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Saint Jacques de Compostelle – Le récit complet

Saint Jacques de Compostelle

Au début du printemps 2019, lors de ma rencontre avec un certain Jean-Charles Dieu, ancien pèlerin de Compostelle, je commence à entreprendre mon pèlerinage. Nous sommes installés en terrasse quand le susnommé Jean-Charles s’approche de nous pour engager la conversation. Il est de taille moyenne, plutôt fin, le crâne rasé et arbore une barbe de quelques jours. Il porte une grande parka verte et des Nike Air Max noires. Surtout, son sourire naturel le rend chaleureux. Il explique qu’il passe le week-end chez ses parents, qu’il dispose en conséquence de la maison familiale jusqu’à lundi, et qu’il est possible de faire griller de la viande dans sa cheminée. Séduits par l’idée, nous prenons le risque de suivre cet inconnu au nom de famille peu commun. Chez lui, les langues se dénouent. C’est à la vue de mes chaussures de randonnée que notre hôte m’interpelle :

« T’es un type qui aime la rando ? Pour ma part, j’ai fait Saint-Jacques il y a quelques années » !

À ce moment très précis, Jean-Charles entame son récit jacquaire. Je vous en épargne les détails, mais une chose est sûre : la folle envie d’entreprendre un tel périple me gagne. Plus tard, je parcours les forums sur le web et les librairies spécialisées pour dénicher les informations nécessaires à la préparation de cette aventure. En quelques jours, c’est décidé : je fixe mon départ de Tours mi-septembre d’où 1 500 kilomètres me séparent pour atteindre Saint-Jacques-de-Compostelle.

L’itinéraire choisi est la voie de Tours (via Turonensis pour les latinistes). Cette voie prend sa source au pied de la tour Saint-Jacques à Paris et conflue avec d’autres sentiers jacquaires français à Saint-Jean-Pied-de-Port. Le chemin traverse de grosses agglomérations comme Poitiers, Bordeaux, ou encore Dax. Lors de ces 750 premiers kilomètres jusqu’à la frontière espagnole, mes yeux seront divertis par les plaines céréalières du centre, les vignobles du Bordelais, les immenses forêts de pins des Landes, où les collines verdoyantes du Pays basque.

Une fois en Espagne, il me restera environ 750 kilomètres jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. L’itinéraire choisi sera le plus connu d’entre tous : le Camino Francès. Une fois encore, je traverserai plusieurs agglomérations comme Pampelune, Burgos, León, ou encore Ponferrada. Les paysages espagnols seront beaucoup moins plats et plus variés que la via Turonensis.

Des chemins rocailleux, entourés d’une terre ocre et de quelques massifs montagneux, seront mon quotidien pour la Navarre. De nombreux milans et autres rapaces détailleront aussi le décor. Plus tard, sur le haut plateau de la Mesetas, des champs à perte de vue rythmeront le chemin pour plusieurs jours. Enfin, l’arrivée en Galice sera faite sous la neige lors du dernier passage en altitude (1 500 mètres au plus haut, pas de quoi faire envier un alpiniste non plus), et dans un climat et des fresques proches de ce que l’on peut retrouver dans notre Bretagne bien aimée.

Je ne sais pas encore vraiment pourquoi je suis parti sur ce chemin. Il s’agit d’un défi personnel, d’un surpassement de soi, ou plus simplement de vouloir vivre une expérience forte, quand d’autres y voient un pèlerinage religieux, une retraite, ou alors une remise en question. Peu de pèlerins s’interrogent sur la raison de leur départ. Il est dit que le plus important est de trouver une réponse à l’arrivée. Et cette réponse se façonne souvent grâce aux rencontres, bonnes et mauvaises, aux sentiments éprouvés comme la colère, la joie, la surprise, ou encore la tristesse.

Deux mois sur les sentiers de Saint-jacques-de-Compostelle

📍 Tours – Saint-Jacques-de-Compostelle
🥾 1451,6 kilomètres
⏱️ 418 heures et 50 minutes
📅 Le détail des étapes

Brèves de comptoir :

12 septembre

Départ officiel le 12 septembre, sur les coups de midi. Le lieu choisi pour le départ : l’Accueil Vélo Rando de Tours, tout naturellement. Après avoir vérifié que leur micro-ondes était propre, après avoir reçu mon premier tampon dans ma crédanciale, et après avoir dit « Au revoir » une dizaine de fois aux collègues d’Alix, c’est parti.

Premier arrêt dans le bourg de Saint-Avertin. Il est 13 heures, et ces cinq premiers kilomètres de marche nous ont ouvert l’appétit (Alix m’accompagne encore). Le bourg dispose de nombreux commerces, dont cette pizzeria bon marché sur laquelle nous jetons notre dévolu. L’Île aux Pizza, dont le nom est d’une originalité troublante, propose une large carte de pâtes et pizzas, dans un décor hawaïen, et avec des produits Top Budget. En somme, il s’agit d’une vraie multinationale.

14 heures. C’est déjà l’heure de reprendre la route. Je viens de dire adieu à Alix et étonnamment, je n’ai pas versé de larme. Dans la foulée, je dégaine mon téléphone pour passer un coup de fil à la Mairie de Veigné pour obtenir des informations sur la halte jacquaire et sa supposée gratuité (comme indiquée dans mon guide). En fait, la supposée gratuité se monnaie 5 euros. Ça reste peu cher, c’est ma première nuit, je tente l’expérience.

Il est 16 heures 30 passées quand je foule les terres de Veigné. Le stress et l’excitation d’avant départ m’ont apporté force et courage, me permettant ainsi de marcher comme un pèlerin professionnel. Pour les jours à venir, je ne pense pas marcher aussi vite. Je pars pour au moins deux mois, il faut que j’apprenne à gérer mon effort.

J’achète quelques denrées : des pâtes et du pesto. J’achète un Tropicana aussi. J’ai décidé de ralentir sur la bière. Je rentre me préparer à manger dans la halte jacquaire, qui dispose de quatre lits, d’une salle de bains et d’une cuisine. Je passe la soirée seule. À 22 heures, je coupe les lumières, plonge dans mon duvet et tombe dans les bras de Morphée.

13/09

Le vendredi, à Veigné, c’est jour de marché. J’achète fruits, légumes et saucissons, avant de me rendre au café de la place pour y descendre un double expresso. Il est un peu plus de 8 heures passées quand un type, canette de Super Bock à la main, raconte comment un gamin de 20 ans a tenté de noyer un autre gamin du même âge lors de ses dernières vacances en Espagne. La journée commence bien !

Je décolle de Veigné à 9 heures pétantes. 28,4 kilomètres me séparent de Saint Maure de Touraine, et la journée s’annonce très chaude. Pas de temps à perdre. J’accélère le pas pour profiter des derniers instants de fraîcheur qu’offre la matinée. Les paysages sont tous semblables : aucun dénivelé, de grandes étendues de champs de céréales, des chemins monotones, sans virage, et parfois, des parties boisées agréables à pratiquer.

Je m’arrête à 12 heures 30 pour déjeuner. Je savoure une poignée de tranches de saucisson accompagnée d’une tomate. Je profite de cette pause pour m’octroyer la première sieste du pèlerinage. Le spot que j’ai trouvé est à l’ombre, et surtout à l’abri de la pollution émise par les 33 tonnes de la route nationale N10 qui passent à quelques mètres d’ici.

Je reprends la marche, toujours en direction de Saint Jacques de Compostelle, un peu plus tard dans l’après-midi. Il fait très chaud. Je décide de m’arrêter à Sainte-Catherine-de-Fierbois pour me réfugier dans la fraîcheur de l’église. Le silence, l’agréable température et la sérénité du lieu m’apaisent. Quand, et je ne sais pour quelle raison, les enceintes de l’église se mettent à jouer des musiques aux sonorités péruviennes, je décide de reprendre la route. Il me reste un peu plus d’une heure de marche jusqu’à Saint Maure de Touraine.

J’atteins la capitale du fromage de chèvre en bûche en toute fin d’après midi. Le soleil est écrasant. Je me dirige vers le camping municipal pour y trouver refuge (et surtout une douche fraîche). Une fois arrivé, je suis accueilli par Jean-Mi, le gérant. Il me propose les cabanes sur pilotis qui ont été, selon ses dires, en partie financées par la région. J’en ai pour 12 euros. C’est cher, mais à la vue de mon état de fatigue avancé, je ne refuse pas.

14/09

Après avoir rangé mes affaires, je me dirige vers l’accueil du camping où, la veille, Jean-Mi m’avait proposé de le rejoindre pour un café. Il est 08 heures et le gérant est bel et bien présent, café à la main. Je m’installe face à lui et il commence à me raconter son histoire. Auparavant passionné par le billard, il a vécu 12 années en camping-car, à sillonner les routes et bars à billards de France. Mais au bout de 12 années, le verdict tombe : le billard, ce n’est pas rentable. C’est alors qu’il entreprend, l’année dernière, la reprise du camping municipal de Saint Maure de Touraine. Aujourd’hui, il vit seul, dans le bâtiment qui sert d’accueil au camping. Régulièrement, il paie des cafés aux pèlerins. Un moyen selon lui d’éviter la solitude.

Après deux heures de conversation, je reprends la route. À la sortie de Saint Maure de Touraine, je rencontre Marion et Dorothée. Elles sont parisiennes et bloquent leurs week-ends pour parcourir les chemins de Saint Jacques de Compostelle. Marion travaille dans l’associatif, à destination des plus démunis ; Dorothée travaille comme psychologue, dans la prison de Fresnes. Nous marchons ensemble une bonne partie de la journée, jusqu’à la Celle Saint Avant, où je m’arrête pour déjeuner.

Dans l’après-midi, chaleur oblige, je fais une halte au seul et unique bistrot des Ormes. Alors que je m’installe en terrasse, Pulco Citron à la main, je croise deux anciens militaires. Moqueurs aux premiers abords, puisque je ne porte QUE 15 kilogrammes sur le dos et QUE je ne marche pas plus de 25 kilomètres par jour (quand ils portaient lors de leurs entraînements 25 kilogrammes sur 50 kilomètres), ils sont en fait sympathiques dans le fond puisqu’ils s’intéressent au pèlerinage et saluent finalement la démarche.

Je me remets en route pour trouver refuge dans la ville suivante, Dangé Saint Romain. En y mettant les pieds, je n’y suis pas déçu. Ce week-end, le village accueille un festival populaire où camions américains aux peintures bariolées, femmes aux cheveux rouges, gamins aux prénoms américanisés, et bière bon marché, se côtoient. Je prends le temps de m’asseoir et d’observer tout ce beau monde. Une bien belle expérience.

En fin de journée, je comprends que ma seule option pour la nuit est le bivouac. Je repère un stade sur la carte, où je suppose pouvoir trouver un abri pour la nuit. En arrivant sur place, la chance est avec moi. Un petit portillon à l’arrière du stade est ouvert. J’en profite pour y rentrer et partir me planquer proche des vestiaires. Il est presque 23 heures quand je sors mon duvet, fume une dernière cigarette, et m’endors paisiblement aux pieds des gradins du stade.

15/09

Aujourd’hui est prévue comme la journée la plus chaude de mon pèlerinage jusqu’à Saint Jacques de Compostelle. Du coup, je ne tarde pas à me lever pour profiter des fraîcheurs matinales. Pour rester discret, je préfère ne pas prendre mon petit-déjeuner sur le stade. Je mange la banane et les biscuits qu’il me reste en marchant.

Après deux heures de marche, je fais une première pause à Ingrandes, pour boire un café. Le seul café du village, celui de la gare, est un café de village comme on en trouve qu’en France : glauque, peu chaleureux, mais qui dégage une énergie intrigante. Mis à part l’apparente consanguinité du tenancier (qui contribue largement au côté glauque du troquet), le café est servi comme dans les pays anglo-saxons, c’est-à-dire, à la cafetière. Une volonté de la part du patron ?

Pas du tout, les clients se font de plus en plus rares et une machine à café coûterait trop cher !

Le patron du café

Pour déjeuner, je rejoins Alix, Camille et Kevin, à une demi-heure de marche au sud du centre-ville de Châtellerault. C’est autour d’un pique-nique aux allures de buffet royal que je leur raconte mes premières aventures. Je reprends finalement la route vers 16.30. Je suis en compagnie d’Alix puisque son train quitte la ville à 18 heures, ce qui lui laisse une bonne heure pour marcher avec moi.

Cette nuit, je bivouaque dans les ruines romaines de Naintré. Comme le stade la veille, les grilles qui protègent l’entrée sur le site ne sont pas fermées à clés. Toujours dans l’optique de rester discret (une règle d’or lors d’un bivouac), j’attends la tombée de la nuit et l’arrivée des étoiles pour déballer mon duvet. Ce bivouac s’inscrit dans le top 5 de mes meilleurs bivouacs sur les chemins de Compostelle.

16/09

Le lever du soleil sur les ruines est particulièrement intense. Les couleurs encore froides de la matinée épousent très bien les vieilles pierres qui m’entourent. Après quelques instants médiation, une banane et un sachet de Belvita, je me remets en route sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle, direction Poitiers.

Je profite de la fraîcheur matinale pour adopter un rythme qui doit frôler les 6 kilomètres par heure. Je dois admettre que j’ai aussi très bien dormi la nuit dernière, ce qui me permet de conserver une certaine endurance. Dans la matinée, j’ai déjà avalé les deux tiers du parcours de la journée.

À midi, je m’abrite à l’ombre, au bord d’une route départementale. J’en profite pour manger et siester (les plaisirs simples de la vie). Je ne tarde pas trop non plus puisque les 32 degrés commencent à peser très lourd et je n’ai pas envie d’arriver desséché à Poitiers.

Après avoir écouté en boucle « I Will Survive » de Gloria Gaynor (on trouve courage et motivation n’importe où), j’arrive dans la capitale de la Vienne vers 15 heures. Je m’installe en terrasse d’un café pour absorber, en l’espace d’une demi-heure, 1.5 litres d’eau. J’ai frôlé la noyade.

Je rejoins Mehdi en fin d’après-midi. Nous partageons un Pulco Citron en terrasse, en évoquant mes premières expériences, mais aussi les ampoules qui sont apparues aujourd’hui sur mes talons. Je m’arrête à la pharmacie de la place du marché pour acheter quelques produits de soin. Je prends des pansements Compeed, qui endossent le rôle de seconde peau. Le pharmacien me conseille aussi la crème Compeed, que je ne connaissais pas, et qui permet la lubrification des frottements sur les zones sensibles. Le mélange ne permet pas la disparition des ampoules, c’est clair. Mais il permet un soulagement certain sur les zones délicates, je le concède. Ainsi, pour ceux qui lisent ce billet et qui prévoient de marcher dans la durée, sachez que ces produits peuvent être de bons amis ; et ce sera mon cas pour les prochains jours…

Nous rentrons en fin de soirée pour manger un plat de pâtes/lardons/chorizo/crème fraîche/oignons, cuit dans un rice cooker. Surprenant à première vue, mais délicieux lorsque, sur les trois derniers jours, l’essentiel des repas avalés était constitué de sandwichs.

17/09

La nuit a été courte. Nous nous sommes couchés tard, j’ai dormi un peu moins de six heures. À l’issue du petit-déjeuner, je dis au revoir à Mehdi, et reprends la route en direction du Décathlon de Poitiers sud. Il me faut un nouveau caleçon, j’en profiterai aussi pour acheter quelques rations lyophilisées.

Mes pieds sont meurtris par les ampoules apparues la veille. Je peine à trouver la motivation nécessaire pour quitter Poitiers. Heureusement, les produits Coompeed achetés la veille limitent la douleur. Au bout de quelques kilomètres, j’arrive à reprendre un rythme correct.

À midi, je m’octroie une pause. Je m’installe au bord d’un chemin, à l’abri du vent et du soleil. Alors que je prépare ma popote (ration lyophilisée purée et boulettes de bœuf), apparaît Alexandre, pèlerin d’une quarantaine d’années. Il m’aperçoit et s’arrête pour entamer la conversation. Son départ s’est fait au pied de la tour Saint-Jacques à Paris mais, à entendre son accent, il n’est pas français. Il a un regard un peu ébahi, mais il a l’air de savoir où est ce qu’il se dirige. Au bout de quelques minutes d’échanges, il reprend son chemin. Je finis de manger et m’assoupis.

Malgré l’état critique de mes pieds, je poursuis ma route jusqu’à Lusignan, petite commune de 3 000 habitants qui dispose de quoi dormir, de plusieurs édifices religieux, et d’un marché. Après avoir payé les huit euros pour la nuit dans la halte jacquaire de Lusignan, je me dirige vers cette dernière, située au cœur de l’ancien château du village. Je suis seul ce soir. Avant d’aller me coucher, j’observe le coucher du soleil. Peu de temps après, je m’endors en m’interrogeant si mes pieds vont me faire souffrir demain.

18/09

Plus que deux dodos avant de rejoindre Jeanne, ma bien aimée, dans la ville de Melle. Normalement, une journée m’aurait suffi. Mais Jeanne n’arrivant que dans deux jours, je préfère prendre mon temps. C’est ça aussi l’esprit sur les chemins qui mènent à Saint Jacques de Compostelle.

En matinée, je m’installe en terrasse à la boulangerie de Lusignan, à quelques mètres seulement de la halte jacquaire où je viens de passer la nuit. Je commande un grand café que je déguste avec un excellent croissant aux amandes. Sans aucun doute, les croissants aux amandes sont mes croissants préférés lorsqu’il s’agit de pratiquer une activité qui requiert de l’endurance. Comme le soleil caresse paisiblement mon visage, je décide finalement de rester ici jusqu’à midi. Je profite par ailleurs du marché du village pour casser la croûte avant de repartir.

Je me remets à marcher en début d’après midi. Aujourd’hui, ce sera seulement 11 kilomètres. Cette petite distance, non négligeable pour mes ampoules, m’amène jusqu’à Saint Sauvant, un petit village dont le seul commerce n’est autre qu’un tabac/épicier/marchand de journaux. Je croise à nouveau Alexandre dans l’église. Il est en train de prier. Une fois la prière terminée, il me salue. Je le salue. Il m’explique d’un air sournois qu’il a passé la nuit avec deux filles. Pourquoi pas.

Ce soir, c’est bivouac. Je m’installe en toute illégalité (THUG LIFE) sur l’aire de camping-car de Saint Sauvant. Annoncé comme tel, ça n’a rien de sexy. Mais l’aire a le mérite de disposer d’eau courante pour la toilette et la cuisson du repas de ce soir (pâtes et sauce tomate).

Quand je viens à me coucher, il fait nuit noire. La lune n’a pas encore pointé le bout de son nez. De facto, la Voie lactée est d’autant plus belle. J’aperçois une étoile filante. Je fais le vœu de m’endormir rapidement. Il est 22 heures, c’est chose faite.

19/09

Réveil très agréable dans cette aire de camping-car qu’est l’aire de Saint Sauvant. Derrière les arbustes, à l’abri du vent et des regards, et à l’issue d’un plat de pâtes englouti la veille, j’ai dormi comme un loir. Néanmoins, une fois sorti du duvet, je me rends compte à quel point le vent souffle fort. J’avale en vitesse un paquet de gâteaux avant de reprendre la route.

À midi, j’ai déjà parcouru les trois quarts du chemin prévu aujourd’hui. De fait, je m’octroie une longue pause sur les tables de pique-nique de l’aire de camping-car de Chey. Je me prends d’une passion véritable pour les aires de camping-car depuis hier en fait.

