Sur les frontières du Ponant 7/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.
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📍 Baie d’Audierne (29)
📅 45 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 1 098 972 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Le parfum (1985) de Patrick Süskind en lecture du moment
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Brèves de comptoir :
Il y a des moments où la côte bretonne troque ses bétonnières pour la pierre de taille. J’arrive à Concarneau par le minuscule bac qui traverse l’estuaire du Moros. La vieille cité que l’on appelle ici Ville Close déploie un cadre admirable. Les épaisses murailles qui se dressent autour de l’îlot, signature de l’ingénieux Vauban, donnent le ton.
Son granit est froid et sévère, toutefois agréable. Ses constructions alimentent l’ombre d’une forteresse aux souvenirs immémoriaux. Ses allées pavées dessinent des courbes torturées et mystérieuses. Des commerces éclectiques pullulent, souvent fermés pour congés. Les rares ouverts sont éclairés d’une lueur vacillante, invitant timidement le badaud à entrer. Au pied d’un escalier humide, une porte perce les fortifications et ouvre sur les eaux placides du Moros. Jadis, l’escalier était réservé aux condamnés. Telle la Porte sans Retour de l’île de Gorée, les victimes de la peine capitale y abandonnaient une dernière larme d’espoir, ici salement essuyée par l’horrible destin du gibet. Les faisceaux tombés du ciel, mêlés aux relents iodés de l’embrun, sont les seuls sourires qui égaient ce décor pittoresque.
Avant de quitter la Ville Close, je croise un clodo installé contre un mur. Il emploie ses doigts calleux au tressage de scoubidous qu’il s’apprête à vendre. « Tu marches depuis longtemps comme ça ? » me lance-t-il d’une voix enjouée. Son regard est usé par les rides, une barbe rousse aux éclats d’or fourmille sur son visage, et une capuche dérobe son crâne dégarni. Aux portes de la vieille cité, il s’extirpe du susnommé décor pittoresque. D’objet, il se mue en sujet. Sa position assise ne lui retire pas son aura. Son expression figure le dernier des seuls sourires de la Ville Close.
Je cesse mon élan pour bavarder, expliquer mon projet. « T’as pas froid ? » s’inquiète-t-il. Parmi les visages éphémères qui flottent dans les rues, il est l’unique intéressé. Il fournit l’accueil que les gardiens de la ville oublient d’offrir. Sa chaleur demeure gravée comme une inscription dans le marbre, autrement dit une pointe d’humanité marquée à jamais sur la pierre lisse de l’île.



À lire dans l’Agora :
Le lendemain, je quitte le littoral par une ancienne voie ferrée, désormais transformée en voie verte. Roscoff se situe à 174 kilomètres d’après les panneaux, mais je m’arrête plus tôt. Je pars explorer la vilaine figure des zones artisanales qui ceinturent Concarneau. La semaine précédente, on me recommandait la visite de la brasserie Tri Martolod – « Trois Matelots » en langue d’oïl. Coincé entre un Buffalo Grill et un Décathlon, sous une pluie de mouettes jabotantes, le bâtiment fulmine de brasseurs passionnés et de brassins distingués.
J’y rencontre Antoine, salarié associé de la brasserie montée en SCOP – une SCOP est une Société Coopérative et Participative dont les salariés constituent la majorité des associés. Antoine est un matelot qui arbore une barbe fournie d’un poil dru. Une longue moustache lui tombe sur la lèvre supérieure, dans un mouvement souple comme les vaguelettes qui caressent l’océan non loin d’ici. Ses avants bras vigoureux sont parsemés de tatouages, masqués aux poignets par des bracelets dont certains sont sertis de petites ancres marines dorées.
Nous entamons la conversation dans le magasin qui expose la diversité des bières brassées dans les hangars dressés à l’arrière. Bercé d’un tube de Nirvana joué par le juke-box, Antoine m’explique la création de la brasserie en 1999 à Bénodet (20 kilomètres de Concarneau à l’ouest), pour un emménagement dans les présents locaux en 2008. La SCOP emploie aujourd’hui une quinzaine de salariés, « tous associés », insiste-t-il. La société compte parmi ses effectifs des brasseurs, mais aussi des torréfacteurs, des livreurs et des techniciens. « Nous n’employons aucun intermédiaire, confie Antoine. Après le brassage, nous nous chargeons de la distribution. Nous travaillons en direct avec des cavistes, des bistrots et aussi des associations. Il nous arrive de livrer la kermesse de l’école comme de grands festivals. En revanche, tu ne trouveras jamais nos bières en grande surface ».
Le choix d’une SCOP souligne déjà la volonté d’un système alternatif qui ne se plie pas aux conventions classiques d’une société à capital. Moins hiérarchisée, plus humaniste, elle réserve à ses employés le droit d’exister et de se reconnaître au sein d’une structure où tous se partagent avec équité les rôles de salarié, d’investisseur ou encore d’actionnaire. Mais Tri Martolod, au travers du houblon, accule le système et transcende ses valeurs militantes. À grandir en dehors des circuits conventionnels, à défier la concurrence acerbe d’un secteur organisé par une poignée d’ogres gargantuesques, Tri Martolod montre que le développement d’une entreprise est possible autrement que par le prisme de l’ultra profit des grandes organisations. Malgré « l’étau qui se resserre » des Bretons comme Antoine et sa brasserie conservent leur caractère irréductible.


