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Vive le froid



Sur les frontières du Ponant 4/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.

📍 Grand-Champ (56)
📅 23 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 529 971 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Le désert des Tartares (1940) de Dino Buzzati en lecture du moment
📮 L’extrait du journal dans son état original
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Le roi soleil prononce des discours qui amadouent. Depuis le Tour-du-Parc, rares sont les journées dépouillées de ses paroles enjouées. Ma cheville se porte mieux et j’apprivoise doucement mon nouvel antre.

En itinérance, une tente est un logement. Chaque recoin trouve son utilité sur son maigre plancher. Investir son espace requiert ainsi de légers ajustements. « Mes lunettes sont-elles mieux rangées dans cette poche ou dans cette autre » ? Terrible situation.

Mais les promesses du roi ne suffisent pas. Le nord souffle des lames de glace. « Winter is coming », prévient-on dans de lointaines contrées. Les nuits voisines des zéros degrés cisaillent ma toile de coups secs et sévères. Dans le duvet, seul mon nez dépasse, ce petit tuba permettant la respiration de l’air glacé.

En journée, le vent fait l’effet d’un congélateur. Le littoral Atlantique de la presqu’île de Rhuys, entre l’île Tascon et le marais de Lasné, reçoit une brise considérable. Elle balaie les quelques tables de pique-nique misérables qui coiffent une parcelle chauve. Je multiplie les couches – pull, doudoune, coupe-vent, écharpe et bonnet – et allume mon brûleur. Le gaz, proche de l’état solide, peine à s’extirper de sa bouteille.

Je fourre des rillettes de porc dans un restant de baguette, ainsi que du Comté et des cacahuètes. Les célèbres « salades tomates oignons » n’ont qu’à bien se tenir. J’engloutis comme un puits sans fond mon thé bouillant. La langue râpe, mais qu’importe tant que mon gosier brûle comme une machine à vapeur. En un quart d’heure, le déjeuner est plié. Je retourne affronter les charmes polaires du littoral.

À lire dans l’Agora :

Les paysages bleuissent comme le reflet vivace d’un métal poli. De la petite mer (« mor bihan » en breton), affleurent de chétives proéminences océaniques comme Boëd ou Boëdic. Isolés sont les promeneurs venus affronter les éléments sur les sentes bordées d’ajoncs. Transis par le froid, ils ne sont guère plus nombreux que les îles du golfe émoussées par l’air glacial. Veni, vidi, froidi.

Dans les résidences rescapées de l’engouement pour les maisons de vacances, on s’installe dans de moelleux canapés couverts de plaids. Le poêle est allumé et la télévision diffuse ses meilleurs programmes. Dans la cuisine, on cuit des poêlées de légumes savoureux, assaisonnés comme le chant des cigales au creux de l’été.

Mais Dieu, que je n’envie pas ce confort. Je n’ai de cesse de rétorquer aux badauds qui m’interpellent que cette balade hivernale n’est pas le fruit de quelque « courage ». Affronter le littoral au cours des mois les plus frais de l’année est un choix mûrement réfléchi. Me réveiller le dos gelé et les os glacés relève d’un plaisir insoluble. C’est le goût d’une liberté ineffable. C’est une recherche de bonheur perpétuelle, loin des carcans qui lient la condition humaine à sa société patibulaire.

Osez encore me sommer de courage, je vous inviterai à répondre pour ces hommes et femmes qui s’acharnent à la tâche, dans l’espoir qu’un jour leur effort soit reconnu à juste valeur. Ils sont ouvriers, infirmiers, professeurs, artisans, agriculteurs, caissiers, serveurs, et autres professions oubliées, tous bloqués dans ces cubes de verre dont l’unique survie tient sur le fil de la vilaine expression « gagner sa vie ». Eux-mêmes constituent la vraie frange courageuse de notre société, eux seuls méritent applaudissements et encouragements.

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Mon tour de la presqu’île de Rhuys m’emmène à Noyalo où je dégote la Grange du Boulanger, coquette boutique où l’odeur du pain frais régale comme les fragrances fleuries des premières frondaisons. Rares sont les commerces encore occupés par d’irréductibles passionnés.

Marcel symbolise le boulanger jovial, serti d’un sourire candide. Il est l’enfant qui jamais n’a grandi, toujours nanti d’émerveillements. À l’écouter, le monde extérieur n’est qu’une vaste chimère, puisque rien ne vaut le plaisir du pain et de ses farines. « Une vocation familiale », me glisse plus tard Charline, la vendeuse, en jetant un coup d’œil au fils de Marcel, lui aussi occupé au fournil.

Je balaie du regard les pains aux formes et couleurs variées. Sur les étals en bois, il y a des ronds et des carrés, des bruns et des clairs. Des pains au raisin s’égarent entre de belles boules aux graines. Des brioches gourmandes trouvent une place auprès de baguettes traditionnelles. L’ambiance est gourmande.

Harnaché de mon sac à dos, je surprends à arpenter le golfe sous ces températures soviétiques. « Tu veux un café » ? J’en profite pour suivre Marcel dans son fournil, une petite pièce jonchée de machines boulangères croulantes sous un spectre délicieux de farines. L’odeur est grandiose, faite des vapeurs de la dernière fournée.

« Il est là le four, me dit Marcel en pointant la gueule béante d’un monstre de briques. C’est une pièce complète, entièrement encastrée. Trente tonnes au total. On y cuit le pain au feu de bois, en chaleur tournante. À la différence des fours électriques, le pain cuit avec plus de constance et la croûte devient suffisamment imperméable pour conserver la fraîcheur de la mie plus longtemps ». Lorsque je m’approche du four, une caresse chaleureuse m’effleure le visage. « On pousse le four à 300 degrés en début de cuisson, et on stabilise à 220 jusqu’à la fin, explique le boulanger. La dernière cuisson, c’était hier. Ce sont les briques qui accumulent la chaleur ».

Tous les boulangers français ne sont pas morts, effondrés sous l’impitoyable labeur requis par une telle tâche. La passion subsiste, comme le tison endormi au fond du four, prêt à réveiller la flamme qui lancera la prochaine cuisson.

Marcel cultive sa passion au travers de produits élaborés au moyen de matières biologiques et locales. Si le pain est pétri par la machine, il reste façonné à la main. Son levain est entièrement naturel. L’huile de coude est peut-être l’un des ingrédients secrets de l’artisan. Et l’audace en est un autre, lui permettant de survivre face à la déferlante industrielle qui s’abat sur son métier.

Voyage, voyage :

La presqu’île de Rhuys est désormais derrière moi, tout comme Vannes et son diocèse, qui m’accueillirent pour deux nuits, que je quittai ce matin.

Pour les prochains jours, je m’octroie une incartade au sentier des douaniers. Les landes de Lanvaux et les rives paisibles du Blavet seront mes guides jusqu’au port de Lorient. Adieu paysages maritimes bordés d’ajoncs dorés, bonjour terres mystérieuses aux légendes insondables. 

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