Dans l’après-midi, je rencontre une dame âgée de 87 ans. Au volant de sa voiture, elle manque de se prendre un panneau ou de foncer dans un fossé. En fait je ne sais pas trop parce que je ne comprends pas vraiment dans quelle direction elle veut aller. Rassurant. Elle prend malgré tout le temps de s’arrêter pour me demander si je suis perdu. Nous discutons de tout et de rien. Mais surtout du fait que même si elle se dit consciente du danger qu’elle représente pour les riverains, vivre sans voiture à la campagne est maintenant impossible. Je ne peux qu’acquiescer. Les quelques villages traversés depuis la sortie de Poitiers sont morts. Les commerces dépérissent, les habitants vieillissent, il devient difficile de mener une vie « normale ».

En fin d’après midi, je trouve refuge auprès de la Fontaine du Triangle qui, autrefois, servait de lavoir. Je m’abrite derrière les arbustes qui séparent les vestiges du lavoir des champs aux alentours. Malgré le soleil, je n’arrive pas à me réchauffer convenablement à cause de ce vent qui souffle toujours autant depuis ce matin. À la tombée de la nuit, je me glisse dans mon duvet en attendant de m’endormir.

20/09

Pire nuit de ma vie. Un terrain en pente, un vent glacial, une vache qui m’observe pendant que je dors, et un réveil par un marcheur au regard proche de celui d’un tueur en série. À peine debout, je pense déjà à ma prochaine nuit, en hôtel. Mais surtout, je pense à Jeanne. Je me remets rapidement en chemin, toujours en direction de Saint Jacques de Compostelle, mais avec Melle comme objectif pour la journée.

Melle est un village charmant. Malgré ses 4 000 habitants, on y trouve un chouette et grand marché, plusieurs cafés, un cinéma, et surtout un patrimoine historique et religieux conséquent. Selon les dires, la ville exploite dès l’époque romaine des mines de plomb et d’argent. Ce qui, bien évidemment, lui apporte au fil des siècles un intérêt économique majeur. Aussi, la ville joue un rôle important dans l’histoire religieuse. Plusieurs édifices encore sur pieds ont été construits au long des siècles. On dénombre trois églises dans le village, soit une pour 1300 habitants… Un record pour une ville des Deux-Sèvres ?

Enfin, la marche a été courte ce matin. Je prends donc le temps de profiter du marché, d’avaler d’excellentes chouquettes, et de gagner l’hôtel. Durant l’après-midi, je ne perds pas de temps : lessive, douche, cuisine, préparation de l’itinéraire pour les prochains jours et sieste. Il est bientôt 17 heures, Jeanne ne va pas tarder à arriver.

Quant à ma journée de demain, je me permets une première pause. En vue de profiter pleinement du passage de Jeanne, nous resterons à Melle une journée, et je me remettrai en route pour Saint Jacques de Compostelle après-demain.

21/09

Journée de pause à Melle.

22/09

Jeanne quitte Melle avec le bus vers 13.30. Je lui remets la lettre que j’avais rédigée quelques jours auparavant, je l’embrasse une dernière fois, et reprends la route en direction de Brioux.

La reprise est agréable. Il fait frais et légèrement humide. La découpe de mes semelles, soigneusement effectuée la veille pour limiter les frottements au sein de mes chaussures, accompagnée de ma crème Compeed, bénéficie largement au bien-être de mes pieds. Les trois heures de marche que j’effectue cet après-midi passent très rapidement. Je pense beaucoup à nos projets (Jeanne et moi-même) pour mon retour. En conclusion de ma réflexion : le néant. J’imagine que dix jours de pèlerinage ne suffisent pas pour prendre du recul.

L’arrivée à Brioux se fait sous la pluie. Je trouve refuge dans l’église en attendant Françoise, qui doit venir me remettre les clés de la halte jacquaire. Je commence à avoir froid. Soudainement, Françoise pointe le bout de son nez, me voilà sauvé. Elle m’accompagne jusqu’à la halte jacquaire, où je rencontre deux Québécois, Christian et Claudette (je ne le sais pas encore, mais j’aurais l’occasion de les croiser à de nombreuses reprises jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port – en fait, j’apprendrais à les connaître tout au long du pèlerinage).

Nous prenons le temps de discuter, de parler météo, et des chemins de Compostelle. Lors de notre conversation, j’apprends que la halte jacquaire de Brioux est en réalité une maison d’artistes. D’habitude, cette maison reçoit des troupes en tous genres. Un partenariat a même été signé avec l’école primaire : lorsque les artistes s’installent à la maison, ils doivent bénévolement s’occuper de l’option théâtre de l’école. Malheureusement pour nous, ce soir, pas d’artistes à déclarer. Françoise nous laisse tranquille, il est bientôt l’heure d’aller dormir.

23 septembre

Je ne sais pas qui injurier en premier : le parquet qui grince ou les Québécois qui font grincer le parquet ? Finalement ce sera le parquet. Claudette a préparé un grand café cafetière, dont les odeurs au réveil valent toutes les excuses du monde.

Petite étape pour aujourd’hui. Seulement une vingtaine de kilomètres. Je ne préfère pas forcer, d’autant plus que la météo prévue dans l’après-midi ne semble pas très sèche.

Il est agréable de marcher jusqu’à Aulnay : peu de route, beaucoup de sentiers. Je lance le podcast conseillé par Alix. Affaire Sensible (France Inter), Les mystérieuses aventures d’Alexandre Benalla. L’histoire, et tous ses détails, a la vertu d’accélérer le temps. Il est 14 heures quand j’arrive à Aulnay, j’ai l’impression qu’il n’est que 11 heures. En atteignant le centre bourg, il bruine. La météo était juste. Je retrouve les Québécois devant la pharmacie du village. Christian a des ampoules, il a besoin de Compeed.

Nous gagnons finalement ensemble la halte jacquaire d’Aulnay. Nous échangeons beaucoup et le couple nord américain se délivre. Christian a un parcours hors norme. Il a commencé comme électrotechnicien pour rapidement s’insérer dans le marché de niche des réparations de caméras de studios de télévision. Il est embauché par la télévision publique québécoise, où il va amasser suffisamment d’argent pour rembourser son crédit immobilier en deux ans ! Aujourd’hui, en préretraite, il voyage avec Claudette, au parcours peu singulier. Claudette n’est pas vraiment québécoise. Elle est née en France. Orpheline, elle quitte la France à sa majorité pour rejoindre le Québec. Elle y trouve un travail, un mari et fonde une famille. Ça n’est qu’après de longues années passées au Québec, quelle rencontre Christian, lors d’un cours de danse de salon. Depuis, plus rien ne les sépare. Si Christian est à l’origine de ce goût pour l’aventure, c’est Claudette qui cette fois a choisi la destination. Originaire de Royan, elle souhaite s’y rendre pour retrouver ses souvenirs d’enfance. Une belle histoire.

Plus tard dans la soirée, Jean et Laurent, pèlerins et père et fils, passent le pas-de-porte. Le père est âgé de 80 ans, le fils de presque 50 ans. Nous échangeons tous ensemble, notamment sur la manière dont nous pouvons allumer le chauffe-eau qui semble cassé. Nous apprenons aussi que Laurent (le fils), et l’un des sept éleveurs d’esturgeons en France.

Vers 22 heures, la fatigue nous rattrape tous. Il est temps d’aller se coucher.

Voyage, voyage :

24 septembre

Les Québécois sont déjà partis depuis presque une heure. Pour nous (Jean, Laurent et moi-même), le réveil sonne à 7.30. Après un café, quelques biscuits et, pour la toute première fois, la sortie des guêtres, je me remets en route. Les garçons partiront un peu après moi, je ne les recroiserai jamais.

La sortie des guêtres, c’est notamment pour faire face à ce temps dégueulasse. L’humidité me filerait presque de l’arthrose et le vent qui souffle est à deux doigts de me faire pivoter à 180 degrés. Au bout d’une heure et demie de marche, je m’installe sous un pré-haut. J’y fais la rencontre d’un employé municipal fort sympathique. Nous échangeons longuement sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle. Il me parle de ces pèlerins qu’il a rencontrés un jour. Ils étaient deux, et accompagnés d’une mule. Selon eux, la meilleure manière de parcourir les chemins sans se fatiguer le dos. Va donc en parler à Stevenson tiens ! Il me parle aussi des problèmes de sa commune. Je n’ai pas vraiment envie de parler politique. C’est à ce moment précis que je reprends la route.

Il continue de pleuvoir. Les paysages sont tristes et monotones. Je suis pressé d’atteindre Saint Jean d’Angély, mon étape pour midi. Alors que j’avance, je tente une ridicule danse de la pluie pour espérer obtenir un brin de ciel bleu. J’arrive à Saint Jean d’Angély, et la pluie a cessé. J’en déduis que ma danse, aussi ridicule soit-elle, a fonctionné.

Saint Jean d’Angély, parlons-en. Si l’on me demandait l’antonyme de la beauté, je répondrais probablement Saint Jean d’Angély. Il y règne une ambiance digne de la tristement célèbre diagonale du vide. Ville réputée par son terrain de moto-cross au rayonnement international, j’ai pensé qu’il serait simple d’y trouver commerces et restaurants. J’ai trop pensé, et je n’ai presque rien trouvé. Trois boutiques sur quatre sont fermées, la plupart des locaux tirent une gueule pas possible, sauf les soûlards du Super U qui arborent un grand sourire, dans l’espoir de gagner une poignée de centimes. Au final, je m’installe dans un excellent bistrot ouvrier, seul lieu chaleureux de la ville. À l’issue d’un menu buffet + plat + dessert + café à 14 euros, je décide de reprendre la route pour ne pas rester trop longtemps dans cette ville de l’angoisse.

Une heure avant mon arrivée au prochain patelin, je fais un point météo. De la pluie est prévue pour la nuit, à partir de 04 heures seulement. C’est alors que je pense à la conversation avec l’employé municipal de ce matin.

Les pèlerins et leurs mules avaient pour habitude d’appeler les mairies pour trouver refuge. Souvent, on leur ouvrait un gymnase. La mule restait dehors, mais eux pouvaient prendre une douche et dormir au chaud.

Sans perdre de temps, je récupère le numéro de téléphone de la mairie de Mazeray que je m’empresse de contacter. En premier lieu, c’est la secrétaire de mairie qui décroche. Sympathique, elle m’indique le numéro de téléphone de la maire. Je salue la secrétaire, je raccroche, et appelle alors la maire. Il est presque 17 heures quand j’apprends que la maire me laisse la salle communale ouverte, que je puisse profiter d’eau courante et d’un toit pour la nuit ! Une belle soirée, au sec, dans la salle communale de Mazeray, s’annonce à moi. Au top.

25/09

Les gens ne sont plus écolos. Il y en a qui se douchent deux fois par jour. Avant c’était deux fois par semaine. Et puis tous ces types qui lavent leur 4×4 le week-end, m’en parle même pas!

Il est 08.30 quand je suis au comptoir du bar/épicerie/presse/bistrot/MJC/foyer du bourg de Mazeray, et que le patron, après un cul sec de café bien serré, me balance une tirade sur sa vision de l’écologie. Il n’a pas totalement tort certes, mais il est 08.30 et je viens de passer la nuit dans une salle des fêtes.

Malgré la qualité de nos conversations, et la rencontre avec la moitié des habitants du bourg, je préfère m’éclipser pour profiter au plus de la bonne météo annoncée pour la matinée : la pluie qui tombait au lever du soleil a cessé, le ciel bleu fait son grand retour, mais ça devrait tourner aux alentours de 14 heures. De fait, je reprends la route, j’enquille quelques kilomètres, je me fais taxer d’enfant de putain par un chasseur, je m’arrête pour avaler un sandwich, avant que la pluie ne commence à tomber. Il est à peine midi. Pour la première fois depuis le 12 septembre, jour de mon départ, je subis de plein fouet une pluie qui durera plus de deux longues heures.

Malgré ma veste coupe vent et pluie, mon couvre sac, et un pantalon pseudo-déperlant, j’arrive à Saintes complémentent détrempé. De plus, à l’entrée de la ville, aux abords du golf, alors que le chemin emprunte des sentiers devenus boueux, je manque de chuter. Ma cheville droite s’en souviendra, mais l’espace d’une dizaine de minutes seulement. Et heureusement, puisque je ne comptais pas me fouler une cheville aussi vite. Dans l’épuisement, je décide de ne pas perdre de temps à visiter la ville et ses nombreux édifices religieux. Je préfère me diriger rapidement vers la halte jacquaire.

Je m’arrête malgré tout dans un bistrot, le temps d’une pause gaufre. Quand je passe le pas-de-porte, je réalise à quel point je suis trempé. À quel point je suis proche de la noyade en fait. En premier lieu, les serveurs me dévisagent. Je commande ma gaufre et leur explique que je parcours les chemins de Compostelle. « Ah, d’accord ». Je finis ma gaufre rapidement pour ne pas trop déranger. J’ai compris que mes allures de pèlerin SDF ne plaisent pas à la clientèle embourgeoisée de ce troquet.

La halte jacquaire de Saintes est particulièrement sympathique. Christophe, vieux baroudeur à dreadlocks, m’accueille chaleureusement avec un thé. Que du bonheur. Nous bavardons, je prends une douche, lessive mes vêtements, me repose quelques instants et prends la direction de la boulangerie la plus proche, en vue d’y trouver mon dîner. Il est rare que je propose des recommandations sur les boulangeries mais, si vous êtes de passage à Saintes, je vous invite franchement à vous arrêter à la Pâtisserie au 38 : un vrai régal !

26/09

Première étape de la journée : la boulangerie de la veille. Le pain y est tellement bon que je ne peux pas quitter la ville sans reprendre une baguette.

Je ne prévois pas de marcher longtemps aujourd’hui. Mon objectif est la ville de Pons, que je devrais atteindre d’ici 15 heures. Sur la route, je croise un pèlerin. Il marche très lentement. Au plus je me rapproche de lui, au plus je comprends. Son sac doit peser un bon 25 kg. Je m’arrête à sa hauteur pour lui proposer à boire et à manger. Il refuse et m’indique que tout va bien. Il en profite pour préciser que cette nuit, il a dormi sous la pluie. Enfin, il ajoute être en possession d’une tente. Je le réconforte en appuyant le fait qu’il ait quand même dormi à l’abri. Il me répond que non. En fait, sa tente est encore neuve. Il n’a jamais réussi à la monter… Sur ces belles paroles, et la météo se faisant menaçante, je décide d’accélérer le pas. Je ne croiserai plus jamais ce pèlerin.

Vers midi, les nuages ont disparu pour laisser place à de belles éclaircies. Avec un vent qui souffle en rafale, l’humidité a presque disparu. J’en profite pour étaler mes affaires encore légèrement humides de la veille sur mon matelas (à force de vivre en extérieur, on apprend à apprécier chaque instant de soleil). J’en profite aussi pour avaler un sandwich et partir sur une sieste de trente minutes. La dolce vita.

J’arrive à Pons dans l’après-midi. Pons est une ville sympathique, même si elle ressemble aux villes types de la diagonale du vide (les souvenirs de Saint Jean d’Angély me donnent encore des frissons). La place centrale du village, au pied du donjon, dispose de quelques troquets où les jeunes du coin viennent descendre des Monaco après la fin des cours.

Je visite le donjon (gratuit pour les pèlerins), sirote au bar un Pulco Citron, achète de quoi me rassasier pour le dîner, et rejoins la halte jacquaire de Pons un peu plus bas. Ce soir, à nouveau, je suis seul. Ça commence à peser.

27/09

Réveil sympathique. Mes fringues n’ont pas totalement séché de la machine lancée la veille (la halte jacquaire de Pons dispose d’une machine à laver), mais la météo annoncée pour la matinée est plus chaude et moins pluvieuse que la veille. PAS DU TOUT ! Certes, mes quinze premières minutes de marche profitent de timides rayons de soleils, mais ce sera tout pour la matinée. Trois heures durant, jusqu’à Saint-Genis, j’avance sous une pluie battante, à tel point qu’un aller-retour tout habillé dans un bassin olympique n’aurait fait aucune différence.

Il est midi quand j’arrive à Saint-Genis. La pluie a ralenti mais tombe toujours. Fatigué et frigorifié, je cours vers la mairie pour trouver refuge. Je me revois quelques jours auparavant, discuter avec la maire de Mazeray, pour finalement, après quelques échanges au téléphone, dormir à l’abri. J’imagine le même scénario pour Saint-Genis. Mais non. Même en arrivant le sourire aux lèvres, la secrétaire de mairie, aussi aimable qu’une porte de prison, me fait comprendre que je ne suis pas le bienvenu. Elle m’indique toutefois l’office de tourisme, où je peux éventuellement espérer trouver refuge. Je m’y rends. L’agent d’accueil y est plus agréable, mais ne m’apportera pas d’aide non plus.

En définitive, je pars me réfugier dans l’église du centre bourg. Bien que personne n’y pénètre lors des deux heures qui suivent, je préfère m’installer à l’abri des regards, entre deux bancs, dans le transept droit du bâtiment. Je vide littéralement mon sac. Mes vêtements sont trempés. Mon duvet a pris l’eau. J’essore l’ensemble de mes fringues et les suspends sur les bancs espérant que, malgré l’humidité de l’église, je puisse repartir le plus sec possible. Il me reste un peu de baguette que je dévore, avant de m’endormir dans le froid.

Il est 15 heures quand je me réveille, que je mets le nez dehors, et que je m’aperçois que la pluie a laissé place aux éclaircies. Mon capital moral gonfle soudainement : sans perdre de temps, je range mes affaires encore humides (super pour l’odeur), et reprends la route direction Saint Jacques de Compostelle, par Mirambeau, bled à trois heures de marche d’ici. Aussi, je n’ai plus de portable. La pluie aura eu raison de lui dans la matinée, l’écran est grillé. N’ayant pas de carte, je dois redoubler d’attention et ne pas louper le balisage si je ne veux pas me retrouver perdu entre deux champs de céréales.

Mirabeau m’accueille à 19 heures. Il a fait beau tout le reste de l’après-midi, j’ai donc pu sécher mes habits en les disposants tout autour de mon sac. Je décide de faire une halte au Super Eu de la ville pour acheter de quoi manger. J’en profite pour interroger les hôtes et hôtesses d’accueil quant aux lieux à privilégier pour passer la nuit. On me parle d’un certain Monsieur Sarazin. Monsieur Sarazin accueille régulièrement les pèlerins, mais son refuge se situe à quatre kilomètres du village, soit presque une heure de marche. Il me faut une autre solution.

Finalement, je décide de bivouaquer à quelques centaines de mètres du Super Eu, dans un parc voisin des installations sportives de la commune. Il est prévu de « rares averses » à 04 heures, j’installe donc mon tarp en forme de tente, à l’aide de ma corde et de deux arbres. À 22 heures, je m’endors.

28/09

Malgré une nuit humide sous mon tarp, je me réjouis des erreurs de Météo France : je n’ai pas eu à subir les « rares averses » ! Au réveil, j’avale une barre de céréales, range mon bivouac, et prends la direction du centre-ville. La veille, au Super Eu, on m’a indiqué que le bourg disposait d’une bonne boulangerie mais surtout d’un marché. La boulangerie, bonne surprise. Le pain et le croissant aux amandes y sont bons. La boulangère est très agréable : elle prend le temps de discuter, m’offre le café et une bouteille de Cristaline neuve. Le marché quant à lui, mauvaise surprise. Hormis des étals de lunettes et vêtements trouvés au cul d’un camion, impossible de mettre la main sur de la charcuterie, du fromage, des fruits et légumes. Du coup, je ne perds pas plus de temps et me remets en route. Je ne me fixe pas d’objectif pour la journée. La météo est plutôt clémente, le principal étant de profiter.

Au bout d’une heure de marche, je traverse l’autoroute A10 (par un pont bien évidemment). Je m’arrête quelques minutes pour observer les voitures et camions qui, à mes yeux, avancent à une vitesse folle. Je pense.

