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Joyeuses rencontres



Sur les frontières du Ponant 11/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.

📍 Saint-Quay-Portrieux (22)
📅 74 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 1 742 075 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Connemara (2022) de Nicolas Mathieu en lecture du moment
📮 L’extrait du journal dans son état original
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L’émerveillement provoqué par la Côte de granit rose n’empêche pas la crainte. La tempête souffle de redondantes angoisses. Pluies de grêle, tonnerres assourdissants, redoutables giboulées, maigres éclaircies, je marche le regard obsédé par l’horizon, symbolisant l’espoir d’un temps plus clément. Chaque pas en avant rapproche du 20 mars, achèvement de cette péripétie sur les frontières du Ponant, et accessoirement premier jour du printemps.

Sur le rivage, le granit s’éparpille dans un chaos que l’on croit similaire à un cimetière géant pour colosses de pierre. Les cailloux aux formes sauvages continuent de titiller l’imaginaire. Ils forment d’innombrables galets échoués sur la grève. Plus haut, de nombreux tors sculptés par l’érosion s’élèvent en direction du ciel. Toujours, leurs superpositions torturent l’esprit et bafouent les codes. Chacun y va de sa propre représentation, fruit d’une élucubration parfois lénifiante. Derrière un empilement, la toponymie transforme le granit en un chapeau de Napoléon. D’autres roches aux formes incongrues empruntent des noms comme la palette du peintre, la pince du crabe ou la bouteille renversée.

Au bout de la pointe de Castel Meur, je découvre le Gouffre. Ce coup de hache donné dans la roche constitue une faille dans laquelle se laisse piéger la houle. Sous les ciels tempétueux, l’océan y rugit de colère, abandonnant toute sa rage sur les franges abruptes qui ceignent le lieu.

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Dans un renfoncement, je dégote un banc de pierre taillé à même la roche. Une famille y pique-nique, bien heureuse avec ses dodus sandwichs et son café chaud. Les parents rendent visite à leur fille installée non loin d’ici. Ils connaissent l’aventure et évoquent avec joie d’anciennes pérégrinations à bicyclette en Norvège. Je me plais à les écouter. Je suis ravi que l’on me chante des ballades différentes de la Bretagne.

Lorsque la famille prend congé, je me retrouve seul, coincé entre l’océan et un amoncellement de roches aux formes graves et éclectiques. La marée remonte timidement et le Gouffre, graduellement, se remplit. J’escalade le granit pour dérouler une vue cavalière. Au contact de mes doigts crispés qui s’accrochent sur la pierre, j’ai l’impression de caresser un visage grêlé, rugueux, perclus d’aspérités. Au sommet, je m’ancre solidement face au vent et m’enivre du paysage. Une éclaircie perce le ciel. Des rayons dardent une chaleur envoûtante. Les roches alentour se revêtent d’un voile scintillant. Je me dresse comme un marin sur la proue de son navire. J’observe le récif, l’océan, le ciel. Des fous de Bassan plongent à pic dans les eaux émeraude pour pêcher leur déjeuner. Au loin, une forêt d’arcs-en-ciel strie les nuages couleurs d’ardoise.

Je trouve finalement ici le plaisir d’une marche pluvieuse : me nourrir d’un instant ensoleillé pour me hisser sur les roches et scander l’horizon. Si l’aventure raconte une majorité de vicissitudes, elle existe réellement pour cette minorité de vertus, genre de bonheur aussi grandiose qu’il est ineffable.

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Sur les chemins, je croise d’autres itinérants en promenade. L’échine courbée sous le poids du sac à dos, le reste du corps maintenu par un ou deux bâtons, le plaisir de rencontrer d’autres voyageurs du genre est toujours grand. Dans un café de la place du Martray, sise au chevet de la cathédrale Saint-Tugdual de Tréguier, Laurent m’invite à partager une conversation. Il approche la cinquantaine. Ses deux oreilles sont percées et une barbe épaisse de deux mois recouvre sa petite bouche lippue. Ses yeux globuleux reflètent un bleu terne et fatigué. Le teint hâlé et les larges cernes qui habillent son expression témoignent sans équivoque de sa condition de voyageur. Malgré ses doigts effilés et propres comme ceux d’un pianiste, Laurent est cuisinier de métier. Ancien habitant de la cité phocéenne, il est désormais tenancier d’une table d’hôtes en Dordogne.

