Sur les frontières du Ponant 12/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.
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📍 Île du Perron (35)
📅 82 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 1 999 414 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Connemara (2022) de Nicolas Mathieu en lecture du moment
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Brèves de comptoir :
Maltraitée par les giboulées redondantes, Saint-Brieuc goûte une saveur insipide. Je m’égare dans sa vieille ville, victime d’un régime tout voiture qui aspire les commerces vers une banlieue transformée en immense zone d’activités. Les maisons à pan de bois, la pierre de taille, le visage gothique de la cathédrale, je peine à trouver dans cette liste charmante un atout, une particule qui donne le ton de la différence.
Au pied de l’espace commercial des Champs, qui rassemble une partie du pôle économique du centre de la ville, des jeunes traficotent tandis que les éternels clodos terminent des canettes de bière bon marché. Personne ne se regarde, tous plongés dans l’indifférence de sa propre existence.
Plus loin, dans une architecture que les années 70 jugeaient moderne, des magasins montrent pâle figure. Des locaux poussiéreux arborent des pancartes branlantes « À vendre » ou « À louer », soulignées d’un numéro de téléphone que personne n’appelle jamais.
Heureusement, la bibliothèque face aux Champs est ouverte. Des volumes entiers datés des confiscations de la Révolution occupent les rayons. Ils sont le silence dans ce bruit strident, la lumière dans cet obscur décor. Un havre de paix, une bulle d’oxygène, un endroit où souffler dans ce marasme urbain.

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Je m’arrête plus tard au marché sis place de la Résistance. J’achète un poireau et un radis puis le maraîcher enchaîne : « On sature de la pluie. Les champs sont sous l’eau ». Les précipitations cristallisent les conversations. La disparition du soleil provoque des carences en vitamines chez certains, des aigreurs chez d’autres. Les saisons dérapent et les agriculteurs blêmissent. Je ne sais guère quoi répondre. Mon stoïcisme emporte la conversation. Que faire sinon accepter le triste sort de cette réalité ?
Le lendemain, j’ai le sentiment que les conversations du marché alimentent, justement, une autre réalité. Le ciel est lavé, la pluie n’est que poussière. Je quitte la ville cependant que le soleil, luisant dans un azur immaculé, darde de précieuses caresses.
Un dénommé Corentin m’interpelle sur les quais du port du Légué pour me souhaiter « Buen camino ». Il a le regard clair, dérangé par une candeur incertaine. Il porte un survêtement de sport de marque anglaise ainsi qu’une longue cicatrice qui descend de l’oreille droite jusqu’à la nuque. Nous échangeons quelques banalités à l’égard des sentiers de Compostelle, qu’il a pratiqués par le passé, mais qu’il juge déjà trop loin. Puis de conclure : « Avec ton tour de Bretagne, tu n’es jamais à plus de trois heures de chez toi, pourtant tu t’offres un voyage de malade ».
Je suis troublé par la clarté de cette remarque. Le pèlerin voit juste en affirmant que les voyages commencent sous le chambranle de nos portes. Nous courrons aveuglément vers des contrées exotiques. Pourtant, ramener des clichés d’une île équatoriale n’est pas toujours plus marquant que l’exploration d’une forêt voisine. Socrate dit : « Connais-toi toi-même ». Peut-être suffirait-il d’apprendre à connaître son environnement, à appréhender sa condition, à regarder ses proches, avant d’aller chercher au plus loin ce que l’on ne trouvera jamais.