D’ici, ils peuvent rejoindre Tours en deux heures. Moi, j’ai mis quinze jours à arriver là. Merde.

Un peu déprimé, je poursuis mon chemin. Dans quelques centaines de mètre, je passe en Gironde.

J’arrive à Saint-Jean-de-Blaye vers midi. Selon le guide Lepère, il s’agit de la fin de l’étape du jour. Au vu de l’heure, je décide de poursuivre mais, avant cela, je préfère m’arrêter et profiter d’une fête de village organisée par un grand domaine de la région. Entre les odeurs de barbecue, le vin qui coule à flots, et les troubadours qui jouent des reprises de Bella Ciao, je suis incapable de résister.

Alors que je me fraie un chemin pour atteindre le bar, Camille, une jeune employée forestière spécialisée dans l’observation de la faune et la flore, m’interpelle. À la vue de mon sac à dos, elle me demande si je parcours les chemins de Compostelle. Je réponds par l’affirmative. Selon la tradition, comme elle l’indique, elle veut me payer un verre. J’acquiesce et nous poursuivons la conversation autour d’un blanc. Je lui évoque les rencontres, les villes typiques de la diagonale du vide, la marche sous la pluie. Au bout d’une petite heure, je décide de reprendre la route. Le peu d’éthanol qui circule dans mes veines m’apporte du courage.

Deux heures de marche plus tard, j’atteins la ville d’Etauliers, qui me semble être une ville suffisamment grande pour que j’y trouve un nouveau téléphone portable (celui que j’ai dans la poche étant toujours grillé). En arpentant la rue principale, je tombe nez à nez avec un Gitem, l’un de ces magasins que l’on croit tout droit sorti de l’ancien temps. Il s’agit d’une moyenne surface, où tous les produits électroniques possibles et imaginables se retrouvent. Ça part du téléphone portable, bien sûr, aux écrans plasma, en passant par les radiateurs, les tondeuses électriques et les sèche-cheveux. Dans la boutique, il n’y a qu’un seul vendeur. Il s’agit de Théo, pas plus de 25 ans, et qui dispose de connaissances incroyablement pointues sur l’ensemble des technologies en ventes dans le magasin. En somme, il connaît aussi bien la fiche technique d’un Samsung A40 que la fiche technique du dernier lave-linge de chez LG. Impressionnant.

Au final, je lui achète un téléphone et, le temps de l’initialisation de ce dernier, nous parlons de la pluie et du beau temps. Il me relate les problèmes qu’il rencontre avec son patron, avec la gestion des stocks du magasin, je lui raconte comment mon portable a pris l’eau. Au bout d’une heure et quelques cigarettes, je me décide à repartir. J’ai repéré à Saint-Martin-Lacaussade, à 10 kilomètres d’Etauliers, une halte jacquaire. J’y passerai la nuit.

J’atteins la halte jacquaire de Saint Martin à 19.30. Je suis accueilli par Madame Defosse, dont l’âge doit frôler les 80 printemps. Elle m’installe dans la halte. Nous discutons, elle me conseille, pour soulager mes pieds et ampoules, de laisser tremper mes pieds dans l’eau tiède et salée. Elle me raconte aussi comment, il y a quelques jours, une guêpe l’a piqué sous le string. Enfin, elle termine par me laisser les clés. Je m’enfile une énorme plâtrée de pâtes. Il est 22 heures, je suis épuisé, je m’endors.

29/09

Il est 09 heures passées lorsque j’aperçois avoir oublié mon couteau à la halte jacquaire de Saint-Martin-Lacaussade. Merde. Par flemme de faire demi-tour, je profiterai de mon arrivée à Blaye pour trouver un tabac et acheter un Opinel. Heureusement, le ciel est complètement dégagé et le soleil qui vient caresser mon visage garde mon moral au top !

Le dimanche, est ouvert à Blaye une citadelle Vauban, une boulangerie, un tabac et un café. Je visite les quatre, mais passe le plus de temps au café, assis à côté de deux vieux qui en sont déjà à leur troisième verre de blanc. Je rencontre aussi deux marins d’eau douce qui travaillent sur le bac qui traverse la Garonne. Ça tombe bien, c’est le bac que je dois emprunter pour poursuivre ma route. J’engage la conversation pour m’assurer des horaires de traversée (11 heures pétantes le dimanche). Cette initiative me permettra, une fois à bord, de partager un café avec l’ensemble de l’équipage. Un moment d’échange agréable et convivial, où je comprends que la principale préoccupation des marins est la bonne réception de la TV pour le mondial de rugby qu’ils regardent depuis leur cabine.

À la descente du bac, je foule pour la première fois les terres du Médoc. Un sentiment étrange s’empare de moi. À ce moment précis, après une traversée de trente minutes, alors que je pose le pied à terre, sous un ciel d’un bleu assez pur, j’ai l’impression de changer de continent. Il s’agit probablement de l’effet bateau, mais aussi des changements de paysages. Après quelques dizaines de mètres de marche, je me retrouve entouré de vignes et de châteaux. Quand je lève la tête pour regarder au loin, je peux observer les premiers pins. Depuis mon départ, je n’avais jamais vu de tels arbres.

La veille, Madame Defosse m’avait indiqué le numéro de téléphone de l’Ermitage Lamourous, un couvent situé à Pian-Médoc. Le couvent a pour habitude d’accueillir les pèlerins. Je décide de passer un coup de fil. Une petite voix décroche et m’annonce que je peux y passer la nuit. Le rendez-vous est donné pour 18 heures, juste avant la prière du soir. Je ne perds pas de temps et de mets en route.

J’arrive au couvent en fin d’après midi. Je suis accueilli par les nonnes, à l’accent un peu british. En fait, elles sont toutes originaires d’Irlande. Je ne comprends pas vraiment comment elles sont arrivées là, mais une chose est sûre, elles restent et resteront dévouées au Seigneur. Leur gentillesse et leur sérénité leur confèrent un tempérament chaleureux. Malgré les quelques a priori que j’avais à leur égard (je ne suis pas religieux pour un sou), j’ai bien vite changé d’avis. Les sœurs m’ont d’abord montré ma chambre. Elles m’ont ensuite invité à suivre la prière. Enfin, elles m’ont laissé à manger les restes de la veille. En d’autres termes, un vrai banquet ! Nous avons aussi évoqué la présence des enfants dans le couvent. Avant d’accueillir des pèlerins, le couvent accueille des enfants dont les deux parents sont en prison. Ambiance.

Je me retire dans ma chambre vers 20 heures. Je prends le temps de soigner mes pieds, à base de bétadine et de bandages. Rapidement, la fatigue me gagne.

30/09

À l’issue d’un petit-déjeuner aux frais du seigneur, je reprends la route direction Bordeaux. Mes pieds me font un mal de chien. La taille de mes ampoules a quadruplé en quelques jours. Et rien ne s’annonce bien pour aujourd’hui : selon les témoignages de beaucoup de pèlerins, atteindre Saint Jacques de Compostelle par la traversée de Bordeaux est l’une des étapes les plus longues, ennuyeuses et fastidieuses de toutes la via Turonesis.

Je ne m’attarde pas sur la traversée de Bordeaux. En effet, traverser une agglomération, c’est longer des périphériques, passer des lotissements, et attendre gentiment que le petit bonhomme passe au vert pour traverser la route. En d’autres termes, l’enfer.

En soirée, et après une marche qui a littéralement découpé mes pieds (la chaleur de l’après-midi a eu pour conséquence l’explosion de mes ampoules), j’atteins enfin Gradignan. Je me dirige très rapidement vers la halte jacquaire qui s’avère être un ancien hôpital de pèlerin. En arrivant, je suis surpris par la beauté du bâtiment, mais surtout par les quelques pèlerins qui ont prévu d’y passer la nuit. Pour la première fois depuis presque une semaine, je vais enfin passer la soirée en compagnie d’autres pèlerins !

Je fais la rencontre de Christophe, 44 ans, ancien militaire et personnel RATP. Ce n’est pas la première fois qu’il parcourt les chemins de Compostelle, mais c’est la première fois qu’il parcourt la via Turonesis. Nous échangeons beaucoup, sur nos anecdotes et nos ressentis. Le courant passe plutôt bien. Nous décidons de marcher ensemble le lendemain. En plus de Christophe, un couple d’Italiens, du même âge que moi, sont présents. Après avoir descendu une bouteille de Bordeaux et une bouteille de Moët, ils tentent d’expliquer dans un anglais approximatif qu’ils désirent se rendre à la même halte jacquaire que nous le lendemain. Si la gueule de bois ne les rattrape pas, nous marcherons sans doute tous les quatre.

01/10

Ce matin, le départ se fait dans la précipitation. Après m’être fait presser par Christophe, c’est au tour du gardien puis de la femme de ménage de venir me bousculer. Il est 09 heures du matin les gars, doucement.

Je quitte les lieux en compagnie de Christophe, mais sans les Italiens. Mon compagnon de marche m’indique qu’ils sont partis sur les coups de 08 heures. Avec ce qu’ils ont bu la veille, je me demande encore ils ont pu se lever si tôt. En route, nous rattrapons rapidement la plus grande forêt artificielle d’Europe, autrement appelée les Landes. Christophe et moi abordons tous les sujets qui nous traversent l’esprit. Nous prenons le temps, toutes les heures, de faire une pause. Le temps d’un petit quart d’heure, il fume un cigarillo, moi, une roulée.

En début de matinée, nous avions repéré sur les cartes de Christophe un étang au bord du chemin. Sur le papier, l’endroit semblait idéal pour une pause casse-croûte. Nous sommes peu avant midi quand nous y arrivons. Il y a bien un étang, certes. Mais aussi des clôtures. En fait, cet étang est la propriété d’une société qui organise des chasses à cour. À ce moment, la curiosité n’anime pas Christophe. Ça n’est pas mon cas. Je m’approche de la grille et interpelle les quelques chasseurs qui sont réunis autour de ce qui semble être une bête. La gérante s’avance. Elle me demande si je suis journaliste ou adhérent d’une quelconque ONG. Je lui réponds simplement que je suis pèlerin en route sur les chemins qui mènent à Saint Jacques de Compostelle. Elle me propose d’entrer. Mais elle me met aussi en garde.

On vient de rentrer de la chasse là. Les garçons sont en train de dépecer le cerf. Évitez les questions, ils n’aiment pas ça. Quant à vos sandwichs, vous pourrez les manger plus loin.

Quelques pas suffisent à me retrouver au milieu des chasseurs, mais surtout, face à un cerf éventré. Le sang coule sur le sol. Ses organes sont à l’air libre. L’un des chasseurs, dans une tenue élégante, s’occupe de dépecer la bête. Un autre, dans une tenue tout aussi élégante, lui tient les pattes. L’assemblée qui s’est formée autour de ce spectacle est silencieuse. Ici, on respecte l’animal. Je me permets de demander ce qu’ils comptent faire de la viande. Un des membres de l’assemblée me répond que l’intégralité sera mangée par les chiens, telle une récompense, un trophée. Je continue d’observer quelques petites minutes. Je ne pose pas plus de questions, je salue les chasseurs et me remets en route.

Dans l’après-midi, je quitte les sentiers battus pour m’aventurer dans les Landes sauvages. En sachant que je ne suis plus qu’à quelques kilomètres de la halte jacquaire du Barp, plutôt que de me lancer sur un chemin qui me demande cinq kilomètres de marche, je préfère couper en travers de la forêt et ne marcher que deux ou trois kilomètres. Sur le chemin, je repère quelques cailloux que je garderai dans ma poche plusieurs jours jusqu’à ce que Jeanne me rejoigne. Je n’ai aucune idée de la nature de ces cailloux, mais le cadeau lui fera plaisir.

Le Barp est une petite ville-dortoir à quelques minutes en voiture de Bordeaux, mais à une journée si l’on y vient en marchant. Sur place, je retrouve Christophe et le couple d’Italiens. Pour fêter nos retrouvailles, nous nous dirigeons vers le seul et unique troquet ouvert de la ville. L’heure du Pulco Citron a sonné. Ensuite, nous partons au primeur pour nous préparer un repas équilibré (lentilles vertes, courgettes, champignons, accompagnés d’un délicieux fromage de chèvre).

En soirée, la fatigue nous rattrape rapidement. À l’issue de quelques conversations en français, anglais et italiens, nous arrivons tous au même constat : il s’agit d’aller rejoindre les bras de Morphée.

02/10

Je repars seul ce matin. Le dos de Christophe lui fait défaut et les Italiens ont décidé de partir sur une grasse matinée. Avant de quitter Le Barp, je m’arrête à la boulangerie du village pour un petit-déjeuner digne de ce nom. Christophe m’y accompagne le temps de quelques photos au pied du monument aux morts. Mon objectif pour la journée est l’aire de loisirs de Moustey. Je ne sais pas à quoi elle ressemble, mais elle est indiquée sur la carte, et je pourrais sans doute y bivouaquer.

Dans la matinée, le Chemin emprunte de longues lignes droites qui traversent d’immenses forêts de pins. Sur ces sentiers, la monotonie reprend une place majeure. Ici, on ne distingue aucune nuance. Les couleurs se limitent au blanc des nuages, au vert des arbres, et au gris de la poussière qui recouvre le sol. Au plus j’avance, au plus je me rends compte que rien ne ressemble plus à un pin qu’un pin, à un caillou qu’un caillou. Parfois, un virage me fait penser que je pourrais découvrir un autre paysage. Mais non, rien y fait. Trois heures durant, je marche devant ce même et grand tableau qu’est la forêt des Landes. Alors que je m’engage sur la dernière ligne droite (avant le village de Belin-Bellet), j’aperçois une silhouette au loin. Est-ce un frère pèlerin ? Si oui, peut-être le croiserai-je plus tard.

Je décide de déjeuner à la sortie de Belin-Bellet, en terrasse d’une boulangerie qui se situe à quelques kilomètres de la sortie de la forêt. La terrasse donne sur la Route Nationale 10, celle qui traverse Tours. D’une certaine manière, j’ai l’impression d’être proche de la maison.

Sans trop tarder, je reprends la route. Quelques kilomètres plus tard, assise à l’arrêt de bus du lieu-dit de Mons, je fais la rencontre de Maëva. Maëva, c’était « le frère pèlerin » aperçu ce matin en forêt. Elle m’offre un carré de chocolat et m’explique qu’elle avait bien vu quelqu’un elle aussi. Elle m’explique aussi que demain, elle risque de dormir à Labouheyre, où je passerai moi aussi probablement la nuit. Nous poursuivons notre discussion mais sans perdre trop de temps, je décide de me remettre en route. J’ai encore du chemin jusqu’à Moustey.

Peu de temps après avoir quitté l’arrêt de bus, le chemin rattrape l’autoroute. Lors des cinq prochains kilomètres, je vais marcher, écouteurs dans les oreilles, en regardant les voitures et camions qui défilent à 130 kilomètres par heure. En l’espace d’une heure de marche, j’aurai parcouru autant que ces véhicules en cinq minutes.

Finalement, je ne pousse pas jusqu’à Moustey. Mes pieds crient de douleur. De plus, je viens de trouver une plage en bord de rivière (la Leyre), un lieu idéal pour un bivouac à la sortie de Saugnacq. Je me déchausse, je vais me rincer dans la rivière. Je fume une cigarette, lance la popote, et me couche. Il est 21 heures.

03/10

Premier réveil au beau milieu de la nuit. Alors que je somnole, je sens une bestiole me renifler le visage. Surpris, je me lève d’une traite, je me débats avec mon duvet pour essayer d’en sortir les bras, et j’attrape ma frontale. Je regarde autour de moi et au loin, dans le reflet de la lumière de la lampe, apparaissent deux yeux. Deux yeux d’un jaune très brillant. Bordel, on m’espionne. Je reste statique et tente d’analyser la situation. Sauf qu’il fait noir et que je ne porte pas mes lunettes. En d’autres termes, c’est la galère. Quelques instants plus tard, j’entends du bruit derrière moi. Je me retourne et pointe la frontale vers le bruit. Bordel, un second animal. Cette fois-ci, il m’est plus simple de l’identifier. La bête est plus proche, et elle ressemble fortement à un chien. Un genre de Jack Russel. Je me retourne à nouveau pour tenter d’identifier le premier animal. Il s’est rapproché de moi et la lumière de ma lampe laisse apparaître un chien, aux allures de Jack Russel lui aussi. Je remarque que les deux animaux portent un collier. Un élément rassurant puisque cela signifie qu’ils ne sont pas sauvages. Ils me tournent autour, viennent renifler le bout de mon duvet. Ils ne sont clairement pas méchants. Je me rendors paisiblement.

Deuxième réveil plus tard dans la nuit. Cette fois-ci, mes camarades ont décidé d’aboyer. À nouveau, je me lève, je me débats avec mon duvet pour en sortir mes bras, attrape la frontale et tente de comprendre ce qu’il se passe. Les chiens ont l’air de vouloir s’en prendre à quelque chose, a priori localisé de l’autre côté de la rivière. Après une vingtaine de minutes, les aboiements cessent. Je me rendors paisiblement.

Troisième et dernier réveil. Grâce au lever du jour cette fois-ci. Quand j’ouvre les yeux, je cherche les chiens du regard. Ils ne sont plus là. À mon avis, ils avaient dû faire le mur pour la nuit et sont rentrés au petit matin.

Je m’arrête à Moustey pour le petit-déjeuner. En plus de l’excellent croissant que j’y déguste, j’apprends que Moustey se situe à 1000 kilomètres de Saint Jacques de Compostelle. Anecdote sympathique certes, mais elle me fait comprendre que j’ai encore du chemin à parcourir.

Au village suivant, Pissos, je décide de prendre une pause. Je m’assois auprès de l’église, allume une cigarette quand surgit un certain Jean-Paul. Il m’interpelle, me demande si je parcours les chemins de Compostelle, et entame la conversation. Jean-Paul est un ancien pilote de l’armée de l’air. Il a eu l’occasion de voyager à nombreuses reprises, notamment au Groenland et au Japon, qui sont ses plus beaux souvenirs. Mais Jean-Paul m’explique surtout que, les plus beaux souvenirs, ce sont ceux que tu partages avec quelqu’un. En vue de poursuivre la conversation, l’ancien pilote me propose d’aller boire un café au troquet du village. J’accepte volontiers et nous nous rendons dans l’un des uniques lieux de vie du centre bourg. Pendant une heure, j’écoute Jean-Paul me définir sa philosophie de vie. Une philosophie surprenante, mais intéressante.

Le temps est la grande inconnue de toutes les équations scientifiques. Personne n’est capable de définir le temps puisqu’il existe des infinités de référentiels. Réussir à se situer dans l’instant présent, prendre du recul sur soi, et comprendre qui nous sommes pour parvenir à savoir où nous voulons aller, sont des étapes clefs dans l’analyse du temps.

Déjà un peu perché, il poursuit son exposé.

La vie doit être comme une salle de cinéma dans laquelle tu rentres, mais dans laquelle la construction ainsi que la réussite du film dépendront uniquement de tes choix. Ce film, tu le réalises pour toi. Tu ne te préoccupes pas du masque social que tu portes en dehors de la salle et qui, bien trop souvent, te fait vivre par procuration. À ce moment, tu ne penses qu’à toi (sans être égoïste pour autant – ça n’est pas de l’égoïsme que de penser à soi). Enfin, il ne te suffira qu’à vivre chaque instant pour que ton film corresponde à tes envies plus qu’à n’importe qui.

Intéressant. Chacun pourra y trouver l’interprétation qu’il souhaite y trouver. Pour ma part, il est presque 13 heures, Jean-Paul prend congé, je me remets en route.