Pour passer l’hiver, ou plutôt pour rompre avec son quotidien, il a esquissé un pèlerinage du pas de sa porte en Dordogne au chevet du mont Saint-Michel. « Il y a un moment, tu sais qu’il faut partir, souffler un peu, sinon tu vas tout faire péter », chuchote-t-il promptement. Pour autant, Laurent se décrit en néophyte du voyage. Il abandonne les pays étrangers aux catalogues des agences de voyages et confie avoir grimpé dans un avion qu’une seule fois : « Une journaliste Américaine avait organisé tout un séjour à New-York pour que l’on cuisine de la bouillabaisse. On est monté dans l’avion le 11 septembre. On est resté cloué des heures entières sans comprendre pourquoi. Depuis, je n’ai jamais remis les pieds dans un aéroport ».

Dehors, l’aquilon souffle des rafales proches des 100 kilomètres heure. Les rues de Tréguier, cité de caractère aux maisons à pan de bois érigées autour de sa majestueuse cathédrale gothique, respirent le vide. Laurent et moi demeurons au café près de deux heures, à nous livrer quelques recommandations à l’égard de nos repas de bivouac, à rêver de nos prochaines et exotiques destinations, à craindre l’inévitable retour à la maison, ou alors à jauger le rapport qu’entretiennent les hôtes de Laurent à l’alimentation. « Les viandards arrivent en Dordogne pour manger du canard, soupire le cuisinier. C’est indissociable de la région, c’est comme venir en Bretagne pour des crêpes. Sauf que le canard, en Dordogne, il vient parfois de Roumanie. Je trouve insensé de servir un canard transporté depuis l’autre bout de l’Europe. La grippe aviaire, la crise agricole, j’y peux rien moi si on trouve moins de canard en Dordogne maintenant ».

Laurent évoque sa cuisine, cet outil de travail qu’il a voulu ouvert sur le salon où il sert ses repas. Cette configuration lui permet d’éduquer ses hôtes à la bonne cuisine. Il poursuit : « Je les emmène derrière les fourneaux pour leur expliquer comment je conçois une alimentation raisonnée, avec des produits locaux. Si je trouve un canard chez un fermier, c’est avec plaisir qu’on le cuisine. Les fameux circuits courts quoi. Sinon je propose des menus avec ce que je trouve sur place, au marché ou chez les producteurs ».

Il conclut son propos en pointant l’immobilisme qui nous frappe, cette vérité que nous ne souhaitons pas regarder, cette hypocrisie qui nous gangrène, parce que notre confort compte bien plus d’importance que celui des autres. « Sur le papier, les gens me disent « oui c’est bien les circuits courts, il faut aider les paysans ». Mais en vrai, ils s’en tapent de la provenance. Ils s’en foutent des galères des agriculteurs. Deux suicides quotidiens dans les fermes, ils préfèrent ne pas y croire, c’est bien trop inconfortable comme chiffre. S’ils n’ont pas leur canard, ils font la gueule comme un gosse qui n’a pas reçu les cadeaux qu’il avait indiqués sur sa liste au père Noël. C’est une catastrophe ».

Dans la tempête qui souffle sur la place du Martray, les tasses sont vides. Laurent ne figure plus qu’une ombre solitaire, en route pour la belle Paimpol. Je hèle le patron pour un dernier café, avant de moi aussi partir affronter les affreux hurlements du vent.

Voyage, voyage :

Je termine une belle partie de la semaine chez Alix. Lorsque le ciel s’enrage, rares sont les lieux plus chaleureux que le cœur des vieux amis. Pour mieux découvrir le Trégor, je pose mon bâton et grimpe dans le bolide d’Alix. Nous abattons en un quart d’heure de route ce que requièrent d’ordinaire deux jours de marche. Drôle de constat.

Nous remplissons nos panses dans un restaurant routier aux murs défraîchis, où les clients artisans ou agriculteurs s’inquiètent des jours à venir. Nous partons nous affaler sur le cordon de galets qui sépare Buguélès de l’océan. Nous nous enracinons dans le canapé, sans jamais franchement quitter notre bolée de cidre de Paimpol.

Finalement, nous bavardons comme deux êtres gagnés d’une intarissable logorrhée. Nous parlons de la vie, du passé, du futur. On se livre les nouvelles des amis, de la famille. On s’inquiète du champ lexical militaire du Président, et on se félicite du vote favorable du Sénat pour l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution. Tout est simple et efficace, limpide comme les eaux d’un ruisseau qui cherche le chemin tranquille de la confluence. Voilà à quoi servent les amitiés : à profiter du temps qui passe sans se rendre compte qu’il ne se soit écoulé.

De retour sur les chemins, je sens mes jambes plus lourdes qu’à l’ordinaire. Assez de son iconique cidre coule dans mes veines, donc je préfère esquiver Paimpol. Je bats les terres et me dirige vers Saint-Brieuc où je compte rattraper la côte. Mars signe l’arrivée d’une météo délicieuse, printanière. D’ici le vingtième jour du mois, j’espère atteindre le mont Saint-Michel qui se dresse désormais à quelque 300 kilomètres d’ici. 

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