À lire dans l’Agora :
Cette même journée, la Providence m’apporte son lot de rencontres. Le soleil me laboure le crâne lorsque je me réveille d’une sieste improvisée. Je suis suant, ravi de ce bain de lumières chaudes. Le long de la baie de Saint-Brieuc, les jardins en fleurs égrènent moult sourires. Je me penche sur un terrain tapissé de Véronique des champs, aux pétales bleus comme le ciel.
Au moment de me relever, le chemin dessine une silhouette familière. Le dos, sujet au portage éternel d’un sac chargé d’histoire, se courbe sous le poids de l’effort. Le pas écrase la poussière et avance en cadence. Maxime, puisqu’il s’appelle ainsi, n’est pas très grand. De sa casquette kaki, des cheveux noirs et bouclés chutent dans un geste soyeux. L’expression de son visage fermé par de larges verres solaires laisse deviner un sourire malicieux, décoré par une barbe que les mois filants ont rendu hirsute. Dans sa main, il tient un paquet de bonbons qu’il ne quittera jamais, « parce que j’ai trop peur de la fringale », confie-t-il.
En réponse à notre solitude, nous empruntons un caractère loquace. Peu de mots pourtant suffisent à comprendre que nous avons commencé nos aventures à la même période, et presque aux mêmes endroits. Ainsi, nous nous plaignons en chœur des méandres du ciel. Nous poursuivons avec l’évocation des joies de nos passages sur les côtes bétonnées du Morbihan, notre ébahissement au bout de la pointe du Raz ou le long de la Côte de granit rose. Surtout, nous constatons que nous nous sommes fixé le même objectif. Maxime prévoit la fin de son itinérance au mont Saint-Michel, que je suggère pour ma part d’atteindre le 20 mars.
Nous partageons notre premier bivouac aux abords de la chapelle Saint-Maurice de la baie de Saint-Brieuc, qui surveille avec orgueil l’océan frangé de rudes hauteurs. La voûte céleste dévoile pléthore de constellations. Jupiter brûle comme l’iris d’un homme gagné par l’amour. D’autres bivouacs suivront, sur les bordures des falaises, dans des cabanes ou carrières à l’abandon, au cœur de ruines âgées du 13eme siècle. Comme si la Providence continuait de nous accompagner, nous enchaînons ensemble les nuits à souvenirs.



Voyage, voyage :
Au cours du 9 mars, nous négocions le dernier grand virage de cette promenade sur les frontières du Ponant. Rares sont les lieux saisissant les cœurs. Rares sont les endroits qui respirent un sentiment d’éternité. Au cours d’une aventure, on les compte sur les doigts d’une main. Ils marquent indéfiniment le carnet des souvenirs. L’encre devient indélébile et écrit une formidable histoire.
Combien de mots serait-il nécessaire d’employer à la description du sauvage qui nappe le cap Fréhel ? Les couleurs n’entretiennent rien de domestique, tout comme les vents farouches qui balafrent les immenses murailles de pierres. Des goélands virevoltent au grand air, par-dessus les landes touffues, perlées de jaune et de mauve. Au bord de certains balcons, il m’arrive de me courber, de jouer avec la gravité. Les 40 mètres qui séparent du vide sont jaugés par l’embrun. Une écume, blanche comme la mousse d’un vin, pétille au contact des falaises. Les gros rochers submergés par la marée sont semblables aux dos bossus des baleines.
Sur les vagues émeraudes, un cormoran huppé s’installe, faisant des lames de l’Atlantique les accoudoirs confortables d’un canapé. Soudainement, il plonge dans l’obscurité. Son plumage de jais tout entier disparaît. Il est parti pêcher. Plus tard dans l’après-midi, un marsouin effectuera le chemin inverse, jaillissant des profondeurs de l’océan pour se saouler de lumière.
Le cap Fréhel figure le dernier virage avant le 20 mars. Au chevet du phare qui se dresse au bout du cap, nous plantons nos tentes sur une lande moelleuse comme le velours d’un vieux pantalon. Dans la nuit, la lanterne guide les marins jusqu’à 100 kilomètres et le vent, grincheux par moments, postillonne une pluie qui rappelle que le trajet n’est toujours pas terminé.



Maxime a coupé court ce matin en direction de Saint-Malo. Je poursuis derechef les sentiers solitaires. Ce soir, bivouac sur une île avec panorama sur le cap Fréhel. Demain, passage dans la cité Corsaire. Dans moins d’une semaine, je suggère, le pittoresque mont Saint-Michel.
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