Peu avant l’arrivée à Labouheyre, je croise à nouveau Maëva. Alors que nous avions prévu des itinéraires légèrement différents la veille, nous nous retrouvons finalement. Ensemble, nous prenons la direction de l’auberge du centre de Labouheyre. Le patron, Philippe a ouvert son auberge il y a quelques mois seulement, après un burn-out alors qu’il travaillait pour une société de construction. En soirée, nous partageons notre repas tous ensemble. Philippe nous explique qu’il souhaite se lancer sur les chemins de Compostelle, mais en hiver, quand la saison est basse pour son activité. Courageux.

À nouveau, passé 22 heures, le sommeil nous rattrape rapidement. Il est temps d’aller dormir.

04/10

Aujourd’hui, je marche avec Maëva. Notre départ se fait tardivement, sur les coups de 11 heures. Nous avons volontairement décidé d’attendre la fin de matinée pour éviter la pluie prévue entre 08 heures et 10 heures. Mais à la sortie de Labouheyre, peu après 11 heures, des trombes d’eau s’abattent sur nous. Et ce pendant une bonne heure. Super.

Nous longeons l’autoroute A63 une bonne partie du chemin. Nous nous arrêtons casser la croûte à l’abri de la pluie, sous des pins qui arborent un rond-point. Le rêve ! La seconde partie de la journée est plus agréable : nous retrouvons les longs et interminables sentiers des forêts de pins. Toutefois, il faut admettre que marcher à plusieurs entre ces grands arbres rend la marche bien moins monotone. Nous prenons le temps d’aborder beaucoup de sujets. Maëva évoque ses expériences professionnelles. J’évoque les miennes. Je lui parle de Jeanne aussi. Je lui parle beaucoup de Jeanne en fait. À un tel point que je me demande si ça ne l’ennuie pas.

En cours de route, nous décidons d’une pause sur un vestige de table de pique-nique. Nous y faisons la rencontre de deux baroudeurs peu singuliers. Retraités, ils sillonnent depuis cinq ans la France, l’Espagne et le Maroc avec leur camping-car et leurs deux chiens. Mais cette rencontre devient d’autant plus singulière lorsque le couple nous apprend que la table de pique-nique, ce sont eux qui l’ont construite et posée ici et que la maison devant laquelle nous sommes installés, était leur maison avant qu’ils décident de tout plaquer il y a quelques années. La conversation s’interrompt quand le couple remonte dans son camping-car. C’est l’heure de reprendre la marche.

Je me sépare de Maëva à Onesse. Elle préfère y rester pour dormir au camping. Pour ma part, il fait beau, je préfère m’enfoncer en forêt pour trouver un spot où bivouaquer. Vers 18 heures, aux abords du lieu-dit du Grand Coulin, c’est chose faite. Je m’installe tranquillement, j’écoute les sons de la forêt, et je regarde le temps passer.

Vers 22 heures, la pluie pointe le bout de son nez. Pour me protéger de cette délicate situation, je plie mon tarp sur lui-même et accroche ensemble chaque extrémité pour lui donner des allures de bivy bag de fortune. J’y range l’ensemble de mon équipement, prends le soin de m’y glisser, sans laisser dépasser la moindre affaire. Au final, ce bivy bag de fortune est bien pratique pour se protéger de la pluie, mais un peu moins pour lutter contre la condensation.

05/10

Réveil en douceur. La pluie aura cessé après 22 heures, et les bestioles que j’ai entendu rôder, à la différence d’il y a deux nuits, ne sont pas venues me renifler durant mon sommeil.

Au petit matin, le soleil mélangé à la brume offre des teintes particulièrement agréables à observer. Les pins, la fraîcheur de leurs couleurs vertes, la profondeur des ombres projetées jusqu’au sol, la largeur du nuancier de couleur de la bruyère, dégage un mélange subtil qui régale clairement mes yeux et augmente considérablement ma bonne humeur.

L’épreuve est assez courte aujourd’hui. Je prends malgré tout le temps de me reposer toutes les heures. Je m’arrête à Lesperon, où le café y est agréable et l’église imposante. Je discute avec une vieille dame qui me propose d’allumer les lumières de l’église. En m’expliquant le processus d’allumage, je comprends que ça n’a pas l’air simple et qu’on en a au moins pour une heure. Je préfère poursuivre mon chemin.

J’arrive en milieu d’après-midi à Taller, petite commune de moins de 1000 âmes, dotée d’une halte jacquaire et d’un bar/tabac/épicerie/marchand de journaux qui sent le manque d’hygiène. Je m’y installe et commande un Pulco Citron à la patronne, qui me sert avec la même amabilité qu’un fossoyeur. Entre l’odeur qui laisse à désirer et la sympathie du personnel, je ne tarde pas à rejoindre la halte jacquaire.

Pour le dîner, je m’octroie un petit plaisir. À 50 mètres de la halte jacquaire de Taller se situe une pizzeria. Le gérant est sympathique. J’entre dans sa boutique, il me présente sa carte longue comme un dictionnaire. Il commence à m’expliquer, très fièrement, qu’il y a quelques années, il est passé aux Grosses Têtes chez Ruquier. À l’époque, Ruquier et sa bande s’interrogent sur les pizzerias les moins chères de France. Alors que la radio ne cesse d’évoquer une enseigne rennaise où la margarita est à 8 euros, mon nouvel ami gérant s’empresse de décrocher son téléphone pour appeler la radio.

C’est à Taller, chez nous, dans les Landes, que nous vendons la pizza la moins chère ! Il s’agit de la margarita, et elle se vend 5 euros.

Et j’aurais dû me douter de quelque chose. En France, pour 5 euros, il est presque impossible de préparer une bonne pizza. Et bien que conquis par l’accueil chaleureux du gérant, je dois admettre que la pâte non préparée sur place, la sauce tomate sans goût et la mozzarella aux allures de plastiques m’auront laissé une saveur proche de celle de la défaite. Taller, tu m’auras réservé un bien bel accueil !

06/10

En mettant le nez dehors, je m’aperçois qu’il a plu durant la nuit. J’ai bien fait de ne pas bivouaquer. Une très petite étape m’attend aujourd’hui, jusqu’à Dax. La plus petite depuis presque une dizaine de jours. Qu’importe, je ne perds pas trop de temps puisque de la pluie est à nouveau prévue en courant de journée.

Sans le savoir, je traverse pour la dernière fois les forêts de pins. Un pincement au cœur ? Pas vraiment. Des douleurs aux pieds ? Carrément. Le sable qui tapisse les sentiers n’est pas très humide et, en conséquence, représente une véritable épreuve pour les chevilles.

Après m’être perdu en forêt (j’ai voulu emprunter un raccourci mais mon orientation m’a malheureusement fait défaut), je termine l’étape sous une pluie battante, le long de la départementale D947 qui mène à Dax. Un vrai bonheur.

J’arrive malgré tout assez tôt, vers 14.30, à la halte jacquaire de Saint Paul les Dax (commune limitrophe de Dax). Je prends mes aises : douche, lessive et sieste. En fin d’après midi, je pars arpenter les rues de Dax. Dax bénéficie d’eaux chaudes issues de sources naturelles qui font de la ville une station thermale. Les 60 degrés de l’eau disposent, a priori, de vertus médicales ; sans doute la raison pour laquelle la ville est visitée par des cars entiers de vieux dont la principale préoccupation est le soin des rhumatismes.

Malheureusement, nous sommes dimanche et tous les commerces sont fermés. Je n’ai donc pas l’occasion de découvrir la ferveur de la ville et de ses ferias. Je rentre sur les coups de 18 heures, me cuisine quelques pâtes et part me coucher.

07/10

Premier arrêt à la boulangerie en face des sources d’eau chaude du centre-ville de Dax. Je m’avale un croissant et un pain suisse avant de m’engager sur cette nouvelle journée.

La sortie de Dax est longue. Je marche un peu plus d’une heure à travers une banlieue morose avant d’enfin apercevoir un peu de verdure. Je croise quelques pèlerins sur ce début de matinée. En premier lieu, je rencontre un marcheur qui arbore un drapeau breton. Il parcourt le chemin dans le sens inverse. Après avoir atteint Saint Jacques de Compostelle, il m’explique qu’il doit rentrer chez lui, en Bretagne. À pied. Plus tard, j’aperçois les « Jacquettes », deux filles qui se surnomment ainsi et qui entreprennent le pèlerinage depuis Paris. Je ne les ai jamais rencontrées avant, mais j’avais aperçu à plusieurs reprises leur surnom dans les registres des haltes jacquaires. Je n’ai pas l’occasion de discuter avec elles. Les « Jacquettes » sont aux abords d’un cimetière, je ne préfère pas m’arrêter et poursuis mon chemin.

À midi, alors que je foule les terres du village de Cagnotte, je comprends que je suis un peu en avance sur ce que j’avais prévu. J’entreprends une longue pause sur une charmante aire de pique-nique, où je m’enfile un sandwich pesto-moza-jambon de pays, dont les ingrédients ont été soigneusement sélectionnés plus tôt dans la matinée, au Carrefour City du centre-ville de Dax.

À la reprise, je suis surpris par le changement drastique de paysage. Alors qu’un jour encore je traversais une forêt de pins, je me retrouve aujourd’hui à parcourir les collines verdoyantes du Pays basque. Pour la première fois depuis mon départ, je fais face à du dénivelé !

Je signe la fin de ma journée en milieu d’après-midi à Sorde-l’Abbaye, où je suis accueilli par Monique. Elle n’est pas membre de l’association jacquaire locale, mais se charge de recevoir et accueillir les pèlerins lorsque les membres de l’association sont absents. Pratique, puisque Monique habite en face de la halte jacquaire. Elle vit seule, au rez-de-chaussée de sa maison, depuis maintenant plusieurs années. Alors que son village, comme beaucoup en France, se vide de ses habitants et commerces, la réception des pèlerins représente pour elle l’un des derniers actes de sociabilité possible.

En fin de journée, alors que mon corps commence à refroidir, le cou de mon pied droit commence à se raidir. Une tendinite ? Je n’en sais trop rien, mais je commence à me poser des questions. Finalement, avant d’aller me coucher, je prends la décision de ne pas me lever le lendemain. La halte jacquaire de Sorde-l’Abbaye est sympathique, il y a bien évidemment une abbaye à visiter, et je dispose ici de glace et de Ketum. Autant prendre du repos plutôt que de prendre le risque de se blesser. Et à la vue de certaines chevilles observées plus tard dans l’aventure, à l’heure où j’écris ce papier, je ne regrette pas mon choix !

08/10

Journée de pause à Sorde-l’Abbaye.

09/10

Réveil québécois en cette journée de reprise ! La journée précédente, alors que je prenais tranquillement le soleil, Christian et Claudette, les Québécois rencontrés à Brioux, sont arrivés à la halte jacquaire. Sur le papier, ils devaient terminer leur périple à Royan. Finalement, changement de plan, ils ont préféré poursuivre le chemin jusqu’à Roncevaux. À en croire que ce chemin vers Saint Jacques de Compostelle est une vraie drogue.

À l’issue d’un petit-déjeuner que nous partageons, je les laisse prendre les devants pendant que je m’applique du Ketum et quelques soins supplémentaires sur des ampoules qui réapparaissent. Mon tendon me lance encore un peu. Je repars marcher mais je dois être vigilant quant à mon rythme de marche, par crainte de me blesser.

Ce 9 octobre est un jour humide. Quelques averses sont prévues, nous en faisons les frais tout au long de la journée. La distance pour aujourd’hui est courte, pas plus de vingt kilomètres. Et tant mieux, ça m’évite de forcer sur mon tendon et de finir l’étape détrempée.

Quoi qu’il en soit, cette journée signe définitivement l’entrée dans le Pays basque. Les collines sont toutes plus vertes les unes que les autres, les maisons aux murs blancs et volets rouges sont de plus en plus nombreuses, et la belle et chaleureuse réputation des basques se vérifie : les sourires apparaissent aussi facilement que les averses.

En fin d’après-midi je rejoins les Québécois à la halte jacquaire de Bergouey. Claudette a ramassé une quantité astronomique de noix sur le chemin, ce sera une grande partie de notre dîner. À l’issue du repas, nous échangeons un peu puis partons nous coucher. Je peine à m’endormir à cause des doux ronflements de Christian.

10/10

Une fois encore, je comprends que je ne suis pas du matin. Les Québécois, avec qui je partage la chambre, se lèvent une bonne heure avant moi et, dans leur tumulte, me réveille. Il est 08 heures. Mais à l’instar de ce matin à Brioux, Claudette m’a laissé un café bien chaud dans la cafetière. Quel bonheur.

Le temps pour la journée s’est amélioré. Les averses ont laissé place à un ciel dégagé. Mon tendon ne me lance plus. Je n’ai plus qu’une chose à faire, avancer. La route jusqu’à Saint Palais (étape pour ma pause déjeuner) est agréable. Les paysages changent peu par rapport à la veille, mais le beau temps les rend bien plus appréciables. En observant les milans qui survolent les champs voisins au chemin, je m’égare et me retrouve au bout d’un sentier. Le propriétaire de la maison face à moi sort de chez lui, sourire accroché au visage, et s’approche de moi.

Un café ?

C’est probablement le vingtième café qu’on me propose depuis ce matin. C’est sympa, mais j’ai le cœur qui commence à battre un peu trop vite. Je décline poliment sa proposition en lui expliquant qu’il me reste une vingtaine de kilomètres à parcourir avant la fin de la journée et que je ne veux pas perdre trop de temps. Il comprend, m’indique la route à prendre, et je repars de plus belle.

Saint Palais est un village charmant. Surtout son Carrefour Market et le saucisson de pays à 3,50 euros qu’ils ont en rayon. Je m’installe rapidement sur un banc en centre-ville où je croise à nouveau les Québécois. Nous discutons et lorsque j’entame mon déjeuner, ils reprennent la route.

Vers 16 heures, j’atteins la chapelle Soyarza, perchée au sommet d’une colline, qui m’offre une vue sans précédent sur les Pyrénées. Alors que j’avais prévu un bivouac cinq kilomètres plus loin dans l’église d’Ostabat, je préfère finalement une nuit à la belle étoile au pied de la chapelle. La vue, le point d’eau dont dispose la chapelle, ainsi que le beau temps sont clairement les éléments qui me font changer d’avis.

Dans la soirée, j’ai l’occasion d’assister à un coucher de soleil particulièrement sympathique, par ailleurs animé par le passage de pèlerins ou de coureurs à pieds. Avec le recul, cette nuit est sans aucun doute dans le top 5 de mes nuits en bivouac.

11/10

Il est 06 heures quand j’ouvre les yeux pour la première fois. Comme nombreux de mes bivouacs, je me réveille surpris par les douleurs intenses que provoque l’épaisseur de mon matelas. Sauf que ce matin, à la différence de ces nombreux bivouacs, j’assiste à un lever de soleil différent. Derrière les Pyrénées que je peine à observer dans la pénombre de l’aube, une palette de couleurs variant d’un noir profond à un orange sanguin que je ne saurais décrire apparaît tout doucement. En fait, la beauté de ce que j’observe est difficilement descriptible. Je préfère ne pas réfléchir, je préfère contempler et me rendormir peu à peu.

Une heure plus tard, je me réveille définitivement. Le ciel n’a plus ses allures féeriques, mais la montagne a conservé son charme qui, quoi qu’il arrive, reste apaisant. Je range mon sac, m’assois sur un banc voisin pour manger une banane, et observe ce paysage une dernière fois avant de reprendre le chemin.

Il est agréable de marcher tôt le matin. L’air est frais, les animaux sont de sortie, et la brume qui se lève sur les champs apporte un côté mystique à l’aventure. Par contre, lorsqu’un chien saute par-dessus sa grille pour te courir après, tu as tendance à vite redescendre. Alors que je m’avance vers le centre bourg d’Ostabat, j’entends derrière moi des aboiements. Je me retourne pour m’apercevoir qu’à quelques mètres seulement, un chien a décidé de me prendre en chasse. Une main sur le couteau, l’autre main tendue vers le clébard, je commence d’une voix douce à tenter un premier contact avec l’animal.

Doucement mon petit, je passe mon chemin, tu n’as rien à craindre.

En répétant peu fièrement ces quelques mots, je recule en le fixant du regard jusqu’à ce qu’il décide de se calmer. Après quelques pas à marcher à reculons, je gagne la bataille. Le chien cesse ses aboiements et rebrousse chemin.

Ostabat est une petite ville mignonne. Comme beaucoup de ces villages que j’ai traversés, presque tous les commerces ont disparu. Mais ici, l’architecture des bâtiments et l’accent très prononcé de ses vieux habitants rendent la ville bien plus charmante. Je m’arrête au seul commerce de la ville, un bar/épicerie/lieu de vie, où les anciens du village se donnent rendez-vous tous les jours, pour parler potins et acheter une baguette. Pendant que je commande un café, je m’installe au comptoir du troquet où un local tente d’entamer la conversation. Je comprends un mot sur deux. Nous n’irons pas bien loin.

Au plus je m’approche de Saint-Jean-Pied-de-Port, au plus je croise des pèlerins. Tout doucement, je comprends que je ne serai bientôt plus seul sur les chemins que j’emprunterai jusqu’à Compostelle. Je croise notamment deux Belges, Audrey et Serge. Audrey est partie il y a un mois du Puy et comme moi, elle bivouaque de temps à autre. Pas comme moi par contre, elle casse les noisettes avec ces dents et se lave dans les rivières… Serge quant à lui marche depuis quelques jours. Peu habitué à la randonnée, il a décidé de rejoindre Audrey sur la fin de son parcours.

Pour déjeuner, je m’installe sur le bas-côté d’une petite route de campagne, auprès de chevaux en semi-liberté. Même s’ils reluquent mon magnifique saucisson acheté à Saint Palais et qu’en conséquence, je ne suis pas très serein, les canassons apportent une ambiance cow-boy à la pause, et c’est sympa.

J’arrive finalement à Saint Jean Pied de Port en milieu d’après midi. Je prends le temps d’effectuer quelques achats, d’envoyer une lettre à Jeanne, de siroter un Pulco Citron, de croiser Christian et Claudette, mais surtout de faire la rencontre de Martin. Nous faisons connaissance dans l’auberge municipale de la ville (que je recommande par ailleurs puisque très peu chère et bien conviviale). Martin est un jeune suisse parti de Genève, à 1000 kilomètres de là. Il bosse dans l’informatique et quand il rentrera au pays, il devra passer son service militaire. Nous décidons finalement de dîner ensemble.

12/10

1 400 mètres de dénivelé positif et un départ à 8 heures. C’est ce qu’il faut retenir pour notre départ d’aujourd’hui. Je ne me suis jamais levé aussi tôt pour fournir un effort aussi intense depuis le début de ce pèlerinage.

C’est ainsi que nous, Martin et moi-même, partons à l’aube. Il fait encore frais et, le soleil, bien caché derrière les nuages, peine à se lever. Les premiers mètres sont difficiles mais nous rentrons rapidement dans le rythme. À peine sortis de Saint-Jean-Pied-de-Port, nous croisons des pèlerins par dizaines, qui, comme nous, tentent de rejoindre Saint Jacques de Compostelle. Il devient clair que l’ambiance sur le chemin va changer pour les jours à venir : d’un parcours solitaire où les seuls moments en société étaient rythmés par des rencontres hasardeuses avec des inconnus de passage, je vais basculer sur un chemin foulé chaque jour par des dizaines de marcheurs au seul et même objectif : atteindre coûte que coûte la sainte ville de Saint Jacques de Compostelle.