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Dans les hangars de la brasserie, aux murs repeints par des artistes du graffiti, Antoine me promène d’une cuve inox à l’autre, développant une logorrhée débordante à l’égard de son métier. Le brasseur, qui naguère travaillait comme tailleur de pierre, s’est initié au brassage en autodidacte. La concoction de bière est le fruit d’une fervente chimie évocatrice d’une récente escapade dans les chais du Muscadet.
À Concarneau, il n’est toutefois point question de raisin. On concasse du malt que l’on remue avec de l’eau pour créer du maische. Ce maische est ensuite filtré, chauffé, agrémenté de houblon, refroidi, saupoudré de levures, fermenté, stocké puis finalement embouteillé. La durée du processus varie selon les créations, mais tient généralement entre trois et quatre semaines.
Antoine ajoute que la brasserie raisonne sa production dans le très louable dessein de freiner l’impact sur l’environnement et ses personnes. Les matières, dès que possible, proviennent de Bretagne. Des cuves réfrigérées ont été remplacées pour amoindrir les besoins en électricité. Une chaîne d’embouteillage a été financée pour limiter les lourds et harassants portages sempiternels. Enfin, une réflexion a été initiée pour consigner et réemployer les bouteilles de la brasserie.
Nous concluons la visite par une dégustation de café, torréfié sur place par une machine d’origine turque. Comme de vieux amis, nous faisons le point sur les connaissances que nous tenons en commun, arrivant à l’évident constat que le monde est drôlement petit. Puis je jette à nouveau mon sac sur le dos, informant les curieux brasseurs que la bête ne pèse guère plus qu’une quinzaine de kilogrammes. Dehors, le ciel chargé de nuages est une toile d’argent.



Voyage, voyage :
Depuis mardi, je ne suis plus seul à cheminer. L’ombre solitaire s’est retirée avec les marées. À Fouesnant, je suis rejoint par Franck. Il est un voyageur de l’imaginaire qui aborde la trentaine. Ses yeux clairs lui donnent un regard malicieux, compatissant. Sa chevelure, mouchetée de reflets bruns, est rasée sur les côtés de son crâne, mais attachée en un chignon sur son sommet. Surtout, Franck porte un appareil photo en bandoulière. Il photographie à l’argentique. Presser l’appareil et entendre son délicieux cliquetis guide sa philosophie de vie. Au travers de l’obturateur, il se nourrit de détails innombrables, immémoriaux. La fixation d’un instant sur sa pellicule lui permet une nouvelle interprétation du monde : la sienne.
C’est dans un café du centre bourg, sur une table où les volutes de nos boissons embuent nos lunettes, que nous déplions la carte pour établir notre cap. Pont-l’Abbé, pointe de Penmarc’h et baie d’Audierne. Pourquoi pas la pointe du Raz, rêvassons-nous encore à ce moment. Certains clament qu’elle est la dernière étape avant l’Amérique après tout.
Franck apporte avec lui un puissant soleil. Mardi, l’azur scintille et chasse l’embrun au-delà de l’horizon. Les paysages se subliment eux-mêmes. Les blocs de granit qui reposent au chevet de l’Atlantique sont des lectures incongrues. Rares sont les esprits féconds à en tirer quelque interprétation. Nous nous y essayons, en vain. Gauguin et ses copains formaient une bande de sacrés malins. Tout au long de la semaine, nous poursuivons sur des paysages similaires. La météo évolue toutefois, mais nous ne suivons point les conseils entendus dans les cafés qui nous invitent à la halte : « Tant que l’horizon n’est pas net, reste à la buvette ».
La carte dévoile des voies intérieures, ribines tirées au cœur des terres. Nous remontons l’Odet pour nous rendre à Pont-l’Abbé. L’océan disparaît au profit de forêts dévastées par Ciaran. Nous découpons les paysages bocagers pour gagner la pointe de Penmarc’h. De sombres clochers percent le ciel grisé. Quand le paysage nous semble admirable, nous jetons nos duvets. Des soirs, il s’agit d’un observatoire à oiseaux, et d’autres, de fortifications datées de la Seconde Guerre mondiale. Parfois, Franck démarre un feu pour sécher ses chaussettes tandis que nous nous enivrons des musiques d’Alan Stivell ou des Ramoneurs de Menhirs pour trouver sommeil. D’autres soirs encore, les billigs tournent à plein régime. On se remplit le ventre de crêpes sarrasin pour le salé, puis de crêpes froment pour le sucré. Le cidre coule dans les bolées et les rires illuminent les visages. D’une soirée à l’autre, nous profitons de chaque occasion pour marquer le souvenir, nourrir cette histoire itinérante qui se promène sur les frontières du Ponant.



Aujourd’hui au cœur de la baie d’Audierne, Franck et moi devrions poursuivre ensemble jusqu’à mardi, où nos regards porteront au-delà de la mythique pointe du Raz. Je poursuivrai ensuite ma route seul, en direction de Douarnenez puis de la presqu’île de Crozon.
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