gitane.
Poursuivi par le ciel menaçant, je n’ose pas toquer à leur porte pour espérer refuge. Pourtant, le voyage ne relève pas du loisir chez eux. Il coule dans leurs veines. Ils en bâtissent une raison d’être, une raison de vivre. Au fond, je suis convaincu qu’ils comprennent la détresse du voyageur. Ils m’accueilleraient en toute grâce, que je puisse aussi me nourrir du corps et du sang de l’orateur qui s’adresse à ses apôtres. Mais à la triste image de la mamie du Resto, je me fourvoie dans la cécité de l’ignorance. Je juge sans connaître, craintif des préjugés sans fondement ni valeur dont on m’a gavé à l’égard de leur communauté. Je me sens gagné par une vilaine vulnérabilité. Pire qu’un voleur de poules, je suis un lâche.
Il est une heure du matin maintenant. Depuis ma tente plantée sur la grève d’un chemin, j’écoute la pluie tomber. Pour jauger l’alerte Météo France, je passe ma tête dehors. J’ai froid et je comprends pourquoi. Ma tente est un esquif naviguant sur un pédiluve de deux à trois centimètres. Les sols déjà saturés ne supportent plus les précipitations et peinent à digérer les colères du ciel. Je pense aux abris que j’aurais pu trouver plus tôt. Mes chaussures frôlent la noyade et mon sac à dos est imbibé. Je pense à la mamie et aux gens du voyage. Je pense à Bruce Chatwin et son « Qu’est-ce que je fais ici ? » Puis le roi, dans un ultime soupir, finit par arborer un large sourire, lumineux comme une décoration de fêtes habillant une façade terne.




À lire dans l’Agora :
Les pluies sont passées et l’azur rutile à nouveau. Arrivé à Lorient, je saute immédiatement dans un bateau pour l’île de Groix. Trois jours de promenade sur l’une des merveilles du Ponant. Je suis aujourd’hui de retour sur le continent où elle me rejoint pour une danse de 48 heures. Après tout, quelle autre passion que l’amour fait danser les cœurs ? Puis, dès les premières lueurs de lundi, je reprends la marche par les sentiers côtiers en direction de Concarneau.
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