Après une heure de marche, nous faisons la rencontre de Robert (à défaut de lui avoir demandé son prénom, nous l’appellerons Robert pour la suite du récit). Robert a plus de 50 ans. Tous les samedis, il parcourt les 1 400 mètres de dénivelé positif pour s’entraîner. C’est important de garder la forme à cet âge nous dit-il. Lors de notre conversation, nous évoquons les problèmes des éleveurs vis-à-vis des loups et des ours.

Aussi, il nous donne une palanquée de conseils sur le Camino Francès. Curieux, nous lui demandons comment est la ville de Saint Jacques de Compostelle. Il nous répond, peu fier, qu’il n’y est jamais allé et qu’il n’a même pas pratiqué le Camino Francès. À quoi bon donner des conseils alors ? Robert, comme certains que j’aurais l’occasion de croiser plus tard, rentre dans cette catégorie des vieux de plus de 50 ans qui te donne des leçons sur la vie, sans jamais avoir vécu la leur.

Au plus nous nous rapprochons du sommet, au plus le vent souffle. À un tel point que sur certaines portions, face au vent, nous avons l’impression de doubler notre effort. Nous atteignons le sommet tout juste après avoir franchi la frontière espagnole. D’une manière étonnante, le passage de la frontière change beaucoup de choses : la langue, la signalétique (place aux fameuses flèches jaunes du Camino Francès), la météo, et surtout le paysage. La montée que nous subissions il y a encore une heure de ça, sous le vent et une légère bruine, se transforme sur les terres espagnoles en une descente en forêt, ciel bleu et vent quasi inexistant. Plus qu’un seul objectif maintenant : Roncevaux.

Roncevaux est une usine à touristes pèlerins par excellence. Je paie 3 euros pour bénéficier d’une douche chaude dans une abbaye qui a complètement été repensée pour l’accueil des pèlerins. Environ 100 lits superposés (pour un accueil allant jusqu’à 200 marcheurs) sont répartis le long de deux couloirs. Pour ma part, je préfère passer la nuit sous l’un des porches de l’abbaye.

Le soir venu, après un beau passage orageux (heureusement que j’ai installé mon bivouac sous un porche), nous nous sommes offert le confort d’un repas à 12 euros, soupe + pâtes + poulet + frites + glace + vin ! Pour faire au plus simple, le restaurateur a dressé des tables de dix convives. Ainsi, nous pouvons compter autour de la table un français (moi-même), un suisse (Martin), deux Italiens, deux Espagnols, et quelques autres dont les nationalités m’ont échappé.

Après quelques verres de vins, le ton commence à monter. Nous échangeons tous à propos de nos premières expériences. Certains marchent depuis ce matin, ou d’autres marchent comme moi depuis un mois déjà. Sur les coups de 21 heures, le restaurateur nous fait comprendre qu’il ne va pas tarder à fermer. Ce qui n’est pas plus mal puisque la fatigue se lit sur le visage de certains, comme sur le mien j’imagine. Nous quittons tous le restaurant pour retrouver nos lits et bivouacs respectifs.

Je croiserai à nouveau certains des pèlerins avec qui j’ai dîné ce soir. Pour les autres, ce soir aura été notre seul moment d’échange.

13/10

Martin et moi-même avons convenu d’un départ à 8.30 ce matin. Il passe sous le porche pour me réveiller vers 8 heures finalement. Il m’explique que l’abbaye, pour s’assurer que personne n’oublie de se réveiller, joue dès 6.22 très précises des musiques religieuses. Pourquoi pas.

Nous effectuons notre première pause au village suivant, le temps d’un café, d’un croissant et d’un retrait au distributeur. Nous reprenons rapidement la route pour profiter du temps frais et agréable d’aujourd’hui. L’orage de la veille a laissé derrière lui un ciel bleu et des températures douces, non négligeables pour marcher dans de bonnes conditions. Par ailleurs, les paysages depuis le passage de la frontière n’ont rien à voir avec ceux que j’ai pu expérimenter sur la Via Turonésis. Comme nous n’avons pas encore totalement quitté les Pyrénées, nous arpentons beaucoup de chemins rocailleux et vallonnés, biens plus sympathiques que les routes départementales que j’avais pu emprunter en France. Par contre, je ne cesse de me laisser surprendre par le nombre de pèlerins que l’on croise depuis hier. Cette densité de marcheurs me rappelle celle avec laquelle j’avais marché il y a quelques années de ça sur le très célèbre Tour du Mont Blanc (que je recommande quand même).

En cours de route, je fais la rencontre de Fabien. Nous sommes amenés à échanger puisque lui aussi pratique le bivouac. Il a 37 ans et a voulu prendre de grandes vacances pour ralentir sa vie de saisonnier, où il m’explique enchaîner depuis bien trop longtemps sans vraiment profiter. Il me raconte aussi ses aventures de jeunesse, notamment celle en Amérique du Sud, où il a été victime d’une expérience paranormale. En pleine randonnée dans les Andes, son groupe et lui-même auraient vu leur guide entrer en transe, devenir possédé par un être inconnu. Je ne sais pas si je dois le croire, mais il raconte bien l’histoire. J’y accroche !

Ce soir, il fait bon, ce sera bivouac. À l’issue d’un Pulco Citron local dans la charmante ciudad de Larrasoaña, et en compagnie de Martin et d’un espagnol avec qui nous avons dîné la veille, je pars dans les champs me trouver un endroit où dormir.

14/10

Alors que je me réveille, j’aperçois les premiers pèlerins qui foulent le sentier à proximité de mon bivouac. Comme eux, je me mets en route. Aujourd’hui, je prévois d’atteindre Pampelune. Les paysages sont fidèles à ceux que m’a offerts l’Espagne jusque-là. La terre qui tend vers des nuances ocre ou le manque d’eau sur certaines exploitations me rappellent que la France est bel et bien derrière moi.

L’arrivée à Pampelune se fait sans encombre. La traversée de l’agglomération est rapide (bien plus qu’à Bordeaux). Je prends même le temps de m’acheter un paquet de Camel à rouler à 5,20 euros. Quelle affaire ! Je passe de larges fortifications qui entourent les rues du centre-ville. J’en parcours quelques-unes, avant de m’attabler à un bar à tapas, le meilleur selon Google. Je commande une belle poignée de champignons en brochette, sautés dans une huile à l’ail, un régal. Au bout de quelques minutes, je suis rejoint par Martin qui revient tout juste du Décathlon. Il avait besoin de nouvelles semelles et d’autres articles.

En début d’après-midi, nous décidons finalement de ne pas rester à Pampelune et de poursuivre notre chemin. Nous avons repéré une albergue à Zariquiegui, deux villages plus loin. En quittant la ville, nous ne sommes plus à l’abri du vent. Il souffle excessivement fort et surtout, il nous apporte une tempête, pleine de pluie et de foudre, comme on les apprécie. Au passage d’un lotissement, je propose à Martin que l’on trouve un abri, en vue d’éviter que le ciel ne nous tombe sur la tête. Nous ne perdons pas trop de temps et nous nous asseyons sous un préau, attaché à un petit immeuble. Martin prépare un café, quand, d’un coup, le tonnerre gronde. Puis en un claquement de doigts, la pluie s’abat sur la tôle de notre abri, provoquant un bruit assourdissant empêchant toute communication verbale. Pendant 45 minutes, nous restons sous cet abri, à attendre une meilleure météo.

Finalement, nous marcherons ensemble jusqu’au premier village. Un peu usé, je décide de rester ici pour la nuit. Martin préfère poursuivre. Nous ne nous reverrons plus jamais.

Dans l’auberge, je croise à nouveau l’espagnol avec qui nous avions dîné à Roncevaux. Mais surtout, je croise Michel, un français d’une cinquantaine d’années avec qui j’avais brièvement échangé il y a deux jours. Michel est retraité des transports publics de Belfort, d’où il est originaire. Il n’aime pas trop sa ville, puisqu’il trouve qu’elle est « trop dans le social ». Étonnant pour un type qui profite d’une belle préretraite financée par la collectivité. Peu importe, Michel ne parle pas un mot d’anglais et me demande s’il peut dîner avec moi ce soir. J’accepte. Il poursuivra toute la soirée avec des anecdotes plus farfelues les unes que les autres, et qui après 4 verres de vins me feront quand même rire. Au dessert, il comprend que je ne le prends plus au sérieux. Il me dit qu’il n’a plus faim et part se coucher. Je finis ma tarte, et pars m’enfoncer dans mon duvet.

15/10

Réveil en douceur avec 200 mètres de dénivelé positif, qui laissent place à une vue forte agréable sur l’ensemble des versants de la Sierra. Il y fait par contre assez froid, je ne m’y attarde pas trop et me dirige vers le prochain village pour le petit-déjeuner. Arrivé sur place, je croise à nouveau Michel, qui avait quitté l’albergue avant moi ce matin. Il me propose de m’installer avec lui mais heureusement, je suis fumeur, et je préfère apprécier mon café en terrasse, et en compagnie d’une cigarette, plutôt que de rester assis face à lui et ses histoires rocambolesques.

En terrasse, je fais la rencontre d’un second Michel, que je nommerai Michel 2 jusqu’à la fin de mon pèlerinage. Malpropre en apparence (c’est-à-dire que la sueur qui recouvre son visage à 9 heures du matin ne l’aide pas vraiment), bien bedonnant, sac mal réglé, et surtout infesté de punaise de lit, Michel 2 est aussi tête en l’air. Après avoir marché un peu plus d’une heure, il me raconte s’être rendu compte que ses bâtons étaient restés à l’auberge où il a passé la nuit. C’est con. Il tente, dans son malheur, de poursuivre ses explications. Mais lorsqu’il entame le passage sur les punaises de lit, je lui fais gentiment comprendre que je dois reprendre mon chemin.

À midi, j’arrive à Puente la Reina. J’y trouve un Dia, petite supérette espagnole dans laquelle je fais le plein de vivres pour les jours à venir. Le soleil est à son zénith, j’en profite pour me préparer un sandwich de folie (jambon et tomates) que je prends le soin de déguster à l’ombre d’un pont, en bord de l’Arga, la rivière qui traverse la ville.

La température pour l’après-midi s’annonce aussi belle que pour ma pause de midi. J’en profite ainsi pour reprendre ma route et trouver un bivouac. Après une bonne heure de marche, c’est chose faite. Je me retrouve face à une aire de repos, sous un champ d’oliviers, adjacent au chemin. Des tables et chaises y sont disposées et un peu plus loin, entre quelques arbres, une toile a été tendue : idéal pour le bivouac !

Plus tard, dans la soirée, le propriétaire des lieux me rend visite. Il s’appelle Yann, la trentaine, aux allures de hippie mal compris. À cause de mon espagnol approximatif, je peine à comprendre ce qu’il me raconte. Néanmoins, en anglais, il arrive à m’expliquer qu’il est propriétaire de 12 % des champs. Si les 12 % sont évidemment exploités pour les olives, Yann souhaite aussi en faire un lieu calme et culturel, un Olive Garzen très exactement, où pèlerins de Saint Jacques de Compostelle et troubadours pourraient se rencontrer le temps d’une pause, d’une journée et pourquoi pas d’une nuit si, comme moi, ils désirent bivouaquer. D’ailleurs, il est en train d’installer des toilettes et une douche au fond de sa parcelle. Nous poursuivons la conversation, Yann roule un joint. Il me propose de fumer. Je refuse gentiment, lui expliquant que je préfère rester sobre lorsque je bivouaque seul. Il fume son joint et repart dans le Kangoo avec lequel il était arrivé deux heures plus tôt.

Ce soir, le vent souffle fort. Les températures ont nettement chuté. Il est 20.30 et je suis frigorifié. Je décide d’aller me coucher.

16/10

Ce matin, mon réveil me rappelle ma nuit à Saugnacq, dans les Landes. Alors que je viens à peine d’ouvrir les yeux, deux petits chiens s’approchent timidement de mon duvet en cherchant, à cette heure-ci, désespérément à manger j’imagine. Quand l’un d’eux va tenter de vider la poubelle à quelques mètres de là, je pense ne pas me tromper. De fait, je partage mon petit-déjeuner avec eux : l’un des rares moments trop choupi de l’aventure je dois l’admettre.

Faute d’avoir essayé, mes deux nouveaux compagnons n’ont pas souhaité m’accompagner. Je reprends donc la route, seul, comme à ma grande habitude. Le temps ne fait pas autant carte postale que la veille, mais n’en est pas pour autant désagréable quand il s’agit de marcher. À midi, je fais une pause à Estella. La ville n’a rien d’exceptionnel mais compte parmi ses nombreux commerces une banque dans laquelle je peux retirer de l’argent, une boulangerie/bar qui vend du pain rassi, un skate park dans lequel je peux manger tout en regardant de jeunes skateurs en devenir, et un café dont les toilettes sont très propres, et le gâteau au yaourt délicieux (n’y voyez aucun rapport bien évidemment).

En quittant Estella, je passe devant le très réputé monastère d’Irache, où une fontaine à vin est à disposition des badauds. Le doux jus de raisins est gratuit et illimité et je n’ai presque rien bu depuis mon départ. Je m’y arrête, bien évidemment. Je bois un verre, bien évidemment. Je bois un second verre, bien évidemment. Je bois un troisième verre, bien évidemment. Je bois un quatrième verre, bien évidemment. Je suis bourré, bien évidemment. Il me reste 5 kilomètres à parcourir jusque Monjardin. Le ciel s’est miraculeusement dégagé et le soleil vient délicatement accompagner mon ivresse. Après une cigarette, je reprends la route doucement. Mes jambes semblent plus lourdes qu’à l’accoutumée. Mais dans cet état second, la marche en est devenue agréable.

Arrivé à Villamayor de Monjardín, je fais la rencontre d’une équipe de retraités hollandais qui tient bénévolement la halte jacquaire du village. Ils me proposent une eau citronnée que je ne refuse pas. L’alcool m’a desséché, un peu d’eau fraîche me fera du bien. Nous discutons pendant une bonne heure, de Saint Jacques de Compostelle bien sûr, mais aussi de la France, des Pays-Bas, du vélo, et enfin, du château de Monjardin. Le château de Monjardin est perché sur une colline aux abords du village, à 890 mètres d’altitude. Il s’agit d’un château médiéval qui fut au cœur de grandes batailles lors du Xe siècle, dont il reste aujourd’hui quelques ruines qu’il est possible de visiter.

Les échanges avec les retraités hollandais m’amènent à une seule et même conclusion : il faut que je grimpe dormir là-haut ! Je ne mets pas loin de trois quarts d’heures pour rejoindre les portes de la forteresse. La montée se fait sans encombre (c’est-à-dire que j’ai 800 kilomètres d’entraînement dans les jambes), et la vue, une fois au sommet, est magnifique. Pour chacun des points cardinaux, on peut observer des kilomètres et des kilomètres de paysages. Le ciel est entièrement dégagé, ce qui offre un panorama unique : à l’est je peux voir la ville d’Estella, d’où je suis venu ; à l’ouest, je peux observer le chemin que j’emprunterai demain.

Plus tard dans la soirée, je suis rejoint par David et Larissa. Il est belge, elle est suisse. Il est en route depuis Vézelay et il bivouaque autant qu’il le peut. Elle est en route depuis le Puy en Velay et elle dort en halte jacquaire. J’échange un peu du chorizo acheté il y a quelques jours contre une bière que David a pris la peine de monter jusqu’ici. David, en plus de son accent très reconnaissable, dispose toujours d’une boisson typique de chez lui dans son sac. Je ne sais pas comment il se débrouille, mais il m’explique toujours porter entre un et deux litres de bière avec lui. Larissa prend une bière aussi, et nous commençons à discuter, tous ensemble, perché sur le versant ouest de la colline du château.

Ce soir, à la vue de l’endroit sensationnel dans lequel nous passons la nuit, David avait prévu pour trois litres de bière. Alors que je pensais en avoir fini avec l’alcool, je remets ça en refaisant le monde avec un belge et une suisse. Après un splendide coucher de soleil, nous nous abritons dans une salle adjacente aux ruines du château. La porte est ouverte, nous en profitons pour y monter notre bivouac. Larissa enfile sa lampe frontale et rejoint la halte jacquaire tenue par les Hollandais. À nouveau plongé dans l’ivresse, je m’endors aux côtés de David, bercé par nos ronflements respectifs.

17/10

David a du café et j’ai un réchaud. Pour la première fois depuis mon départ, je profite d’un petit-déjeuner grand luxe. Au bout d’une heure, je décide d’abandonner mon nouvel ami belge qui prévoit de rester au château jusqu’à la fin de la matinée.

Peu d’anecdotes sur cette journée qui commence à ressembler aux autres. À force de bivouacs, je n’ai pas eu accès à des lavabos pour ma lessive. Du coup, aujourd’hui, pas le choix : à la sortie d’un petit village dont le nom m’échappe, je décide de faire la toilette et la lessive auprès d’une fontaine. Pendant une petite heure, en fin d’après midi, je prends le temps de passer du savon de Marseille sur mon corps et mes fringues. Heureusement, il fait beau.

Ce soir, je bivouaque à l’Ermita del Poyo. Au départ, je pensais trouver un refuge ici. David m’avait indiqué qu’il avait déjà dormi dans des ermitages. L’Espagne regorge de ces bâtiments qui, à l’époque, étaient réservés à la vie en isolement, souvent pour des raisons religieuses. Mais aujourd’hui, beaucoup de ces bâtiments sont, d’après David, à l’abandon ou non occupés. Du coup, il serait a priori facile d’y trouver refuge. À l’Ermita del Poyo, ça n’est pas mon cas : la porte est fermée à clé.

Finalement, je décide de monter mon bivouac à l’orée d’une forêt, non loin de là. En m’asseyant sur mon tarp, je comprends que je peux apercevoir le château de Monjardín, perché sur ses 890 mètres de colline. La vue devient alors splendide. Je m’endors doucement en observant les lumières qui s’allument en même temps que le soleil se couche, jusqu’à 02 heures où je suis réveillé par une pluie battante.

18/10

Une longue journée m’attend. La pluie n’a cessé qu’à partir de 06 heures, soit quatre heures non-stop. Je suis ravi. Je me réveille dans l’humidité, avale quelques gâteaux, range mes affaires, et reprends tout doucement la route. En chemin, je croise beaucoup de pèlerins que je commence à avoir l’habitude de croiser. On s’arrête et on discute quelques instants.

– T’as pas froid la nuit ?
– Non ça va, j’ai un duvet -14 degrés.

Extrait d’une conversation que j’ai tenue cinq fois dans la journée.

Je m’octroie une première pause à Viana. Il y a un marché, c’est l’occasion d’acheter quelques fruits et légumes. Je prends aussi le temps de me payer un café et un tapas : un sandwich fourré à l’omelette au chorizo. Un régal !

À la reprise, je ralentis un peu le rythme. J’avance avec une Française, la soixantaine, dont la hanche droite lui fait défaut. Elle m’explique que depuis sa retraite il y a quelques années, elle a envie de profiter. Elle m’explique aussi qu’avec sa hanche, c’est plutôt compliqué. Hypocondriaque de nature, je ne peux qu’affirmer ses propos. Mais elle me donne la solution miracle : une amie lui a conseillé d’enrouler une serviette autour de la partie droite de la ceinture de son sac, ce qui a pour effet d’augmenter artificiellement le volume de la ceinture et donc de limiter la presse contre sa hanche. Pas con.

