Sur les frontières du Ponant 12/13 — Nous sommes le premier jour de l’hiver 2024 lorsque je hisse mon sac à dos pour partir découvrir la Bretagne. Dans ma besace, j’emporte l’habituelle triade tente-matelas-duvet. Dans mon agenda, je tire un trait jusqu’au premier jour du printemps prochain. Ce récit est un extrait de mon journal de bord envoyé au cours de cette pérégrination. Les photographies publiées ont été capturées par mes soins, en chemin et à l’aide d’un argentique chargé de pellicules Rollei 400S.
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📍 Rougé (44)
📅 90 jours depuis le premier jour de l’hiver
🥾 2 262 502 pas cumulés depuis le départ à Rougé (44)
📖 Berezina (2016) de Sylvain Tesson en lecture du moment
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Brèves de comptoir :
Les eaux étaient montées et mon caillou prit l’apparence d’une arche de Noé, d’un refuge inébranlable depuis lequel le continent ressemblait à une lueur indistincte. Le ciel brillait admirablement et les rares nuages qui s’effilochaient comme de vieilles pelotes de laine annonçaient une journée radieuse. Je tournais en rond sur mon îlot, sans m’ennuyer pour autant. J’idéalisais mon privilège à échouer sur l’un des bijoux qui ornaient la couronne bretonne. Combien de vagabonds avant moi s’offrirent le luxe de camper sur une île piégée par les marées ?
Je dévorais les dernières pages de l’œuvre de Nicolas Mathieu, Connemara. J’écrivais. Je rêvassais surtout. À l’horizon, quelques tâches martelaient la ligne frappée de droiture. J’utilisais ma myopie pour tenter de comprendre les formes qui coiffaient ces roches incongrues. L’île Agot et l’île des Hébihens gonflaient les rangs des seuls vaisseaux visibles à marée haute. Sur leurs vieux ponts, voyais-je des ruines ou des arbres ? Une fois mes verres sur le nez, j’oubliais de vérifier. La flânerie est le plus beau des cadeaux qu’un voyage pouvait offrir au voyageur. Une méditation éternelle, confiée aux cervelles en pagaille.
La marée ouvrit le passage vers midi et, tel Moïse guidant son peuple au travers de la mer Rouge, je me frayai un chemin sur l’isthme de sable fin qui rejoignait le continent.

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Les journées après cette expérience insulaire me bousculèrent dans un ascenseur émotionnel, doté de joie et de tristesse, de stupeur et d’indifférence, de quiétude et de crainte. J’esquissai un bref détour par la cité Corsaire, sans volonté de me prélasser sur le bitume qui déroulait sous mes pieds. Le soleil hurlait de chaleur, le printemps était proche. L’agglomération de Dinard-Saint-Malo ouvrait la porte d’un monde stérilisé, loin des campagnes solitaires balafrées par l’abandon, loin de la véhémence des tempêtes qui castagnaient les côtes sauvages.
Les sentiers étaient une enfilade de promenades bien entretenues. On avait dénaturé le littoral avec des marches interminables et des terrasses monotones. Les promeneurs abondaient. Ils se suivaient dans de longues files, pareilles à celles qu’entretiennent les parcs d’attractions. Ici, on n’embarquait point à bord de petits vaisseaux charriés sur quelque circuit galbé de montagnes russes. Plutôt, on déambulait au chevet des cossues villas que les richesses avaient érigées. Tous les goûts étaient satisfaits. On se plaisait à l’observation des originalités de l’art déco, on s’abandonnait aux simagrées d’un style victorien. À la différence des horreurs bétonnées qui corrompaient le littoral, chaque bâtisse ici était le fruit d’une ostentation mûrement réfléchie. La richesse servait, contre toute attente, l’harmonie.
