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Joies finistériennes



Sur les frontières du Ponant 6/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.

📍 Dunes de Trévignon (29)
📅 37 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 878 243 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Le parfum (1985) de Patrick Süskind en lecture du moment
📮 L’extrait du journal dans son état original
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Brèves de comptoir :

Il existe des villes où l’on désire rester pour l’éternité, d’autres que l’on préfère fuir comme la peste. Lorient, malgré le passé vénal de sa Compagnie des Indes, nourrit le lugubre souvenir de la dernière grande guerre. Gagné par une bétonnite aiguë, le deuxième port de pêche de France choisit de fait son camp.

À partir du XVIIe siècle, bijoux, épices, étoffes, précieuses porcelaines, ou encore quelque 40 000 esclaves que l’histoire oublie souvent de mentionner, alimentent le fonds de commerce de la célèbre Compagnie des Indes. Trois siècles plus tard, l’économie évolue, l’esclavage est aboli et une pluie de bombardements arrose Lorient. En 1945, la paix redonne de l’espoir et les constructions s’enchaînent promptement. Il faut reloger les exilés, moderniser les ports. Plus dur encore, sur le site portuaire de Keroman, il faut démilitariser les monstres de béton dressés pendant la guerre. Les tours poussent comme des champignons et le plan de Lorient devient rectiligne, architecturalement ennuyeux.

La ville respire désormais l’odeur insipide de la reconstruction d’après-guerre. Entre ses rues ternes, une poignée de grandes places à l’ardeur effacée ressemble aux cartes postales envoyées d’ex-URSS. Il ne manquerait plus qu’une belle statue pour se croire sous le joug d’un vil diktat communiste. Et d’une once d’imagination pour supposer que cet amoncellement de béton renferme un goulag moderne. Sur les eaux placides du port, les carlingues de titanesques porte-conteneurs aux noms exotiques sont les seules échappatoires. Ils évoquent des contrées lointaines, creusant au plus profond des voyages de l’imaginaire. Mais au coin d’un bâtiment désaffecté, des murs nous rappellent que « la liberté effraie plus que la mort ». Le goulag n’a jamais été aussi proche.

Nous passons toutefois à Lorient 48 heures d’incroyables folies. L’amour affranchit de tous les préjugés. Nous scandons les rues tant décriées sans nous soucier de leur harmonie. En sa compagnie, les pendules n’avancent plus. Le temps se compte au gré des rires qui irradient nos visages. Nous nous fourvoyons dans les rayons de librairies, dans des pubs traditionnels irlandais ou des cathédrales hantées d’échos ésotériques. Nous volons en papillons, batifolant à toute allure entre les tours salement bétonnées. Dimanche toutefois, la vérité nous rattrape. Elle saute dans un train en direction de la maison et je m’en remets à ma paisible condition de chemineau.

À lire dans l’Agora :

Je quitte Lorient un sourire accroché aux lèvres. Le calendrier indique le 22 janvier, ce qui signe l’aboutissement du premier de mes trois mois d’itinérance bretonne. Le ciel est brumeux, fébrilement ensoleillé. L’océan est houleux, porté par les vents en rafales qui portent à plus de 60 kilomètres par heure. Au loin, l’horizon se brouille. Groix apparaît tel un mirage. Difficile d’affirmer avec certitude qu’il pleuve où qu’il vente de l’embrun sur ce grand navire rocheux.

Peu avant Guidel-Plages, mes pas m’emmènent sur une interminable langue de sable. Les rouleaux y échouent à l’infini, disloquant dans leur fracas une mousse blanche et crémeuse. Je me repose, les poumons ouverts comme une fenêtre avec vue sur le monde. Le paysage change. Le jour décline doucement. La mer est une montagne frangée d’écume qui court comme une avalanche dans les sillons de chaque vague. Le moindre roulement est une mélopée délicieuse qui absorbe le sifflement impétueux des vents. Trop vite, les couleurs tièdes pâlissent sous le poids des nuages. Il pleut.