J’arrive à Logroño sans grande difficulté, avec en prime un ciel dégagé. Logroño est une ville de taille moyenne, plutôt animée, et qui dispose de pas mal de boutiques. Je m’arrête dans une église pour prier quelques instants, je mets les pieds dans un marché couvert full of chorizos, j’achète quelques denrées à Carrefour, et je m’installe dans un parc où pendant mon repas, j’observe des rats et des écureuils jouer ensemble. Je profite du soleil pour sortir toutes mes affaires et les sécher. Dans l’humidité de la matinée, je ne m’étais notamment pas rendu compte que mon duvet -14 degrés avait pris l’eau…

Sur les coups de 16 heures, je reprends la route. Je ne sais pas encore où dormir, même si j’ai repéré un lac autour duquel il y a sans doute possibilité de trouver un abri. En y arrivant, je me rends compte que ce lac est un vrai paradis pour écureuil. Sur l’une des nombreuses tables de pique-nique du parc, je fais la rencontre d’un vieil espagnol dont les poches dégueulent d’amandes. Plutôt surpris à première vue, je me rends compte qu’il se sert des amendes pour nourrir les habitants du parc. Je m’installe finalement avec lui pendant une bonne heure. Il ne parle pas anglais et je n’ai toujours pas progressé en espagnol, mais je comprends que les amendes proviennent d’un champ voisin. J’essaie par la suite, à l’aide d’amandes, de corrompre un écureuil pour qu’il m’accompagne jusqu’à Saint Jacques de Compstelle. En vain, puisque les petits ont compris que la liberté vaut bien mieux qu’un milliard d’amendes.

À 18 heures, le vieil espagnol a épuisé ses stocks d’amandes et je n’ai pas trouvé de bivouac. D’autant plus que le parc est bien plus fréquenté qu’espéré, que la météo a changé et que de la pluie est prévue pour cette nuit. Je repère à une heure de marche, l’albergue de Navarrete qui détient une cuisine et une machine à laver. Le plan me semble correct après quatre jours de bivouac. Je me remets en route.

19/10

Le temps est humide ce matin. Je quitte l’albergue de bonne heure, le soleil ne s’est toujours pas levé. Le temps d’un café au troquet voisin, j’observe les quelques pèlerins qui passent devant moi, et que je m’empresserai de suivre une fois mon jus terminé.

Sur la route, j’aperçois un panneau indiquant que Burgos se situe à 89 kilomètres. Il me réchauffe le cœur puisque 89 kilomètres, c’est cinq jours de marche. Et cinq jours de marche, c’est la distance qui me sépare de Jeanne, qui a prévu de me rejoindre pour une semaine.

Un peu après midi, j’atteins la ville de Najera. Avec ses allures de cité industrielle, la ville m’enchante peu, mais j’ai faim. Je prends le temps d’acheter chez un épicier asiatique quelques ingrédients pour casser la croûte, et me dirige vers la Najerilla, la rivière qui traverse le centre-ville. Je m’y installe pour pique-niquer.

Je suis rapidement rejoint par Anne, une allemande de l’est de 18 ans, qui marche à une allure délirante (elle doit faire de 6 kilomètres par heure en étant au repos je pense). Nous discutons un petit peu. Elle m’explique qu’elle est censée aller à l’université mais qu’elle ne sait pas quelle filière l’intéresse. Elle est surprise quand je lui relate mon passé de banquier. Après une heure de conversation, un brésilien membre de la Légion étrangère se joint à nous. Vraisemblablement sous le charme de la jeune allemande (son regard ne ment pas), il lui explique qu’il a repéré une albergue dans le centre. Sans trop de réflexion, elle décide de le suivre. Je les regarde partir tout en terminant mon paquet d’Oreo acheté chez l’épicier plus tôt dans la journée.

La sortie de Najera se fait sur un joli dénivelé positif dont l’arrivée offre un agréable panorama sur la vallée. On y observe le centre-ville de Najera, sa banlieue dépourvue de charme et d’humanité, mais surtout, une ribambelle de rapaces qui tournoient à une vitesse folle, et dont les plus grands dépassent sans doute le mètre cinquante d’envergure. Le spectacle est sympathique. Je reste planté là une bonne demi-heure à observer le ciel avant d’être dérangé par un couple d’Allemands véganes qui tentent d’entamer la conversation.

Dans la soirée, je trouve refuge dans l’albergue d’Azofra, refaite à neuf il y a quelques années. Elle est immense, à un tel point que j’ai une chambre pour moi tout seul ! Un fait très rare sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle. Je suis rejoint avant la tombée de la nuit par Larissa, rencontrée au château de Monjardín, et une pèlerine portugaise, Eneida. Nous dînons ensemble, nous échangeons sur les chemins parcourus depuis Monjardín, nous partageons une tablette de chocolat et nous partons nous coucher.

20/10

On ne perd pas de temps ce matin. Les filles m’ont proposé de marcher avec elles pour un départ fixé à 08 heures. L’humidité a follement grimpé à cause de la pluie qui est tombée toute la nuit, et de nouvelles averses sont prévues en fin de matinée. Nous nous mettons en route rapidement.

Après dix kilomètres de marche, nous traversons la ville fantôme de Cirueña. La ville dispose de plusieurs dizaines de barres d’immeuble, dans 90 % des cas à vendre ou à louer. Pas de voiture, pas le moindre signe de vie hormis un chien errant et quelques badauds. Après moult réflexions, nous en venons à conclure que Cirueña a bénéficié de l’hérésie des promoteurs avant la crise de l’immobilier qui a secoué le pays il y a quelques années.

À la sortie de Cirueña, le ciel commence à devenir franchement menaçant. Il doit rester une quinzaine de kilomètres avant l’albergue de Grañón, nous décidons donc de ne plus prendre de pause. Finalement, c’est à vingt minutes avant l’arrivée, alors que je suis en pleine conversation téléphonique avec Alix, que le ciel se décide à nous tomber sur la tête.

Ce soir, nous créchons à l’albergue dite Donativo de Grañón. Le Donativo, c’est un système où tu peux manger et dormir en l’échange d’un don. Ce don, tu en décides le montant et, le tenancier de l’albergue n’en aura pas connaissance puisque l’argent est déposé anonymement dans un tronc. De manière générale, les albergues en Donativo demandent une contribution à chacun des pèlerins pour les tâches quotidiennes. Ici, c’est la cuisine qui est mise à l’honneur. Avant de passer à table, la vingtaine de pèlerins présents se met aux fourneaux pour préparer une salade verte, du taboulé, des lentilles saucisses revenues dans une sauce tomate, et une salade de fruit en guise de dessert. Un régal !

Lors de la préparation du repas, j’ai l’occasion de croiser à nouveau Fabien, avec qui je partage mes anecdotes sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle depuis notre rencontre jusqu’ici. Je lui présente Larissa et Eneida, il me présente avec qui il marche depuis plusieurs jours, et avec qui j’aurais l’occasion de marcher à nouveau plus tard dans l’aventure. Je fais notamment la rencontre de Nathalie, française, de Marie-Claire, française aussi, de Chloé, canadienne, et d’une allemande et son mec danois dont leurs noms ne me reviennent plus… Mais surtout, ce soir, Michel est présent. Tout au long du repas, nous échangerons sur nos souvenirs. Autour d’une bonne bouteille de vin bien évidemment !

Après le repas, nous sommes tous un peu fatigués. L’énergie dégagée dans la pièce est agréable. Chacun discute au coin du feu qui a été allumé quelques heures plus tôt. Un couple d’Italien joue de la guitare. Un suédois se met à ronfler. Peu à peu, je commence à m’endormir.

21/10

À l’instar d’hier, je quitte l’albergue en compagnie des filles, qui ont décidé de partir avant le lever du soleil. On ne va pas se mentir, les premières centaines de mètres sont difficiles. Le suédois a ronflé toute la nuit et je suis totalement KO. Par ailleurs, un anticyclone a profité de la nuit pour s’installer sur les plaines céréalières alentours, provoquant une chute des températures qui frôlent les zéros degrés. Mais aux vues des couleurs qui s’offrent à moi, je ne regrette en aucun cas d’être parti si tôt. Le soleil se lève peu à peu de l’autre côté de Grañón, que nous avons laissé derrière nous, et offre un nuancier de bleus comme j’en ai rarement observé (d’un côté, je ne suis pas très matinal). Vers l’avant, nous commençons à apercevoir les monts enneigés de la Sierra Demanda qui exercent une écrasante domination sur les plateaux de la province de Burgos. La beauté de cet ensemble naturel ne nous donne qu’une envie : poursuivre ce fameux chemin jusqu’à Saint Jacques de Compostelle !

En fin de matinée, je me sépare des filles pour aller siroter un café au soleil, sur la Plaza Mayor de Belorado. J’y reste un peu plus longtemps que prévu puisqu’un marché est installé sur la place. Je prends le temps de me perdre dans les allées et de trouver le meilleur chorizo pour mon repas de ce midi. Au coin d’une allée, je me retrouve nez à nez avec le Suédois ronfleur qui me propose un café. À la vue du temps que j’ai déjà passé au marché, je préfère ne pas accepter et reprendre la route.

À l’issue d’une ultime pause pour un instant cuisson quinoa et chorizo, je finis ma journée aux alentours de 16 heures en m’installant dans l’albergue de Villafranca, où je suis rejoint par Fabien et sa bande, à laquelle s’est greffé un couple d’Américains. Encore une fois, nous boirons beaucoup de vin ce soir. Les filles me racontent que le suédois ronfleur serait aussi un forceur, un peu trop tactile avec les filles. Heureusement, il n’y a pas eu de débordement. Je n’ai pas grand-chose à ajouter hormis qu’il ronfle et qu’il m’ait proposé un café plus tôt dans la journée.

Après quelques verres de rouge et un joint offert par un espagnol de passage, ma tête se fait lourde. Il n’est pas loin de 21 heures, je pars me coucher.

22/10

Avant dernière étape avant Burgos. En mettant le nez dehors, nous nous rendons compte que l’anticyclone de la veille nous a quittés pour laisser place à une abondante humidité. Le brouillard est omniprésent jusque 10 heures, nous limitant la vue à quelques mètres seulement. Le chemin emprunté ce matin est toutefois agréable. Nous traversons une forêt qui, noyée dans cette brume profonde, prend des allures de forêts maléfiques tout droit sorties du Seigneur des Anneaux. Plus d’une fois, je songe à partir en hors-piste pour m’enfoncer dans la noirceur de cette forêt. Mais les trous au niveau du gros orteil sur chacune de mes chaussures me rappellent gentiment qu’il serait con de se retrouver les pieds trempés parce que j’ai décidé de partir en hors-piste…

Au bout de quelques kilomètres, je croise Larissa, Eneida et Marie-Claire, plantées au milieu du chemin, à l’essayage d’une danse qui n’est pas près de nous ramener le soleil. La forêt serait-elle donc maléfique au point de rendre les gens fous ? Ou tout simplement, est-ce que la route vers Saint Jacques de Compostelle commence à altérer nos esprits ? Peu importe, nous poursuivons notre chemin ensemble jusqu’à un troquet où nous décidons de nous arrêter puisqu’une cheminée y est allumée. À l’issue d’un café, je reprends la route, seul.

Le reste de la journée est agréable. Je ne cesse de penser à Jeanne, ce qui me donne une force considérable pour avancer. Si elle arrivait aujourd’hui, j’aurais clairement pu continuer de marcher pour atteindre Burgos en fin de journée.

La météo reste toutefois menaçante. Jusque Atapuerca (ville où nous aurons l’occasion de repasser avec Jeanne pour visiter les sites archéologiques), j’emprunte un chemin qui longe les pâtures. Je m’arrête quelques instants pour observer les vaches qui sont plutôt belles, et surtout très accueillantes. Beaucoup de pèlerins ont laissé des traces au sol à proximité des vaches. Mais composées uniquement de caillasses, les traces n’ont encore rien à envier aux crop-circles, même si elles s’en rapprochent.

Une fois Atapuerca derrière moi, le chemin vers Compostelle reprend de plus belle avec une bosse de 200 mètres de dénivelé. Au sommet, difficile à distinguer à travers la brume, la ville de Burgos ; moins de 30 kilomètres doivent me séparer de la capitale de la région éponyme.

J’arrive finalement en début d’après midi à l’albergue d’Orbaneja, après un hors-piste du tonnerre à travers des champs boueux qui m’a permis de gagner cinq minutes, de crotter mes chaussures comme jamais, et d’observer deux chevreuils. L’albergue choisie est sans prétention. Au rez-de-chaussée, on y trouve un bar restaurant ; à l’étage, la chambre commune, une salle de bains, et l’appartement des propriétaires, qui ne dépassent pas les 30 printemps.

Dans la soirée, je suis rejoint par Larissa, Eneida et Marie-Claire qui ont aussi choisi de crécher dans cette albergue. À table, le vin coule à flots. Nous nous remémorons les passages de la journée, dont l’accoutrement de Michel que nous avons tous croisé en début de matinée et qui nous a tous bien fait rire (à défaut d’avoir une photo, je me passerais d’ajouter des commentaires sur cette tenue).

Enfin, lorsque les anciens commencent à quitter le bar, le patron nous laisse comprendre qu’il s’agit d’aller se coucher. Je lui demande si je peux fumer une dernière cigarette.

Pas de problème, mais tu fumes à l’intérieur.

Et tout juste après avoir roulé ma cigarette, le tenancier me sort un pot de confiture rempli d’une marijuana qu’il aurait eu par son beau-frère qui cultive à San Sebastian… À l’heure où j’écris ces lignes, je ne sais toujours pas si j’ai vraiment bien compris ce que le tenancier disait. Mais une chose est sûre, à l’albergue d’Orbaneja, on a le sens de l’accueil !

23/10

Aujourd’hui, il s’agit de ma dernière étape avant de retrouver Jeanne et de prendre une semaine de pause. Le vin descendu hier m’a un peu retourné l’estomac certes, mais une douzaine de kilomètres nous séparent du centre-ville de Burgos. Après avoir grignoté quelques gâteaux, les filles et moi nous mettons en route.

Plus nous avançons, plus notre corps nous rappelle que le vin ne fait pas bon ménage quand il est consommé en trop grande quantité. La traversée de Burgos est longue. Trop longue. Nous commençons par longer l’aéroport (30 minutes de marche), pour ensuite traverser une zone industrielle de l’angoisse (une bonne heure de marche), avant de finir en longeant la rivière qui traverse le centre de Burgos (une heure de marche).

Après quelques tapas, pinchos et cafés, nous nous séparons. Il est 14 heures, je pars rejoindre l’hôtel réservé quelques jours auparavant. Jeanne arrive à la gare de Burgos à 22 heures, je suis excité comme si je ne l’avais pas vu depuis six mois.

29/10

Pour la dernière fois depuis six jours, je me réveille aux côtés de Jeanne, qui s’apprête à partir. Elle ne le saura pas jusqu’à la lecture de ce billet, mais j’ai pleuré ce matin-là.

Pour la reprise, je prévois une étape de 20 kilomètres, dans un contexte tout différent : j’ai profité du passage de Jeanne pour lui remettre mon équipement de bivouac, que je n’utiliserai plus puisque avec le changement d’heure, la nuit tombe à partir de 18 heures ; je suis aussi équipé de nouvelles chaussures La Sportiva achetées quelques jours plus tôt dans une petite mais pratique boutique d’activités outdoors de Burgos.

Je prends le temps de partir et entreprends une première pause à 200 mètres de l’hôtel, au café Valor, où les churros préparés maison sont exquis. C’est finalement sur les coups de 11 heures que je quitte Burgos définitivement. À nouveau, je me retrouve face à moi-même, sur ce fameux chemin qui m’emmènera d’ici quelques jours à Saint Jacques de Compostelle.

En milieu d’après midi, j’atteins Hornillo del Camino, où je suis censé passer la nuit. Seul bémol, une auberge sur deux est fermée, tous les lits restants sont pris et il ne reste qu’une chambre à 50 euros. Je m’installe au pied de l’église le temps de réfléchir. Au bout de quelques minutes et deux trois cigarettes, j’en conclus qu’il est plus sage de poursuivre jusqu’au village suivant, à 10 kilomètres, où les lits pour pèlerins sont plus nombreux, et les tarifs beaucoup moins chers. À ce moment précis, je regrette de ne plus avoir mon barda de bivouac : même s’il fait nuit dans une heure, j’aurais pu rester à l’abri de l’église pour une nuit en extérieur, d’autant plus qu’il fait agréablement bon ce soir…

À la tombée de la nuit, et à l’issue d’un coucher de soleil très sympathique, je pénètre dans la cité de Hontanas. Une auberge sur deux est fermée ici aussi. À en croire que nous venons de basculer dans l’arrière-saison. Néanmoins, j’arrive à trouver de quoi dormir dans la dernière des albergues presque complètes de la ville, à l’étage d’un lit superposé qui repose à deux mètres du sol. Génial.

Pour dîner, la dernière albergue d’Hontanas refuse que l’on utilise la cuisine. Les tenanciers proposent des menus véganes uniquement servis à 18.30. Pratique lorsque, comme moi, on arrive à l’auberge à 19 heures. Bref, je pars en mission dans le centre-ville pour atterrir dans un troquet tenu par une Irlandaise (ancienne pèlerine des chemins de Saint Jacques de Compostelle). En plus de ce premier soupçon d’originalité, il s’avère que le troquet propose ce soir un concert, joué par une Espagnole, accompagnée de sa voix et de sa guitare.

30/10

Réveil aux aurores ce matin, avec ces trous du cul de pèlerins qui foutent un bordel monstre dans la chambre à 06.30. Sans déconner les mecs, le soleil se lève à 08 heures, vous voulez quoi ? D’un côté, voyons les choses positivement, ce réveil me permettra de me mettre en route plus rapidement.

Aujourd’hui, je favorise une courte étape pour compenser celle de la veille. Je vise ainsi une albergue à Itero de la Veiga, un petit bled sans prétention à 20 kilomètres de là. En chemin, je ne croise quasiment personne. Le temps est légèrement menaçant, jusqu’à mon arrivée peu avant midi à Itero, où la pluie commence à tomber. À l’entrée du village, je laisse derrière moi une immense albergue qui semble déjà pleine de pèlerins. Je suis agoraphobe, je préfère m’enfoncer dans le bourg pour trouver un autre lieu où crécher. En cinq minutes, c’est chose faite. Je viens de trouver une autre albergue tenue par deux jeunes, et je suis le premier pèlerin de la journée !

Après avoir pris possession de mon lit, je prends le temps de déguster un sandwich, de me rincer, de laver mes fringues, et de m’endormir tranquillement en écoutant la douce voix de Fabrice Drouel. Au réveil, je suis rejoint par une Argentine, un Autrichien, et Michel, un hippie croisé la veille à la sortie de mon dîner à l’irlandaise. Nous passons toute la soirée ensemble. À quatre, nous avons de quoi refaire le monde. L’Argentine nous parle des problèmes économiques de son pays, l’Autrichien nous explique qu’en rentrant à la maison, il suivra une formation de jardinier, et Michel nous raconte :

  1. Qu’il parle parfaitement allemand puisqu’il y a travaillé 20 ans (dont deux ans de service militaire),
  2. Qu’il a des problèmes au cerveau dont il ne connaît pas la nature parce que la flemme de voir un médecin mais dont il sait que la weed et le vin sont d’excellents médicaments pour soigner sa douleur,
  3. Qu’il s’est converti au christianisme il y a deux ans et que depuis, il lui arrive plein de miracles dont ce soleil qu’il aurait vu rebondir sur les Pyrénées (n’y voyez aucun lien avec la weed et le vin),
  4. Que sa chienne, qui est en train de dormir dans notre chambre, s’appelle… Je ne sais plus, je ne l’écoutais plus à ce moment.

Enfin, la soirée est sympathique mais la fatigue nous rattrape tous peu à peu. Il est 22 heures, l’heure d’aller dormir.

31/10

En cette journée d’Halloween, je partage mon petit-déjeuner avec Michel. Et je crois bien que, partager mes quelques biscuits avec un blanc à dreadlocks de 50 balais qui m’explique que le soleil peut rebondir sur les Pyrénées, s’inscrit comme la plus grande frayeur de la journée.