La balade alimentait les rêves des petites gens de la vaine promesse d’une existence fastueuse. On se plaisait à croire à une vie pécuniairement accomplie, habitant dans des manoirs lumineux et dotés d’une vue panoramique sur le grand bleu. Dans cette vie, on y aurait roulé à bord de voitures cabriolets, pour se rendre au golf ou à la marina. On y aurait pris l’apéritif sur des terrasses baignées de soleil, loin d’une foule malotrue qu’on aurait fui comme la peste. Des convives désintéressés, habillés avec la classe d’aristocrates Anglais, y auraient papoté culture, politique ou affaires. On se serait satisfait du dernier cocktail à la mode, tout en se rassurant que la vie nous eût bien réussis. Parce que, enfermés dans ce cocon doré, on aurait peut-être suggéré que la liberté s’achetât au prix d’innombrables billets.
Mais ces rêves n’étaient pas les miens alors je traçai une grande diagonale au milieu de l’agglomération. Promptement je retrouvai le chant des marées, les plages esseulées et les falaises déchiquetées. Jamais le Mont-Saint-Michel ne fut aussi proche. Tout comme le 20 mars.


À lire dans l’Agora :
Quelques nuits passèrent, entre les murs d’une auberge, à l’abri d’un vieux bunker, sous une tente malmenée par les vents. Cette nuit, le solfège du vent fut lancinant, comparable aux désastreuses plaintes de sirènes, ou à un barrage empêchant de sombrer dans quelque sommeil. Au réveil, il n’en fut plus. Le ciel était trempé de nuages laiteux et la baie du Mont-Saint-Michel reflétait les lueurs montantes de la journée. Au bout du chemin près duquel j’avais dressé mon camp, le mont apparaissait gigantesque, imprenable comme la forteresse qu’il fut pendant tant de siècles.
Avant de reprendre la route, d’avaler les derniers kilomètres, je me demandai à quoi pensaient les hommes et les femmes qui naguère marchaient jusqu’à l’abbaye. Dans un contexte où l’information relevait de la donnée relative, où la culture n’était pas aisément accessible, quels sentiments éprouvaient les miquelots (nom des pèlerins donné aux individus rendus en pèlerinage au Mont-Saint-Michel) ? Entendait-on des cris de joie ou des cris de tristesse ? Lisait-on de la stupeur ou de l’indifférence ? Ressentait-on de la quiétude ou de la crainte ?
J’attendis la pénombre pour égrener les venelles qui torturaient ce gros rocher de granit, voilé par une affreuse bâche publicitaire. Les touristes avaient fui et le mont m’appartenait. Les rues, leurs maisons à colombages, leurs corps épais, la majestueuse abbaye : tous y gagnaient en authenticité. À la nuit tombée, les lanternes accrochées aux rues éclairaient les visages des derniers passants, ravis d’errer entre les auberges encore ouvertes. Ces dernières étaient soutenues par de vieilles poutres en bois et leur carrelage se composait de belles tomettes vermillon. Des poêles et casseroles en laiton suspendues aux murs vendaient une cuisine rustique.
Je m’engouffrai dans l’une de ces gargotes, en compagnie de Bruno et Claudie, un couple d’amis rencontré à la sortie de l’église Saint-Pierre du Mont-Saint-Michel. Les dîners entre inconnus curieux présentent cet intarissable avantage : les bavardages cessent une fois les paupières plus lourdes que les paroles. Alors nous bavardâmes, jusqu’à ce que le sommeil nous matraquât.
Le lendemain, je poursuivis ma découverte du mont. J’assistai à la messe puis à une visite guidée de l’abbaye, ses pièces intimistes mais froides à la fois, ses couloirs vides quoique remplis par le fantôme d’un moine et sa robe sombre d’allure faussement médiévale. Enfin, on m’invita à nouveau au partage d’un repas. « Le poulet du dimanche est sacré, tu ne peux pas refuser », m’expliqua-t-on. Je dodelinai, comblé de cette proposition amplement plus délictueuse que la énième boîte de filets de maquereaux à l’échalote que je m’apprêtasse à déjeuner. Le Mont-Saint-Michel avait racheté la charité chrétienne dont je m’exaspérais à Ambon, au début du voyage.