Dans l’ambiance diluvienne, les tableaux ne sont plus les mêmes. Jouxter le littoral n’est pas toujours possible. Je dois par moments remonter des rias pour trouver un pont qui voudra bien me permettre de les traverser. La Laïta, ria formée à Quimperlé par la confluence de l’Ellé et de l’Isole, en est un exemple. À la différence de l’Atlantique, elle fait preuve d’un flagrant stoïcisme. Dépendante des marées, elle monte et descend dans un rythme lent, placide. Nulle trace de vie n’anime ses rives. Les promeneurs désertent et le chemin se sublime. Des arbres déchus par la tempête Ciaran du premier novembre dernier subsistent, comme autant d’écueils intronisés par le chemin. Parfois, je souffle devant quelques panneaux précisant l’œuvre illustrée de Gauguin. À la différence de l’hiver, les tableaux du peintre sont chatoyants.

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Au Pouldu, une ampoule frétille derrière une grande baie vitrée embuée. « Je cherche une boulangerie », précisé-je sans passer le pas de la porte. On m’indique que tout est fermé. Sous la pluie, le hameau est désolé. « Rentre si tu veux, on te trouvera bien quelque chose de chaud à manger ». C’est un salon de thé aujourd’hui fermé au public puisque des femmes y animent un atelier teinture. Au moyen de pigments naturels et de mordants, on redonne vie à de vieux tissus. Sur un tancarville, des carrés d’étoffes aux motifs soigneusement choisis par les participantes sèchent. Des casseroles pleines de jus colorés bouillent tranquillement à côté. Derrière le bar, on réchauffe aux micro-ondes les gamelles apportées par chacune. Sur les murs, les tableaux d’une réalisation fantastique représentent des hirondelles géantes chevauchées par de malicieux korrigans. 1984 d’Orwell repose contre Le rouge et le Noir de Stendhal dans les rayons éclectiques d’une bibliothèque partagée. Lorsque tous les plats sont chauds, on abandonne l’atelier pour s’attabler et picorer. Je raconte mon entreprise. « J’aime les chocolats chauds quand je dois m’arrêter sous la pluie » me rétorque l’une. Je lui raconte mon chocolat chaud préféré à Gramsh en Albanie.

C’était une sombre après-midi de novembre, la pluie inondait le pays. Désespéré, je trouvai un café du centre-ville, petite échoppe rescapée des interminables coupures d’électricité. J’y commandai un chocolat chaud, la boisson que je jugeai la plus réconfortante à ce moment. L’homme derrière le comptoir dodelina, me laissant entendre qu’il comprit ma demande. Il se retourna, attrapa une plaquette entière de chocolat au lait qu’il fit fondre dans une casserole. Cinq minutes plus tard, mon chocolat était prêt, sans lait, plus solide que liquide, mais délicieux.

Le repas est terminé et l’atelier reprend son cours alors je retourne percer la brume. Les vues sont dantesques. L’océan ressemble aux tableaux fantastiques qui décoraient le salon de thé. Il se revêt d’une cape magique sous laquelle l’imagination frétille. Finistère, Irlande, Écosse ou Nouvelle-Zélande, je suis confus. L’horizon est englouti par le ciel agonisant. Les landes sauvages sont terrassées par le noroît, ce vilain souffle humide en provenance du nord-ouest. Dans les crevasses déchiquetées qui écartèlent la terre, la houle grandiloquente pénètre dépouillée de bonnes manières. Le concert est immense, immémorial. Il m’arrache de la réalité et m’empoigne le cœur. Les poils de mes bras se hérissent, ma gorge se noue. « Voilà peut-être à quoi ressemblait le chant des sirènes qu’Ulysse avait à affronter », me fais-je remarquer. Se pencher au-dessus des falaises, guetter la marée escaladant les rochers, s’enivrer du son détaillé de l’écume grouillante, se baigner des odeurs iodées des lames déchaînées : en fait, les sirènes chantaient une sublime allégorie de la Nature.

Voyage, voyage :

Les pluies, sporadiques, sont maintenant derrière moi. Météo France se veut rassurante puisque aucune précipitation n’est prévue pour les jours à venir. Après une belle visite de Pont-Aven en milieu de semaine, je vise la découverte de la ville close de Concarneau demain matin. Ensuite, je mets le cap vers le grand ouest, en direction de la pointe de Penmarc’h.

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