Une fois le nez dehors, je m’aperçois que le soleil est de retour. Du coup, c’est décidé, je vais avaler les kilomètres aujourd’hui. Le beau temps rend la marche agréable. Une fois encore, je rencontre que très peu de pèlerins. J’en viens à me faire une réflexion : comment peut-il y avoir si peu de marcheurs en journée, à l’inverse des albergues qui affichent souvent presque complet ? J’en déduis que je ne marche pas aux mêmes heures que les autres.

À midi, je prends une pause au soleil à Fromista. Après un rapide passage au Dia du village pour me préparer un sandwich, je m’installe sur la place centrale de la ville pour apprécier le soleil au mieux possible. Demain, et pour les jours à venir, les services météorologiques prévoient à nouveau de la pluie…

Dans l’après-midi, j’ai prévu de marcher jusqu’au couvent de Carrión de los Condes. Il fait chaud, mais le vent souffle assez fort. En dehors des grandes plaines céréalières dans lesquelles je commence à m’aventurer, je traverse quatre villages qui viennent rythmer la monotonie de mon périple. Peu avant l’arrivée, mes jambes commencent à faire défaut. Des douleurs comme, celles que j’avais expérimentées en France, ressortent au fil des kilomètres parcourus. Je pense à la tendinite. Je pense aussi au Ketum. Il ne me reste que trois kilomètres jusqu’à Carrión, je ralentis le pas pour tenir la distance.

Le principal refuge pour pèlerins de Carrión est un couvent tenu par les sœurs. Il s’agit d’un immense bâtiment qui peut accueillir jusqu’à une centaine de personnes. Cette nuit, nous sommes 45 lorsque je m’enregistre. C’est déjà beaucoup. La cuisine en libre accès n’a plus rien d’un libre accès tellement elle est assiégée par des Allemands qui veulent cuire des burgers, des Coréens qui cherchent désespérément une casserole pour faire bouillir leurs légumes, et d’autres pèlerins, comme moi, qui tentent de se frayer un passage pour préparer 200 grammes de pâtes.

Avant d’aller me coucher, je me dirige vers l’église du centre du village où est célébrée une messe. J’y reste quasiment 30 minutes. Je suis installé au fond de l’église et observe d’un œil attentif les faits et gestes du prêtre qui tient la séance. Bien évidemment, je ne comprends rien de ce qu’il raconte, hormis quand il cite le Seigneur Jesus Christ.

Je me décide à quitter le bâtiment lorsque le prêtre commence la distribution des hosties : d’une manière assez effrayante, chacun des fidèles se lève et se jette sur le prêtre, alors déchu de ses fonctions et devenu un simple distributeur automatique d’hosties. Au vu de l’heure, je préfère en fait jouer les hérétiques, ne pas manger une partie du corps du Christ, et rejoindre rapidement mon lit.

01/11

Nous sommes censés quitter les lieux à 08 heures. Je me réveille à 07.58 quand les nonnes rentrent dans la chambre pour faire le ménage. J’ai tellement bien dormi que je n’ai entendu personne se lever (nous étions une quinzaine dans la chambre). Peu fièrement, et dans mon plus simple appareil, je sors de mon duvet et souris aux nonnes. Je porte mon caleçon rose, le plus flatteur. Je suis à deux doigts de recevoir un clin d’œil de l’une des sœurs.

Vingt minutes plus tard, je suis dehors. Le temps est plutôt maussade pour la journée de tous les saints. À la sortie de la ville, une longue et interminable ligne droite m’attend. Au bout de quelques minutes, la pluie commence à tomber et le vent s’énerve, à raison de rafales qui doivent flirter avec les 50 kilomètres par heure.

Pour déjeuner, je fais une pause derrière un banc de pierre, à l’abri du vent. La pluie a cessé, j’en profite pour lancer une ration lyophilisée que je traînais dans mon sac depuis un bon bout de temps. Les minutes défilent et le froid me gagne. Malgré ce plat de pâtes en poudre, mon corps n’arrive pas à se réchauffer. Je m’empresse de ranger mes affaires et me remets en route.

Dans l’après-midi, la pluie s’est définitivement calmée et le soleil fait son grand retour. Le vent quant à lui, est toujours présent. Je pourrais pousser un peu plus loin, mais je décide de m’arrêter en milieu d’après-midi dans la ville des templiers, Terradillos de los Templarios. Une albergue y est ouverte, j’y fais la rencontre d’une Néo-Zélandaise, d’un Québécois, et d’autres pèlerins de passage.

La fin d’après-midi passe assez vite. Je prends le temps de laver mes fringues et de faire une petite sieste (une fois encore, merci Fabrice Drouel). Le soir venu, je refuse de payer 10 euros pour un repas qui ne sera pas terrible. J’ai vu les assiettes, et je n’ai franchement pas envie de manger des frites pas cuites. En échange, je me cuisine un plat de pâtes au pesto, accompagné en dessert d’une plaque de chocolat Milka fraîchement achetée au distributeur de l’albergue.

02/11

La nuit a été d’enfer. L’obèse canadienne qui a dormi dans le lit voisin au mien a ronflé toute la nuit, de son endormissement à son réveil. Je pense qu’un 33 tonnes n’émet pas autant de décibels, c’était incroyable. Bref, il est 07 heures, tout le monde est debout à présent, il s’agit de partir.

Ce matin-là, le bon Dieu a veillé sur moi. Au bout d’une heure 30 de marche, je m’installe confortablement dans un café pour avaler un petit-déjeuner quand d’un coup, l’équivalent d’un mois de pluie s’abat sur l’établissement. Alors que je comptais rester dans ce troquet un petit quart d’heure, j’y reste finalement presque une heure. Je prends durant ce temps un malin plaisir à observer mes petits camarades, en route eux aussi pour Saint Jacques de Compostelle, mais qui n’ont pas eu le temps d’esquiver la pluie et qui arrivent détrempés dans le café. L’espace de quelques instants, je me remémore la pluie que j’avais pu subir en France, avant Saintes ou Mirambeau.

Quelques heures plus tard, je me balade dans le centre-ville de Sahagun, à ce moment pris d’assaut par un immense marché. Comme beaucoup en Espagne, ce marché regorge d’étals de chaussures et vêtements en tous genres. Et comme beaucoup en Espagne, ou du moins sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle, il est difficile de trouver un étalage avec des fruits et légumes. Serait-ce parce que tous les fruits et légumes bon marché sont exportés dans nos supermarchés ? Je ne sais pas.

Cet après-midi, j’ai le choix entre deux itinéraires officiels : (1) le plus court, qui longe la nationale ; (2) le plus long, qui s’enfonce dans les terres et qui emprunte une ancienne voie romaine. Je porte mon choix sur la voie romaine, préférant le calme des terres plutôt que le vrombissement des voitures de la route nationale. D’autant plus que j’ai déjà passé la nuit à écouter un 33 tonnes. Je marche pendant presque deux heures, je traverse forêts et champs, je croise quelques rares animaux, pour arriver au village suivant. Alors que je pense ma journée terminée, j’apprends que l’albergue du village est fermée depuis une semaine. D’après l’affichette fixée sur la porte d’entrée, nous sommes dans une période où trop peu de pèlerins passent pour faire tourner la boutique…

Finalement, je reprends la route pour cinq derniers kilomètres, en direction d’une albergue Donativo située à El Burgo Ranero, un village voisin. Le maître des lieux est guitariste. Assis à côté d’un poêle qui nous réchauffe de cette journée humide, nous (l’ensemble des convives, environ 15, et moi-même) avons le droit à quelques airs de guitare. Pour le repas, je profite d’un plat préparé par un couple d’Italiens, un mélange de nouilles, de carottes, de petits pois et de champignons, qu’ils avaient préparé pour cinq personnes alors qu’ils ne sont que deux… Merci.

03/11

Une nuit au top. La très mauvaise isolation de l’albergue ne m’a pas fait défaut grâce à mon duvet -14 °C, toujours plus agréable quand les températures chutent. Le froid est d’ailleurs bien présent ce matin. Malgré un anticyclone qui nous apporte un beau ciel bleu, le vent souffle de plus belle et le ressenti doit frôler les températures négatives. Je ne cesse de croiser un pèlerin croate depuis plusieurs jours. Je le croise à nouveau ce matin. Il est frigorifié, il peine à se réchauffer.

Après 18 kilomètres sans un seul village, à marcher le long d’une route nationale, je m’installe dans le premier café trouvé pour me réchauffer. J’y fais la rencontre de Thomas, parisien trentenaire avec qui je possède pas mal de choses en commun. Nous décidons de poursuivre le chemin ensemble. Avant de partir sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle, Thomas était cadre dans une boîte de marketing. Entre des guerres d’ego à répétition et des objectifs qui selon lui manquaient cruellement de sens, il a préféré tout plaquer et partir en pèlerinage. Il est parti il y a un peu plus d’un mois, du Puy en Velay.

Dans l’après-midi, le vent souffle toujours autant mais il fait un peu moins froid. Nous marchons comme des forcenés pour arriver à León en fin d’après-midi. Peu de temps nous sera nécessaire pour trouver une albergue en plein cœur de León, aux allures de couvent puisque tenue par des religieux. La soirée est courte mais agréable. Nous parcourons quelques bars à pinchos. Thomas me raconte ses aventures autour du monde. Après quelques bières, nous décidons de rentrer pour ne pas être trop KO le lendemain.

04/11

Départ de nuit. Nous avons une bonne heure de marche avant de quitter Léon et de rejoindre cette horrible route nationale 120 qui sert de chemin officiel jusqu’à Saint Jacques de Compostelle. Pour nous donner un peu de courage, Thomas et moi prenons une pause au café Los Angeles, dont la terrasse offre une vue improbable sur les toits de la ville de Léon. Aussi, au Los Angeles, le café est servi avec quelques centilitres de jus d’orange fraîchement pressés et un petit biscuit. Pas grand-chose certes, mais ne dit-on pas qu’il en faut peu pour être heureux ?

La route nationale 120 est un peu comme la route nationale 10 chez nous. Chiante. Après quelques minutes de marche aux abords de cette route, nous en venons au même constat : aujourd’hui doit être l’une des pires marches du pèlerinage (à l’instar de la traversée de l’agglomération de Bordeaux d’ailleurs).

Lors du déjeuner, Thomas n’a pas faim et préfère poursuivre le chemin. Je le rejoins plus tard dans l’après-midi, dans une très charmante albergue, à Hospital de Órbigo. Une cuisine est à disposition, nous décidons de faire un crochet par le Dia du village. Après avoir arpenté les rayons pendant une bonne heure, je me lance dans la préparation d’une sauce tomate qui accompagnera 500 grammes de pâtes. Un régal.

05/11

Ce matin, c’est comme il y a deux jours. Deux choix s’offrent à nous : (1) poursuivre le long de cette horrible nationale 120 ; (2) emprunter des sentiers, plus longs en distance et en temps, mais qui nous évitent le tumulte de la route nationale. Et comme il y a deux jours, nous choisissons la seconde option.

La pluie est de retour. Au bout d’une bonne heure de marche, et après avoir longuement observé un arc-en-ciel qui dominait les collines voisines au chemin, nous voilà mouillés. Heureusement, nous arrivons rapidement chez David, un Barcelonais de presque 40 ans, aux yeux bleus perçants, dont la vie a basculé il y a quelques années. Il a décidé de vouer une partie de son existence aux pèlerins de passage, en dédiant un lieu qu’il veut comme un lieu de repos et de rencontres pour les marcheurs en route vers la Ville sainte de Compostelle. L’histoire est en réalité un peu plus complexe.

Au début du nouveau millénaire, le jeune barcelonais était chef d’entreprise dans le bâtiment, marié, et bon vivant : la vie d’un espagnol ordinaire. Mais la crise est passée par là et David s’est en un claquement de doigts retrouvé dans une situation financière délicate. Un claquement de doigts si hâtif, que tout a basculé d’une manière dramatique. Son entreprise termine en cessation de paiements, sa femme prend le large, il se retrouve plusieurs semaines sans ressource ni occupation, et bien trop rapidement, ses seules options de sortie deviennent l’alcool et la drogue. Un scénario digne des plus grands studios hollywoodiens.

Dans la quête d’un meilleur avenir, David entreprend alors un pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle. Sur le chemin, à l’endroit où nous sommes maintenant installés, était anciennement bâtie une ferme. À l’époque, David décide d’y vivre pour une durée indéterminée. Pour s’occuper l’esprit, il commence en parallèle la réalisation d’un refuge Donativo dans lequel il proposera eau et nourriture pour tous pèlerins, comme lui, en chemin vers Compostelle.

L’ancien propriétaire de la ferme valide la situation. La ferme ne sert à rien et l’engagement de David est soutenable. Un accord oral est alors passé, selon lequel David peut rester, ne s’acquitter d’aucun loyer, mais doit proposer en retour un soutien aux pèlerins. Toutefois, au décès du fermier, les héritiers un peu plus avares demandent à David de quitter le terrain, ou d’acheter ce dernier pour une valeur de 10 000 euros. Sans le sou, le Barcelonais n’a aucune solution à proposer. Il n’a pas d’économie, son activité Donativo ne lui procure aucun revenu, la banque ne lui prêtera jamais les 10 000 euros nécessaires. Seul un miracle pourrait changer la situation.

Ce miracle est arrivé de manière in extremis, quelques jours avant une expulsion, qui semblait au Barcelonais de plus en plus proche. Une Américaine dont David ne nous dira pas le nom, en route elle aussi vers Saint Jacques de Compostelle, s’arrête au refuge. Tous les deux discutent, comme David le fait avec chacune des personnes de passage. Il raconte une partie de son histoire. Mais avec l’Américaine, c’est différent, elle veut en savoir plus. Elle se demande comment il est arrivé là, comment fait-il pour vivre ici, ce qui le pousse à être aussi généreux. Finalement convaincue par les réponses et l’histoire de David, l’Américaine conclut un accord.

Laisse-moi terminer mon pèlerinage jusqu’à Saint Jacques de Compostelle. Quand je serais rentrée aux États-Unis, je te promets de t’envoyer les fonds nécessaires à l’achat de cette ferme.

En l’espace de deux semaines, David a reçu les 10 000 euros promis par l’Américaine. Il a acheté le terrain, sur lequel il vit encore aujourd’hui. Alors que nous sommes en train d’écouter son histoire, nous grignotons la nourriture qu’il nous met à disposition : café, lait, jus de fruits frais, biscuits, miel, œufs, kiwis, oranges, pamplemousses et pain. Ce mec nous fascine par sa gentillesse, mais nous devons reprendre la route. Nous sommes installés depuis plus d’une heure, il s’agit d’avancer maintenant.

À la reprise, Thomas et moi nous séparons. Je décide d’emprunter un sentier « hors Compostelle » pour gagner quelques kilomètres. À Astorga, la ville où je devais rejoindre Thomas, je me retrouve finalement seul. Il préfère rester dormir ici cette nuit. Pour ma part, je rejoins le marché du centre-ville, je fais quelques emplettes, je casse la croûte, et reprends la route. Ce soir, je dors à Santa Catalina, à quelques kilomètres de là.

L’albergue de Santa Catalina n’a rien de bien différent des petites albergues sans prétentions comme on en trouve sur les chemins qui mènent à Compostelle. Un peu glauque, elle est tenue par deux gaillards, que je trouve accoudés, bière à la main au bar de l’albergue. Ils paraissent plutôt froids à première vue. Je tente un contact. Ils ont l’habitude des pèlerins donc, même si je ne parle pas un mot d’espagnol, ma dégaine leur fait rapidement comprendre que j’ai besoin d’un lit pour la nuit.

Plus tard dans la soirée, je suis rejoint par une bande de quatre Français. Nous discutons, comme avec tous les pèlerins que l’on croise, de nos aventures, de nos rencontres, de la pluie et du beau temps. Mais parmi ces quatre Français, je me rappelle surtout de Christophe qui à la différence d’un pèlerin lambda, me surprend lorsqu’il indique qu’il se fait déjà 19 heures et qu’il aimerait bien prier avant de passer à table. Prier ? Je m’interroge et ne comprends pas vraiment où il souhaite en venir.

Comme beaucoup en pèlerinage, nous ne nous interrogeons pas naturellement sur les raisons d’un départ pour Compostelle. Savoir d’où vient chacun ou ce qu’il a entrepris avant se résume à une curiosité malsaine dont on préfère se passer. Mais assez rapidement, Christophe casse ce code et nous dévoile un peu de son histoire. À force de conversation, je comprends néanmoins qu’il fait partie de l’église. Je ne demande pas plus de détails, préférant écouter les anecdotes qu’il nous raconte.

À 19.30, Christophe s’est installé dans une chambre non occupée de l’albergue de Santa Catalina. Il sort de son sac l’attirail complet du prêtre. Un peu plus d’un kilogramme d’objets liturgiques, comprenant une aube d’un blanc très propre et très pur, une étole violette ornée d’une croix brodée avec du fil doré, un calice et une patène d’un métal aux apparences jaunâtres et vieillies, et enfin, un purificatoire et une bible. Pendant presque une heure, Christophe se charge de la messe, auprès de sa bande et de moi-même. D’une manière très sympathique, il propose une messe pédagogique. Il comprend que je n’y connais pas grand-chose et préfère adapter son discours pour que je puisse suivre. J’apprécie le geste.

Nous dînons tous ensemble au bar de l’albergue de Santa Catalina. Après quelques bières et une pizza, nous partons nous coucher. Cette journée a été forte en rencontres.

06/11

Le temps a tourné. La pluie est de retour, et a priori pour l’ensemble de la journée. Heureusement, il s’agit d’averses et non d’une pluie continue comme j’en ai déjà connu. Je quitte l’albergue en compagnie de Christophe et sa bande. Nous marchons quelques kilomètres ensemble, jusqu’à ce que je m’arrête pour une petite pause.

Les paysages sont différents aujourd’hui. Nous commençons à attaquer l’une des dernières Sierra du chemin, qui nous fait comprendre que le plat de la Meseta est bel et bien terminé. Mais c’est pas plus mal, la Sierra apporte un rythme qui casse la monotonie des grandes plaines céréalières, ce qui n’est pas négligeable.

Vers midi, je m’arrête pour déjeuner au pied de la Cruz de Ferro, un calvaire hautement symbolique pour les pèlerins qui avancent jusqu’à Saint Jacques de Compostelle. Je fais la rencontre d’Eric, la cinquantaine, et Neige, la vingtaine, père et fille, en quête d’une nouvelle route pour atteindre la Ville sainte. Tous les deux me regardent arriver. J’ai froid, je demande à m’asseoir en leur compagnie. Éric fait un signe de la tête, me tend un joint et m’explique :

Je parcours les chemins de Compostelle depuis plus de 10 ans. Je les connais tous par cœur. Cette année, je suis parti avec ma fille. Nous avons décidé d’emprunter les chemins que personne n’emprunte. Nous voulons vraiment faire le pèlerinage à notre manière.

Vingt minutes plus tard, je suis légèrement défoncé. Les histoires d’Eric et sa fille sont intéressantes, mais je commence à trembler de froid et je n’ai toujours rien pour ce soir. Je salue ma nouvelle rencontre et me remets en chemin. Heureusement, jusqu’en fin d’après-midi, je n’ai que du dénivelé négatif. Je devrais arriver assez rapidement à l’albergue de Molinaseca.

07/11

Première étape à Ponferrada, ville située à cinq kilomètres de là. La pluie a cessé, mais le temps reste franchement menaçant. À Ponferrada, je profite de mon passage devant un Décathlon pour faire quelques emplettes, une bouteille de gaz notamment, et quelques rations lyophilisées. Je me remets rapidement en route puisque le temps reste menaçant.