Deux jours me séparaient du 20 mars. Je piquai dans les campagnes bretonnes. Les bocages étaient généreux et tapissés de chlorophylle. Je me surpris à retrouver les sauts périlleux des chevreuils fuyant brusquement la présence humaine. Sur les branches des chênes séculaires, les pics étaient les grands architectes venus creuser les fondations d’une vie nouvelle. Au bord des rivières, les amphibiens coassaient avec entrain.
Je me fondais dans ce décor champêtre, progressant machinalement en direction de Rennes, prévue pour le 19 au soir. Dans les bocages, les chemins creux n’étaient plus une simple veine sous la peau agricole du territoire. Elles allégorisaient l’anxiété qui sillonnait mes pensées. Chaque pas en avant me rapprochait implacablement de la fin. Bientôt, mon bâton de bambou ne serait plus qu’une pièce décorative parmi tant d’autres, le souvenir d’une belle péripétie sur le relief torturé d’un monde romantique.
« Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait », relatait Nicolas Bouvier. Certes, mais les voyages respectaient finalement une même et scrupuleuse méthodologie. Le départ réveillait une certaine excitation, alimentée par l’inconnue. C’était toujours la même chanson. On lorgnait son sac qu’on accusait d’interrogations futiles. Trop lourd ? Trop léger ? Suffisamment imperméable ? Tente ou bâche ? On ne savait en fait jamais.
Au cœur des péripéties, on songeait à l’œuvre de Chatwin et on se demandait alors ce que l’on faisait ici. Sous les interminables pluies, on rêvait des côtes lumineuses de l’Algarve ; dans le froid sidéral, on se rappelait les douceurs du désert égyptien. « Quelle drôle d’idée qu’un voyage sur les frontières du Ponant au milieu des pires mois de l’année », me fis-je remarquer sempiternellement.
Et la conclusion, inattendue, tombait comme un cheveu sur la soupe. Le tunnel n’était plus un puits sans fond, l’obscurité du couloir finissait par se couvrir de lumière.
Mais celui qui marchait dans ces sombres corridors, malgré la relative cécité, s’habituait à l’obscurité. La lumière éveillait de nouvelles craintes, pareilles à celles du croquemitaine dans les rêves écorchés des enfants. Le retour à la sédentarité marquait l’étape définitive de cette course. Le sprint final devenait un effort considérable, peut-être insurmontable. Un problème d’homme privilégié.
Voyage, voyage :
J’ai volontairement écrit cet ultime journal de bord avec un temps passé puisque cette aventure sur les frontières du Ponant est désormais terminée. Je suis bien parvenu le 19 au soir à Rennes, sans écueil et après de belles réflexions le long d’une Ille au nom évocateur. Le 20, j’ai sauté dans le premier train en direction de Châteaubriant pour ensuite savourer les huit derniers kilomètres qui séparent la maison de la gare de Rougé.
Mon bâton de bambou est correctement rangé, à l’inverse de mes idées qui restent encore à organiser. Dans la chaleur d’un doux foyer, je me consacre désormais à la rédaction du récit complet de cette promenade sur les frontières du Ponant, ainsi qu’au développement des photographies capturées à l’aide de l’Olympus argentique qui m’a accompagné. À venir donc, un nouveau roman de voyage et pourquoi pas une exposition liée.
Pour les avides de statistiques, j’enregistre sur ces 90 jours de voyage 2 262 502 pas qui m’ont permis d’arpenter 1 614,80 kilomètres et 17 970 mètres de dénivelé positif. Les jours de pluie, eux, j’ai cessé de les compter depuis bien longtemps…
Merci à tous de m’avoir suivi lors de cette belle épopée. Merci pour vos précieux commentaires, pour les cafés et les déjeuners, pour les douches chaudes et les lits douillets, pour les sourires qui ont illuminé mes journées.
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