Finalement, quelques centaines de mètres après avoir quitté le Décathlon, le ciel me tombe sur la tête. Une pluie diluvienne s’abat sur moi. Je ne prends pas le temps de réfléchir et m’abrite sous le porche d’un bâtiment désaffecté.

Une heure, soit soixante minutes. Cela peut paraître très court. Mais cela peut aussi paraître très long. Comme quand tu as froid, que tu es assis au sol, qu’il pleut, qu’il vente, que tu n’as plus de tabac, et que le seul paysage qui s’offre à toi est une avenue commerciale aux bâtiments délabrés. Cette heure, je la patiente, jusqu’au moment où un rayon de soleil apparaît.

En début d’après-midi, je fais une drôle de rencontre. Alors que je suis installé sous un abribus pour préparer mon déjeuner, arrivent deux têtes que je semble reconnaître. En fait, il s’agit des deux Italiens que j’avais croisé il y a presqu’un mois, du côté de Bordeaux. De mémoire, ils devaient emprunter le Camino del Norte. Mais la météo sur la côte n’étant pas des plus agréables à cette période, ils ont fini par basculer sur le Camino Francès. Peu importe, nous sommes ensemble ce midi, nous prenons le temps de discuter de nos dernières semaines de marche, tout en buvant un café soluble.

Dans l’après-midi, les Italiens ont repris de l’avance. Je marche à nouveau seul. Et à l’instar de ce matin, une pluie d’orage me tombe sur les épaules. J’ai de la chance, la pluie ne dure qu’une dizaine de minutes seulement pour laisser place à un magnifique arc-en-ciel qui à ce moment très précis, doit être observé par tous les pèlerins qui se dirigent vers l’une des nombreuses albergues de Villafranca.

08/11

La nuit a été fantastique. J’ai dormi dans ce que je décrirais comme étant la plus belle albergue du chemin. Les chambres étaient petites et chauffées, nous étions trois malgré les quatre lits, la salle commune possède une cheminée et surtout, une cuisine est à disposition des pèlerins. L’auberge, à la simple dénomination de « Léo », représente sans doute un signe lié à une très proche amitié.

Peu avant de quitter les lieux, je m’entretiens avec la tenancière de l’albergue, qui m’indique qu’il existe deux chemins différents pour poursuivre le pèlerinage. En fait, il y a un chemin sans dénivelé, qui suit le creux de la vallée, et un autre chemin, avec du dénivelé, qui s’aventure sur les crêtes. Bien évidemment, je n’ai pas réfléchi trop longtemps avant de m’élancer sur le chemin qui parcourt les crêtes. Il y a juste un détail non négligeable à ajouter : la tenancière précise qu’en altitude, je devrais être prudent puisque je risque très probablement de marcher dans la neige.

En milieu de matinée, j’atteins un col sur lequel est perché un village. La tenancière avait raison, une partie du village est sous la neige. D’ailleurs, je manque de chuter lorsque je glisse sur une plaque de verglas à l’entrée du village. Un mauvais présage ? L’ascension m’ayant plutôt bien fait suer, si je m’arrête j’ai peur d’attraper froid. Sans vraiment prendre de pause, je poursuis mon chemin.

Quelques villages plus tard, je croise à nouveau mon ami et prêtre Christophe, accompagné d’autres pèlerins. Ils n’ont pas dormi dans la même albergue que moi, et pour ce soir, ils visent une ville différente de la mienne. Nous échangeons quelques cookies fraîchement achetés à la boulangerie d’un village passé. Je reprends la route tranquillement, O Cebreiro est encore située à quelques centaines de mètres de dénivelé positif d’ici.

Alors que le cœur de la vallée est plongé dans une abondante humidité, les montagnes laissent apparaître au fil de leur ascension une neige de plus en plus belle. En croisant un badaud, je lui demande quand est tombée la neige. Il me répond que pas plus tard que ce matin, on ne pouvait pas voir à quelques mètres tellement il neigeait, et que cette nuit encore, la météo prévoit de la neige. Peu rassurant certes, mais je ne peux pas m’arrêter ici.

Peu avant l’arrivée à O Cebreiro, je laisse derrière moi la stèle qui indique que je suis désormais en Galice, la région de Saint Jacques de Compostelle. Malgré le froid qui m’habite, je reprends espoir et me dis que tout est bientôt terminé.

L’albergue d’O Cebreiro est une albergue municipale. Et cette année, je pense que la municipalité a fait une impasse sur le budget chauffage. Quand j’arrive enfin d’après midi à l’albergue, j’ai encore en tête le feu de cheminée de la veille. En ayant marché dans la neige, je me suis dit que ce serait sympa de trouver réconfort auprès d’un feu. Bien non. L’albergue d’O Cebreiro est une usine à pèlerins.

Nous sommes 50 à partager une seule chambre non chauffée et l’eau qui sort des douches est froide uniquement. Frigorifié, je me réfugie dans la cuisine, seule pièce chauffée du bâtiment, mais qui ne dispose que d’une seule casserole (pour une capacité totale d’accueil de 100 personnes, plutôt pratique). Finalement, j’utilise ma popote pour préparer 200 grammes de quinoa. Je prévois de les déguster avec quelques tranches de chorizo. Ce repas sera ma seule touche de réconfort avant d’aller me coucher.

09/11

Je ne le sais pas encore, mais ce matin sera en termes météorologiques la pire météo que j’aurais pu expérimenter sur mon pèlerinage jusqu’à Saint Jacques de Compostelle.

Il n’est pas très tard lorsque je quitte l’albergue municipale d’O Cebreiro. Durant la nuit, j’ai croisé les doigts pour que la météo très hivernale de la veille se transforme en une météo d’automne, une météo de saison quoi. J’ai eu beau croiser très fort, je pense que ça n’aura pas été suffisant. À peine le nez dehors, je suis pris dans un genre de blizzard qui mélange pluie, verglas et neige. Par chance, une partie du chemin emprunte des sentiers en forêt. Pendant une petite heure, je marche à l’abri de la tempête, dans le calme des arbres qui m’entourent.

Une fois de retour sur les bords de route, la tempête reprend de plus belle. Le sol est parfois verglacé, je manque plus d’une fois de chuter. Vers 11 heures, le froid commence à me gagner. Le blizzard n’a toujours pas cessé. Je trouve un refuge dans le petit bar d’un village qui doit compter au maximum dix âmes. Pas une de plus. Ou alors le blizzard me monte à la tête et je n’ai plus aucun sens des réalités.

Ce petit troquet n’a rien de spectaculaire, hormis son poêle qui fonctionne comme un poêle n’a jamais fonctionné. Cette source de chaleur me parait ce matin comme aucune autre. Quand les marcheurs du désert se réjouissent d’une oasis après une longue traversée sur des terres arides et poussiéreuses, un pèlerin en route pour Saint Jacques se réjouit d’un poêle lorsqu’il vient de quitter O’Cebreiro en plein mois de novembre. Je commande un café et m’installe devant le poêle, en prenant le soin d’étendre tout ce qui n’a pas résisté à la tempête. D’une manière plutôt amusée, j’observe l’humidité de mes gants s’évaporer auprès de l’unique source de chaleur du troquet.

Quelques minutes plus tard, d’autres pèlerins se joignent à moi. Une Française, qui a bossé une partie de sa vie à Tours, une anglaise, qui sort tout juste d’un divorce, et un coréen, qui a pris des congés prolongés pour le pèlerinage. À la vue du poêle, mes compères ne perdent pas trop de temps. Ils me demandent s’ils peuvent venir s’installer avec moi. Finalement, nous nous retrouvons à quatre, café à la main, à patienter devant le poêle. Au bout d’une heure, le coréen se prépare à décoller. Je fais de même.

À midi, j’ai descendu quelque 400 mètres d’altitude. En conséquence, le blizzard s’est complètement estompé, laissant place à des températures plus clémentes. Je trouve une petite échoppe dans laquelle j’achète quelques denrées. Pour le déjeuner, je pars sur un sandwich ; même si les températures sont moins basses, l’humidité reste abondante et je préfère manger rapidement et éviter d’attraper froid. J’ai décidé d’atteindre le monastère de Samos à une dizaine de kilomètres d’ici, je ne dois pas perdre trop de temps.

Je ne croise personne dans l’après-midi. Les chemins sont très agréables. L’humidité donne aux paysages une ambiance assez mystique, très typique de la Galice. D’ailleurs, j’ai souvent entendu dire que météorologiquement parlant, la Galice était un peu la Bretagne de l’Espagne.

J’arrive assez rapidement à Samos, où j’ai décidé de m’arrêter pour la nuit puisque le très réputé monastère de Samos propose des lits en Donativo. En arrivant sur place, je suis accueilli par un moine. J’espère une petite visite du monastère mais le moine m’explique qu’il est actuellement fermé… C’est dommage, mais ça ne m’empêchera pas de dormir.

10/11

Une journée très, pour ne pas dire trop, banale sur les chemins qui mènent à Compostelle. Aujourd’hui, il est prévu de la brume et/ou de la pluie. Pour la peine, je décide d’avancer sans vraiment me poser de question. Je m’arrêterai lorsque la pluie sera trop importante ou que mes chaussures seront trop humides.

Quelques dizaines de kilomètres après mon départ, c’est chose faite. Je décide de passer la nuit dans l’albergue municipale de Ferreiros.

Je retiens une seule chose de cette journée. Pour la première fois depuis mon arrivée en Espagne, cette nuit en albergue est la première nuit que je passe seule. Un sentiment étrange certes, mais loin d’être désagréable. Dans la soirée, je reprends mon carnet et relis mes premiers récits, et recherche les quelques fois où je mentionnais mes nuits seul en halte jacquaire.

11/11

Toujours autant d’humidité mais la pluie a enfin cessé. Saint Jacques de Compostelle est de plus en plus proche. Je décide de partir tôt pour avaler le plus de kilomètres possible, pour notamment éviter à nouveau la pluie prévue pour les prochains jours. La météo a transformé ces dix derniers jours de marche en vraie gymnastique.

Les paysages de la Galice sont fidèles à eux-mêmes. Verts, vallonnés, ils sont très plaisants à parcourir. En milieu de matinée, je passe la symbolique borne des 100 kilomètres avant Compostelle. Cette borne marque un point dans mon pèlerinage. Je commence peu à peu à me rendre compte du chemin parcouru. Dorénavant, quand je marche, je ne pense plus vraiment où je vais dormir, mais plutôt ou j’ai dormi. Tout bon voyage a une fin, et je dois m’y faire.

J’arrive en soirée après presque 40 kilomètres à l’albergue municipale de Casanova. À la différence d’hier, je ne suis pas seul dans l’auberge. Il y a quelques Coréens, quelques Espagnols, et un groupe de jeunes qui d’après leurs dires, se sont mis une sacrée caisse au déjeuner. Je ne suis pas très bavard, je suis un peu épuisé de ma journée. Je prépare un plat de pâtes au pesto et prévois d’aller me coucher assez tôt. Demain, la pluie devrait tomber toute l’après-midi, j’aimerais bien partir tôt.

Alors que je suis dans la salle commune de l’albergue à terminer mes pâtes, j’entends des voix à la réception qui me semblent familières. Je ne veux pas jouer les curieux, je reste assis là en attendant que les personnes derrière ces voix passent par la salle commune. Quelques instants plus tard, Nathalie et Chloé, que j’avais pu rencontrer avant Burgos, pointent le bout de leurs nez. Chacun surpris à sa manière, parce qu’elles me pensaient derrière, et moi parce que je les croyais déjà à Saint Jacques de Compostelle, nous finissons par aborder les sujets usuels, mais qui nous rappellent toujours de bons souvenirs :

T’es passé par où ? T’as vu qui ? T’as eu la neige aussi ?

Au fil de la conversation, nous venons à aborder nos plans pour le lendemain. Au vu de la météo et des kilomètres restants jusqu’à Saint Jacques, nous décidons de terminer le pèlerinage ensemble. Demain soir, nous dormirons à Arzúa, après-demain soir, nous dormirons à Saint Jacques de Compostelle.

12/11

Comme prévu, nous quittons l’albergue assez tôt. Le temps est menaçant mais il ne pleut pas encore. Cette marche à trois permet de casser la monotonie, c’est plutôt agréable. Nous nous reposons assez régulièrement, comme si nous n’étions pas pressés d’arriver à Compostelle. Ce qui n’a rien d’étonnant d’ailleurs, puisque l’on se rend compte petit à petit qu’il est difficile de concevoir que ce pèlerinage touche enfin à sa fin.

Dans la dernière heure de la matinée, nous prenons une grande pause dans un café. La pluie a eu raison de nous, nous préférons attendre au sec. À l’issue de cette pause, nous marchons une heure encore pour atteindre Arzúa. Il s’agit d’une grande ville dans laquelle les albergues ne manquent pas, ce qui est étonnant en comparaison avec les autres villes que nous avons traversées.

En parlant avec des locaux, nous apprenons que beaucoup d’Espagnols pratiquent uniquement les 100 derniers kilomètres jusqu’à la Ville sainte, en vue d’obtenir la Compostela, une attestation de réussite du pèlerinage. C’est donc la raison pour laquelle on retrouve beaucoup plus d’alberges ici qu’ailleurs.

Cette fameuse Compostela est a priori forte de sens. Par exemple, nous avons entendu dire qu’elle pouvait être une pièce intéressante à présenter pour l’obtention d’un emploi ou d’une location d’appartement.

En arrivant à Arzúa, nous jetons notre dévolu dans une albergue légèrement excentrée, mais qui dispose d’une cuisine. Pour le dîner, Nathalie prévoit de nous préparer un plat réunionnais. Il n’est que 15 heures mais j’ai déjà faim. Du coup, je pars sur une sieste, ça me permettra de patienter et de garder l’estomac bien frais pour ce que compte nous préparer Nathalie (un plat réunionnais).

13/11

Un peu plus de 38 kilomètres jusqu’à Saint Jacques de Compostelle. Si tout se déroule comme prévu, ce soir, je suis au pied de la cathédrale. Nous ne perdons pas trop de temps et nous mettons en route assez tôt dans la matinée. Les filles partent à 7 heures, je suis feignant et quitte l’albergue vers 8 heures.

Pas de pluie prévue aujourd’hui. Nous essuyons de belles éclaircies pendant presque toute la journée. Sur les coups de midi, je rejoins les filles sur le chemin, nous entamons la seconde partie de la journée ensemble.

J’ai comme un sentiment d’excitation qui s’empare de moi. D’une part, je sais que je suis très proche de mon objectif. Ça me rassure et ça me motive aussi. D’autre part, j’ai l’impression que cet objectif va apporter un terme à mon aventure. Et je n’en ai pas franchement envie. Même si la météo a été exécrable sur les derniers jours, j’hésite encore à poursuivre le chemin jusque Fistera. J’ai quitté Tours il y a deux mois, et je n’ai pas vu Jeanne depuis plus de deux semaines. Tout commence à me manquer, je n’arrive pas à peser le pour et le contre face à cette situation.

À midi, nous prenons le temps de déjeuner au bout de la piste de l’aéroport de Saint Jacques de Compostelle. Alors que nous observons les grands oiseaux blancs décoller, nous réfléchissons au temps de vol nécessaire pour rentrer à la maison. Pour ma part, un vol Saint Jacques – Tours doit prendre deux heures au maximum ; et je marche depuis deux mois maintenant.

Il nous reste 10 kilomètres jusqu’à la cathédrale. En milieu d’après midi, les premières pluies commencent à tomber. L’humidité et le froid nous gagnent peu à peu lorsque nous commençons à entamer la très longue et horrible traversée de la banlieue de Saint Jacques. En fait, sur ces 10 kilomètres restants, 8 sont consacrés à la traversée de la banlieue plus ou moins proche du cœur historique de Santiago.

Nous passons le Monte De Gozo («Mont de la Joie »), un monument installé sur une colline à l’entrée de la Ville sainte. Ce monument, aussi laid soit-il, est situé à un endroit où l’on peut, lorsque la météo le permet, observer la cathédrale. Avec la bruine qui s’abat sur nous, nous ne bénéficions bien évidemment d’aucune visibilité. Nous préférons ne pas attendre d’éclaircie et poursuivre le chemin, il doit nous rester une heure de marche.

À nouveau, je m‘interroge sur les raisons de ce voyage. Je sens maintenant que ce séjour s’achève, et un sentiment d’incompréhension s’empare de moi. Ai-je envie de poursuivre ? Ai-je envie de rentrer ? J’ai marché au total plus de 1400 kilomètres. J’ai rencontré des personnes incroyables, j’ai dormi dans des endroits que je n’oublierais jamais, j’ai ri, j’ai pleuré, mon corps m’a parfois fait souffrir, j’ai perdu une petite dizaine de kilogrammes, mais surtout, j’ai pendant deux mois réussi à vivre libre et affranchi de toutes les futilités apportées par le quotidien.

Nous sommes en fin d’après midi quand nous pénétrons dans le centre de Saint Jacques de Compostelle. La météo a tourné, il ne pleut plus mais le ciel est particulièrement menaçant. Il s’agit sans doute d’une manière pour les dieux de nous féliciter. Peu importe, nous fonçons têtes baissées vers la cathédrale. Dans les rues sinueuses du centre-ville, nous rencontrons quelques pèlerins que nous avions croisés entre ici et Saint-Jean-Pied-de-Port. À la différence des autres étapes, les conversations sont brèves, nous ne sommes animés que d’une seule chose : cette fameuse cathédrale.

Enfin, il est tout juste 18 heures quand nous arrivons devant la majestueuse et tant attendue cathédrale de Saint Jacques de Compostelle. L’édifice est aussi spectaculaire que nous pouvions l’imaginer. Nous nous asseyons sur la place qui devance la cathédrale, bouteille de rouge tout juste bouchonnée. Nous nous regardons tous, et un seul et même constat s’en suit :

C’était simple en fait.

Et d’un coup, toute la pression retombe. Nous restons assis une bonne heure sur cette place. Alors que certains d’entre nous tombent en larmes, d’autres sautent de joie, certains mitraillent la cathédrale de photos. Il est intéressant d’observer le comportement de chacun. Nous comprenons assez rapidement que le dénominateur commun est cette force qui nous a habités plusieurs semaines pour nous permettre d’atteindre cet objectif, et qui d’un coup retombe, face à l’immensité de la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle.

Au loin, j’aperçois un pèlerin que je peine à reconnaître. Mais au plus il se rapproche, au plus je me dis que je l’ai déjà croisé quelque part. En fait, il s’agit d’Alexandre, le premier pèlerin que j’ai croisé sur le chemin alors que je venais de quitter Poitiers, il y a presque deux mois de ça. Quand nous nous reconnaissons, sans se poser de question, nous nous prenons dans les bras. Je lui propose un verre de vin, il me propose de prendre un cliché devant la cathédrale.

Dans les jours qui suivent, j’ai le choix entre poursuivre jusque Fistera ou rentrer à la maison. Deux facteurs influencent largement ma décision : Jeanne, ainsi que la météo. Je peux rester ici plus longtemps, mais je considère mon voyage terminé. J’avais prévu d’atteindre Saint Jacques de Compostelle entre deux et trois mois, je l’ai fait. J’avais prévu de bivouaquer un maximum tant que les conditions me le permettaient, je l’ai fait. J’avais imaginé des paysages divers, des rencontres variées, de bons moments comme des galères, je l’ai fait. La décision de retourner à un mode de vie plus classique, proche des codes que l’on a toujours connu, et surtout en un claquement de doigts, n’est pas des plus simples. Mais à l’heure où j’écris ces lignes, je suis au moins sûr d’une chose, si je suis rentré, et sans aucun doute pour mieux repartir plus tard.

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